a. De la recherche du prestige à la quête du ciel.

1. La recherche du prestige dans les lieux de culte.

Le goût du prestige chez les notables, qu’ils soient réformés ou catholiques, semble également partagé. La question de la place dans l’église ou le temple est l’occasion de s’en apercevoir. Un exemple 322 est fourni par la communauté de Lagorce, paroisse rurale, que fréquente une partie des fidèles réformés de Villeneuve-de-Berg, le vendredi sept avril 1673. Le consistoire, composé du conseil des anciens, autour du pasteur, ici monsieur Dalbiac se réunit afin :

‘« De mettre fin aux différends qu'il y a eu depuis quelques temps entre plusieurs habitants de la religion réformée à raison de certaines places et bancs… » 323

à l'occasion du culte dominical. Les personnes en cause sont deux notaires royaux Fombonne et Masson qui réclament leur banc habituel pour toute leur famille. Ils en auraient été privés pendant quelques temps ; peut-être par Jean Fabre et Antoine Sarrasin, cardeurs qui ont tenté de l’occuper ce banc. Celui-ci est placé :

‘«  Au devant de la table dudit temple » 324

Cette place est visiblement celle des notables puisqu'on y trouve également monsieur de Masrichard, avocat. A proximité, sont également installés deux anciens. Pour sortir de l’impasse, le conseil est obligé de repréciser les places avec précaution :

‘«  Au-dessous de la gallerie dudit temple du costé du couchant proche de la muraille, et environ le milieu de la dite muraille » 325 . ’

Ces attributions de bancs créent des réactions parfois violentes. Le consistoire doit examiner au mois de septembre de la même année l'affaire d'un homme, Antoine Sarrasin, cardeur à Lagorce, qui :

‘« Serait venu dans le présent temple en reniant et blasphémant le saint nom de Dieu. Se serait adressé audit Sieur Dalbiac et aux anciens qui y étaient dudit consistoire, leur faisant de grandes menaces... ». 326

La raison de cette colère apparaît un peu plus tard :

‘« La compagnie conformément à la discipline a ordonné et délibéré que ledit Sarrasin sera publiquement suspendu de la Sainte Cène. Ensemble Suzanne Fabre, femme dudit Sarrasin et Jeanne Chambille femme de Jean Fabre qui se sont aussi rendus rebelles aux ordres de cette compagnie sur le sujet de la délibération par celle-cy devant prise le septième jour du mois d'apvril dernier touchant la place des bancs qui ont été rangés dans le présent Temple ». 327 ’ ‘C’est une illustration des conflits qui se développent souvent entre le pasteur, les anciens et la communauté. Cette dernière acceptant difficilement la mise en place, en parallèle avec la religion réformée, d'un nouveau cadre moral. La réaction d'Antoine Sarrasin entre dans ce contexte. Mais les réactions sont identiques face aux interdictions de fréquenter les les fêtes votives ou cabarets. Car dans tous les cas, ces derniers sont vus à l'époque comme des lieux de débauche et de possibles rencontres avec les « papistes ».’

Cette affaire rappelle également l'importance des hommes de loi (ici les deux notaires royaux Fombonne et Masson) dans l'Eglise réformée. Ils sont présents dès le XVIesiècle et resteront importants au sein des consistoires jusqu'à la Révocation.

Les solutions apportées par le consistoire à cette crise sont édifiantes par la minutie de la description. Une telle rigueur dans la définition des localisations signale qu’elles sont des enjeux sociaux importants :

‘« La compagnie agissant selon le pouvoir à elle donné par les synodes nationaux après avoir mûrement considéré et examiné tous lesdits différents et eu égard aux raisons de chacun desdits habitants, a rangé toutes les places et bancs qui sont au bout de la grille dudit temple du côté du marin où il a été placé celui de Siméon Eldin, a été baillé une place à chacun desdits sieurs Fombonne et Masson savoir celle dudit sieur Fombonne au devant de la table dudit temple, et celle dudit sieur Masson au bout de la susdite grille, tirant du levant au couchant, proche du banc de monsieur de Masrichard, avocat, où il faut mettre un banc, chacun pour en jouir et les leurs à l’avenir, et le banc de Jean Fabre et autre y prétendant à côté du mur, au-dessous de la gallerie dudit temple du côté du couchant proche de la muraille et environ le milieu de ladite muraille. » 328

Ces conflits ne sont pas propres à la communauté réformée de Lagorce, puisque S. Mours signale des affaires identiques dans d'autres temples (Gluiras, Tournon-lès-Privas, Baix, Saint Pierreville, Ajoux, Desaignes, Vernoux). 329 Les synodes réformés abordent en effet fréquemment le sujet. On retrouve la question au synode de Desaignes en 1675 :

‘« Il a été nommé des commissions pour régler quelque différend qu'il y a dans le lieu dont il (Sr Reboulet) est ministre, pour raison de l'ordre et rangement des bancs, ensemble pour clore le compte de ses gages avec ceux qui y contribuent » 330 .’

La communauté catholique offre un exemple identique quelques années plus tard. Des actes de concession de bancs, dans les archives de notaires au XVIIIesiècle, permettent de comprendre le comportement des catholiques annonéens dans l’église paroissiale. A l'occasion de la mise en place d'une fabrique de marguillerie 331 dans l'église paroissiale d'Annonay, l'occupation des bancs est réorganisée. C'est le moyen d'apercevoir la hiérarchie de cette société et son goût du prestige.

Tout commence par une visite pastorale de l'archevêque de Vienne en 1741. 332 Le prélat remarque que les chaises, mal disposées, gênent. Par conséquent, il faut les remplacer par des bancs. Dès octobre 1741, le prieur, Messire Popon, s'exécute. L'église paroissiale d'Annonay est à cette date desservie par des chanoines réguliers de Saint Ruf, avec à leur tête un prieur. 333 Il faut donc remplacer les chaises par des bancs, mais il faut les payer. Pour collecter l'argent, on crée une fabrique de marguillerie. Celle-ci comprend des notables. On compte en effet un officier du bailliage, deux du marquisat, le maire, les consuls et trois conseillers politiques. Le corps de marguillerie fixe le tarif de rétribution des bancs, des enterrements et des baptêmes. En outre, il confie au Prieur la concession des bancs, laquelle sera ratifiée par acte passé devant le notaire apostolique, c'est-à-dire Me Pierre Chomel. Une grande inquiétude saisit alors les notables, car les chaises qu'ils utilisaient avaient souvent été fondées par leurs ancêtres, mais les titres n'existaient quelquefois plus. De plus, le remplacement des chaises par des bancs modifiait la disposition des fidèles dans l'église, véritable cristallisation de la hiérarchie sociale. On comprend dès lors l'émoi des notables et l'activité fébrile qu'ils déploient pour bien se placer à nouveau. Entre le 18 avril 1743 et le 5 mai de la même année, soit moins de quinze jours, on compte trente-trois demandes de dotation de bancs dans les registres de Maître Pierre Chomel. Chaque acte est l'occasion d'une description géographique précise du banc choisi. Tel Pierre Chomel, avocat en parlement, juge des terres de Quintenas, Gourdan, Saint Alban et autres lieux, qui prend le banc n° 42 :

‘« ...touchant la grande allée et celui de Sieur Louis Fournat (marchand) » ’

ou encore dans le document proposé :

‘« La première venant du côté du choeur... »’

Désormais le banc est fondé pour Chomel qui « pourra en jouir à perpétuité pour luy, sa famille et ses successeurs ». Ceci en échange d'une dotation de 20 sols par an. Mais la chose n'est pas simple pour le prieur lorsqu'il s'agit de donner un banc aux notables et notamment aux officiers royaux et seigneuriaux. Celui-ci déclare d'ailleurs :

‘« Considérant qu'il a été obligé ... d'envoyer des billets aux habitants pour éviter le désordre... » ou encore « voulant prévenir les difficultés que pourraient faire lesdits corps... »’

La réaction des officiers du bailliage s'opposant à la décision du prieur est d'ailleurs révélatrice :

‘« Disant scavoir qu'ils sont en possession de leurs bancs de famille au devant dudit banc de justice dudit bailliage...desquelles places ils ne voulaient ni ne pouvaient être privés » 334

Car on touche alors à la question du rang dans la société et dans l'église, ce qui revient à peu près au même. Toutefois chaque individu n'intervient pas individuellement. Il représente sa famille ou un corps. C'est le cas pour les officiers de justice avec Jean Marie Desfrançois, lieutenant général au bailliage, Jean Barou, lieutenant principal et Jean Pierre Meyssat, lieutenant particulier. Nous avons donc ici les trois premiers officiers de la cour royale d'Annonay. Ce ne sont certainement pas les plus riches de la ville mais ceux qui détiennent le plus de prestige ; la définition du notable aux XVIIeet XVIIIesiècles étant un mélange entre les deux notions. Certes le dosage des deux se modifie entre 1630 et 1750. La richesse l'emporte de plus en plus. En témoigne le triomphe de ces marchands manufacturiers comme les Johannot. Mais en 1743, la notabilité est encore le reflet de cette société d'ordres où l'appartenance à un groupe ou un corps place l'individu au sommet de l'échelle sociale locale.

Ce constat se confirme si l'on replace ce document dans la série des trente-trois pièces étudiées. Les premiers bancs, numérotés de 1 à 30, sont occupés par les officiers de la cour royale, puis viennent les nobles, les marchands, les bourgeois, des notaires et procureurs et enfin des apothicaires et médecins. Les notables catholiques recherchent donc la place la plus proche de l'autel, celle qui reflètera leur statut social. La nouvelle organisation de l’espace de l’église, décidée par le concile de Trente et centrée sur l’autel, réceptacle du Saint Sacrement, semble donc bien ancrée dans l’esprit des notables annonéens.

De la comparaison des deux situations, plusieurs points ressortent qui permettent de caractériser les deux communautés protestante et catholique. Le fait le plus étonnant à la lecture de ces deux documents réside dans la minutie concernant l’emplacement des bancs. Une telle précision dans la géographie des emplacements au sein du temple ou de l’église ne peut s’expliquer que par la volonté des autorités ecclésiastiques, pasteur ou prieur, d’éviter tout conflit face à une pression sociale très forte. D’autre part, le temple et l'église ne sont pas seulement des lieux de culte mais également des endroits où les notables montrent leur puissance sociale, d'où l'attachement à la place la plus proche de l'autel ou de la table. Dans les deux cas, le risque d'être privé de cette place provoque des troubles que les autorités religieuses doivent arbitrer. Certes, dans le cas du temple de Lagorce, la présence des anciens sur les premiers bancs près de la table de la Cène pourrait être interprétée simplement en fonction du dogme réformé : le pasteur n’est pas, comme le prêtre, un intermédiaire avec Dieu mais tous les fidèles participent à ce sacerdoce, ce qui justifie la présence des anciens, représentants de la communauté, à l’avant du temple. Mais ce qui n’est pas prévu, ni par la doctrine de Calvin, ni par la discipline de 1559, c’est que les notables soient majoritaires parmi les anciens. La comparaison est donc possible entre les deux communautés et le même poids des notables apparaît dans les espaces sacrés.

Le terme d’espace sacré peut-il être attribué également au temple et à l’église ? Aux yeux des fidèles catholiques, le caractère sacré de l’église ne peut guère être mis en doute. La volonté forcenée d’y être enterré pour les notables, la présence de reliques, enfin la croyance en la présence réelle, tout participe du sacré. Pour les réformés la réponse appelle des nuances. La Discipline de 1559 ne prévoit aucun objet sacré dans le temple, ni statues ni reliques, et la chaire placée au centre de l’édifice rappelle que la parole est essentielle dans la liturgie réformée. En théorie donc, n’importe quelle salle pourrait convenir. Dans la réalité le temple devient pour les fidèles un lieu hors du commun, surtout, lorsque il est utilisé pendant une longue période comme c’est le cas à Annonay. L’attachement au lieu de culte est sans doute moins fort pour les populations, par exemple à Privas, qui ont l’habitude d’un culte en plein air, ou dans le temple d’une autre communauté. L’exigence croissante des synodes au XVIIe siècle d’éviter toute cérémonie religieuse en dehors du temple va également dans le sens d’une sacralisation du lieu. 335

Les deux lieux de culte apparaissent également comme des endroits de sociabilité où l'on se rencontre, mais selon son rang. Dans les deux cas, la disposition des fidèles est une véritable cristallisation de l’ordre social. Dans le temple de Lagorce, le malheureux cardeur qui a osé s’installer sur un banc de notables, et de surcroît réservé sans doute aux anciens, est obligé de reculer loin de la table de la Cène sous la tribune. De même dans l’église d’Annonay, le prieur considère que les places les plus proches de l’autel sont réservées aux notables. Les premiers sont les nobles et les officiers de la justice ordinaire et royale, puis les marchands, enfin loin derrière, ceux que Popon qualifie de « familles médiocres », c’est à dire les petits marchands et artisans. Le protestantisme et le catholicisme n'apparaissent donc pas comme des religions remettant en cause l'ordre social, au contraire elles le légitiment. Ce constat montre que l'attaque des polémistes catholiques, accusant les protestants d'être responsables de bouleversements dans la société du XVIIesiècle, n'est pas exacte.

La comparaison permet de distinguer un même monde d'hommes. Les femmes sont séparées et apparaissent très peu dans les négociations pour l'obtention d'une place avantageuse. La seule présence féminine signalée est celle de Suzanne Fabre et Jeanne Chambille dans le premier document. Mais le texte ne précise pas leur rôle. Pourtant ce sont souvent les femmes qui s'étaient montrées les plus attachées à leur foi, tant du côté catholique que protestant, pendant les périodes d'affrontement du XVIe siècle. On se souvient, par exemple, de la tentative de fermeture du temple en 1635 à Annonay, ce sont alors les femmes qui sont intervenues. Ce sont elles également qui affirmeront, du côté réformé, leurs convictions pendant les persécutions après la Révocation. L’épisode des « Inspirés » dans les années immédiatement postérieures à la Révocations montre une forte présence féminine parmi les prophétesses.

On note également le même poids des notables dans la gestion des lieux de culte. D'un côté les officiers du bailliage et de la cour royale sont très présents dans les rangs de la fabrique, de l'autre ce sont des hommes de loi qui sont également majoritaires parmi les anciens du consistoire. D'ailleurs dans la morale qui est diffusée, on peut s'interroger sur le rôle que jouent ces notables. Plus que d’origine strictement religieuse, le cadre moral n'est-il pas aussi le résultat de leurs convictions qu'ils tentent d'imposer à toute la société ?

Toutefois même si des ressemblances apparaissent, du côté protestant comme pour les catholiques, une communauté s'est construite au XVIIesiècle. Le processus de confessionnalisation est bien en route. Les fidèles reconnaissent qu'ils sont différents les uns des autres à cause de ce cadre disciplinaire et moral que leur donne une communauté organisée. De telles évolutions séparent sans doute davantage protestants et catholiques que les questions dogmatiques. Ces dernières restent, surtout dans les campagnes et en dépit de l'enseignement des pasteurs, très abstraites. Toutefois des réactions à cette morale montrent également des limites à l'influence du protestantisme : ainsi l'exemple d'Antoine Sarrasin, « jurant et blasphémant ». Enfin les persécutions contre les protestants à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle contribueront également à différencier les deux communautés.

On a donc ici deux mondes souvent décrits comme totalement différents. Pourtant les notables de chaque communauté, qui à l'époque n'ont pas forcément beaucoup de relations interconfessionnelles, ont gardé des comportements similaires.

Notes
322.

Les documents complets se trouvent en annexe n° 16.

323.

Livre des actions du consistoire de l’esglise chrestienne réformée de Lagorce… (1660-1673), msA1, copie détenue par la Société de l'Histoire du Protestantisme Français sous la cote MS E 89, l’original est au presbytère de Vallon-Pont-d’Arc, p. 48.

324.

Idem, p. 47-53.

325.

Idem, p. 47-53.

326.

Idem, p. 47-53. 

327.

Idem, p. 47-53.

328.

Idem, p. 47-53.

329.

S. Mours, « La vie synodale en Vivarais », Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, Valence, 1946, pp. 55-103. Cette question n’est pas propre au Vivarais. On retrouve dans les dossiers des Archives Nationales (TT 263 A pièce 137 et suivantes) une affaire identique concernant deux notables en 1678 dans le temple de Quevilly près de Rouen. Cette querelle de banc se termine devant la cour du Parlement de Rouen, le consistoire n’ayant pas réussi à réconcilier les deux parties.

330.

A.N.TT 276 B, synodes réformés Annonay et Desaignes (1670,1675), p. 12.

331.

C’est à dire une association autour du curé chargée de gérer les biens de la paroisse.

332.

E. Nicod, « Eglise Notre-Dame d'Annonay », Journal d'Annonay, 1912, p. 1.

333.

Bibliothèque municipale de Vienne, M 141, Jean Armand Fourel procureur du roi à Annonay, rolle général des habitants de la ville d'Annonay... 1721, 52 p.

334.

ADA 2 E 19390, Registre de notaire de Pierre Chomel, volume 4, 18/4/1743, folio 304-306.

335.

Cité par S. Mours, « la vie synodale en Vivarais », ouvrage cité, p. 55-103, au synode de 1654 : « dans les lieux où l'exercice de la religion est établi et où il y a un temple il est défendu à tous pasteurs de bénir les mariages ailleurs que dans le temple ». De même pour les baptêmes.