b) Les attitudes face à la mort au travers des testaments.

Les testaments permettent de compléter cette analyse des attitudes face à la mort. Une difficulté de méthode se présente immédiatement : comment reconnaître un testament réformé après 1685 ? En Provence, M. Vovelle et C. Borello ont relevé minutieusement les indicateurs du protestantisme dans les testaments. Habituellement, l’absence de signe de la croix, l’absence d'intercesseur et de demande de messes, enfin la conviction d'être prédestiné et d'aller au paradis réduisent les formules de demande de pardon ; la formule « plaise à Dieu colloquer son âme avec les bienheureux du royaulme de paradis acquis aux fidèles chrétients par la mort et passion de NSJC » révèle une certaine confiance dans l’au-delà. Mais, parfois des points communs peuvent apparaître avec les catholiques. Certains protestants acceptent de se faire enterrer dans l'église ou le cimetière des catholiques (en cas d'absence de cimetière protestant ou volonté d'être enterré avec ses parents) , parfois ils recommandent «  leur âme à Dieu, à son fils ou à la Trinité » comme le font les catholiques. Ils peuvent même avoir recours aux mêmes intercesseurs célestes, la Vierge par exemple. La difficulté est donc importante pour distinguer les deux confessions. Dans quelle mesure ces conseils sont-ils

applicables au Vivarais ? 347 C’est la raison pour laquelle le paragraphe suivant s’efforcera de faire le point sur les moyens de distinction avant de tirer des informations plus générales sur les attitudes face à la mort.

Avant 1685, la différence est facile à établir entre les deux confessions. Les deux formules introductives des testaments suivants résument les différences. Le premier est celui de Madeleine Chomel, fille de Jean, marchand réformé d’Annonay :

« Et premièrement a recommandé son âme à dieu, notre créateur le suppliant très humblement par le mérite de la mort et passion de son cher fils Notre Seigneur Jésus-Christ la vouloir recevoir au royaulme des bienheureux estant séparée de son corps eslisant sa sépulture au cimetière de ceulx qui font profession de la RPR dudit Annonay, qu’elle professe aussi » 348

André Chomel de Varagnes, bourgeois d’Annonay, donne un exemple d’un testament catholique :

« Et premièrement a recommandé son âme à dieu par les mérites du sang de Jésus-Christ, par l’intercession de la glorieuse Vierge Marie et de tous les Saints eslisant sa sépulture dans l’église d’Annonay, donne 12 livres au R.P. Récollets, 15 livres de cire blanche à la confrérie du Très Saint  Sacrement devant faire dire deux messes à son intention afin qu’il plaise à dieu luy faire miséricorde…aux plus pauvres catholiques 6 setiers de bled seigle» 349

Les deux exemples précédents donnent quelques repères mais ne peuvent guère servir de référence absolue car des variantes existent selon les lieux et les notaires. Toutefois les dons au clergé, notamment aux ordres étroitement associés à la Réforme catholique comme les Récollets ou les Capucins ou à une confrérie, celle du Saint Sacrement marqueur de la Réforme catholique, les messes, les dons aux pauvres, parfois en nature comme ici, et plus rarement l’évocation des saints et de la Vierge Marie, ainsi que l’élection de sépulture dans l’église, constituent la signature du testament catholique. Mais l’absence d’un ou deux de ces marqueurs n’est pas impossible. Les invocations, dans cet exemple, confirment le poids de la Réforme catholique dans la population annonéenne et au sein des notables. Le don aux confréries révèle souvent l’appartenance à une telle association. Le testateur est peut-être dévot, ce que confirment l’élection de sépulture, de plus en plus réservée à une élité sociale et spirituelle en cette fin du XVIIe siècle et la multiplicité des intercesseurs, la Vierge et les Saints. Un tel testament évidemment ne reflète pas le comportement de l’ensemble de la population annonéenne.

Le testament réformé présente des caractéristiques différentes mais aussi des points communs. Il témoigne, tout au moins dans cet exemple, d’une certaine confiance dans l’au-delà, manifestation de la croyance en la prédestination, en évoquant comme seule issue après la mort le royaume des bienheureux dont l’accès est possible sans le recours à des intercesseurs. L’élection de sépulture dans le cimetière réformé rappelle que dans les deux confessions ce lieu jouit d’un statut particulier, ce morceau de terre est une antichambre du paradis. En être exclus, notamment chez les catholiques, pour les enfants morts sans baptême, rend l’accès au paradis impossible. Un point rapproche pourtant les deux communautés face à la mort : l’importance de Jésus-Christ comme rédempteur. On mesure ici, surtout chez les notables, l’importance de la Réforme catholique dont l’un des axes majeurs est le christocentrisme.

Après la Révocation, la distinction des testaments des deux confessions devient plus difficile. Le testament de Sieur Claude Alléon, marchand tanneur d’Annonay en 1690 et « nouveau converti », montre des évolutions :

« détenu de maladie corporelle, sain toutefois de ses sens mémoires et entendement, sachant qu’il n’y a rien de plus certain que la mort et rien de plus incertain que l’heure d’icelle, il a recommandé son âme à dieu le créateur du ciel et de la terre le priant à jointes mains de luy vouloir pardonner ses péchés par les mérites infinis de la mort et passion de Notre Seigneur et sauveur Jésus Christ et la recevoir en son saint Paradis au nombre des bienheureux lorsqu’il luy plaira la séparer de son corps s’en remet à son héritier pour le reste… » 350

Cet exemple est intéressant à plusieurs titres. D’une part, il y a une demande de pardon, c’est une innovation par rapport à la première moitié du XVIIe siècle. Nous interprétons cette apparition comme une conséquence de la Révocation. La conviction d’avoir péché en se convertissant rend les réformés beaucoup plus craintifs face à la mort. Avec ce sentiment de déréliction, le salut n’est plus considéré comme une certitude. D’autre part, la référence à l’appartenance à la « RPR » est impossible. L’identification repose donc sur l’absence d’invocation à la Vierge et aux saints, d’élection de sépulture et de dons qui transiteraient souvent par des organismes catholiques comme les confréries. En revanche les dons à l’hôpital général, fondé en 1686, ne sont pas forcément le signe de l’appartenance au Catholicisme. Quelques exemples de testaments protestants ont été trouvés avec la mention de don à l’hôpital général chez des notables d’Annonay. Ainsi Mathieu Johannot, marchand papetier, en 1737 après avoir commencé son testament par la formule d’invocation citée précédemment 351 , sans aucune référence à la Vierge ni aux Saints, déclare qu’il donne 50 livres aux pauvres de l’hôpital. 352 Une telle attitude n’est d’ailleurs pas isolée. Elle se retrouve également chez Jean Antoine Léorat, bourgeois d’Annonay. 353 Comment expliquer une telle disposition ? Les notables annonéens souhaitent peut-être éviter, pour eux ou leurs enfants, tout risque de persécution. Mais dans les années 1730-1740, celles-ci se sont plutôt apaisées. Certes les poursuites continuent à l’égard des protestants refusant de laisser leurs enfants fréquenter les écoles catholiques mais en 1744 commencent les assemblées de jour, signe d’une relative liberté. Ces dons peuvent être plus sûrement la manifestation de la volonté des notables de s’intégrer dans la société annonéenne, de rester dans le cercle étroit de la notabilité en adoptant les comportements de la majorité des notables catholiques. C’est un premier signe de l’affaiblissement temportaire de la frontière confessionnelle après la Révocation. Enfin, l’attitude face aux pauvres est différente en fonction des villes étudiées. Alors qu’à Annonay, quelques protestants peuvent être enclin à faire des dons à l’hôpital général, attitude qui témoigne sans doute de l’influence du comportement catholique face à la mort sur les réformés, à Privas la situation est inverse. Le don aux pauvres permet ici d’identifier une attitude protestante. Le don doit en effet avoir lieu le jour de l’enterrement, être effectué par l’héritier et se dérouler à la porte de la maison du défunt. Ce comportement dépasse le cadre de la communauté réformée et se retrouve à travers les testaments catholiques. Quelques exemples seront analysés plus loin.

Les formules testamentaires révèlent également des attitudes face à la mort différentes à l’intérieur d’un couple. Ainsi les testaments des époux Mège, Jean, bourgeois et marchand de Privas et Demoiselle Léonor Perrier, son épouse, dans leur testament de 1699 font apparaître des différences. Le mari fait commencer son testament nuncupatif par la formule habituelle chez les « Nouveaux Convertis » :

« considérant la certitude de la mort et l’incertitude de l’heure d’icelle premièrement a recommandé son âme à dieu le priant par les mérites de son fils Jésus-Christ luy pardonner ses péchés et recevoir son âme en paradis lorsqu’elle sera séparée de son corps » 354 .

Suivent les dons aux pauvres, 100 livres, somme qui révèle un notable, distribuées le jour de « son enterrement aux pauvres de Jésus-Christ dudit Privas ».

Tous les signes relevés précédemment se retrouvent ici pour caractériser un testament réformé. En revanche, la formule testamentaire utilisée par l’épouse de ce marchand, donne une tonalité différente :

« Premièrement a recommandé son âme à dieu père, fils et Saint Esprit, un seul dieu en trois personnes, le priant par les mérites de son sauveur Jésus-Christ de lui faire miséricorde et recevoir son âme en paradis lorsqu’elle sera séparée de son corps et pour les causes pieuses et honneurs funèbres lieu et forme de son enterrement s’en remet à la disposition de son héritier » 355

Les dons aux pauvres qu’elle effectue, se conforment aux dispositifs des réformés mais elle ajoute un leg à la confrérie des Pénitents de Villeneuve-de-Berg « pour prier dieu pour le repos de son âme ».

Ces deux types de formules peuvent être interprétées comme la traduction d’une mixité confessionnelle dans ce couple. L’analyse des pourcentages de prénoms vétérotestamentaires nous a déjà révélé son existence à Privas. Mais une autre hypothèse est possible, les efforts de reconquête déployés par le clergé catholique entre 1660 et 1730 ont pu faire apparaître des différences dans la foi des « Nouveaux Convertis », y compris au sein des familles. Les deux situations ont pu certainement jouer conjointement.

Ces différences d’attitude face à la mort révèlent sans doute que la reconquête catholique s’est effectuée selon des clivages sociologiques. Les notables et les ménagers semblent plus utiliser les formules révélatrices de la piété de la Réforme catholique. Un ménager de Saint Priest, dans les environs de Privas, et son épouse rédigent leur testament, en 1702, comme une véritable confession de foi :

« considérant la mort être certaine étant l’heure d’icelle incertaine…premièrement comme chrétiens catholiques ont fait le signe de la sainte croix disant au nom du père du fils et du Saint Esprit ont recommandé leur âme à dieu le priant très humblement par le mérite de la mort et passion de NSJC leur vouloir faire pardon de leurs fautes et péchés et recevoir leur âme lorsqu’elle sera séparée de leur corps en son royaume céleste, élisant la sépulture a leurdit corps dans l’église paroissiale de Saint Priest… » 356

Les dons en nature aux pauvres, ici du « bled meslé » et non de l’argent, peut-être un moyen de distinguer le ménager et le notable, seront faits par le survivant. Un tel testament rappelle celui du dévot annonéen, Chomel de Varagnes, et souligne la forte présence des notables dans les rangs des dévots, notamment à Annonay. Ce testament confirme les listes de fondations ou la composition des confréries.

Enfin, des influences sont décelables entre les deux confessions. Quelques exemples pourraient aller dans ce sens. Jean Aygon est prieur de la paroisse de Pranles, près de Privas, avec une forte communauté protestante, on dénombre en 1685, 400 protestants pour 40 catholiques. Il rédige son testament en 1743 et utilise une formule assez réduite :

« en premier lieu a recommandé son âme à dieu le père tout puissant le suppliant très humblement par les mérites de la mort et passion de NSJC son âme en son royaume céleste lorsqu’elle viendra à être séparée de son corps » 357

Quant aux dons aux pauvres, ils sont faits en nature le jour de son enterrement. De telles formules rappellent étrangement celles des testaments des « Nouveaux Convertis », y compris le don en nature aux pauvres, effectué très précisément le jour de l’enterrement. La pratique protestante est-elle passée dans les mœurs au point d’influencer même les ecclésiastiques de la région ? Ne s’agit-il que de l’application par le notaire d’un formulaire marqué par le protestantisme ? Ce même Jean Aygon est également connu pour son peu d’ardeur à poursuivre les « nouveaux convertis » récalcitrants. En 1704, après l’épisode camisard de Franchassis, sur la paroisse même de Pranles, il est assez peu actif pour faire arrêter Etienne Durand, le père de Pierre Durand, pasteur 358 soupçonné d’héberger des prédicants dans sa cave. Cet exemple isolé mérite évidemment d’être appuyé par d’autres. Mais le testament de Jean Aygon est bien éloigné de celui des prêtres d’Annonay, souvent des notables, ainsi ceux de Jean Jacques Duret, chanoine d’Annonay, ou Pierre Forel, official et curé de Preaux (région d’Annonay). Ce dernier déclare :

« en premier lieu s’est muny du signe de la sainte Croix a recommandé son âme à dieu le priant de le recevoir dans son royaume céleste lorsqu’il luy plaira l’appeler à luy et le tirer de ce monde et quant à la sépulture de son corps il veut qu’il soit habillé comme il est ordinairement qu’il soit mis dans un cercueil couvert sur lequel on mettra les habits sacerdotaux et qu’ensuite il sera incontinent porté et exposé dans l’église accompagné d’un prêtre avec les luminaires convenables… » 359

Au total ces quelques exemples de testaments de protestants, de « nouveaux convertis » et de catholiques se différencient par plusieurs points. Ce constat paraît valable pour les trois villes étudiées. Le signe de croix et l’invocation des trois personnes de la trinité sont présents, ils ne sont pas systématiques chez les catholiques, mais constituent la signature du notable fervent catholique entre 1650 et 1750. Les dons aux pauvres sont effectués par les deux communautés mais pour les catholiques la distribution ne se fait pas forcément le jour de l’enterrement et celle-ci peut être entièrement en argent. Pour les protestants, le don aux pauvres doit être effectué le jour même de l’enterrement à la porte de la maison du défunt ; il comprend souvent une part en nature. L’élection de sépulture dans l’église de la paroisse caractérise les catholiques, surtout les notables. En revanche, les deux confessions se retrouvent avant 1685 pour le choix de la sépulture dans le cimetière de sa confession respective. Après la Révocation, les protestants préfèrent éluder la question en utilisant la formule « déclare s’en remettre à son héritier pour ses honneurs funèbres ». Le recours aux intercesseurs sépare-t-il les catholiques et protestants ? Les testaments ne donnent pas cette impression. L’invocation aux Saints ou à la Vierge est très peu présente et ne constitue donc pas un bon critère de sélection des testaments des deux confessions. Seuls quelques notables souvent membres d’une confrérie, quelques prêtres, ou quelques représentants de la noblesse, avant 1750, fortement marqués par la Réforme catholique utilisent cette formule. Mais d’autres intercesseurs existent.

Afin de généraliser les constats réalisés à partir de quelques exemples, des comptages ont été réalisés à partir des testaments d’habitants de Privas et d’Annonay 360 . Un premier point commun ressort nettement : l’importance des intercesseurs et des intermédiaires face à la mort. Les pauvres sont très fréquemment cités dans les testaments. C’est un point commun entre catholiques et protestants. Les références aux pauvres sont plus nombreuses à Privas qu’à Annonay. Les pauvres dans les testaments, réformés ou catholiques, sont l’objet d’un don, parfois associé à une demande de prières pour l’âme du défunt. Pour les réformés, le don est souvent fait en nature, très fréquemment le jour du décès du testateur par l’héritier. L'aumône aux pauvres semble pouvoir être interprétée comme un moyen du salut car elle est faite le jour de l'enterrement et à un endroit très précis. La formule testamentaire précise : « distribution le jour de son enterrement à la porte de sa maison ». Ce comportement, qui évoque un rituel « magique », rappelle celui des catholiques. Il montre que les angoisses face au salut sont partagées par les deux confessions.

La conception médiévale et évangélique du pauvre reste donc très ancrée dans les mentalités. Cette persistance est d’autant plus étonnante, pour les réformés, que les synodes condamnent une telle pratique de l’aumône le jour du décès, car elle paraît contraire à la Discipline qui interdit toute cérémonie à cette occasion. Cette interdiction est conforme à la théologie protestante qui nie tout rôle des intercesseurs dans l’accès au salut. Les synodes réformés rappellent que :

« Pour prévenir toutes superstitions, il ne sera fait aucune prière ou prédication, ni aumônes publiques aux enterrements ». 361

La ressemblance entre les deux communautés, à propos des pauvres comme intercesseurs, permet d’imaginer des influences, ou un héritage commun aux deux confessions. Les deux époux Mège, privadois, dont le testament a été signalé, appartiennent chacun à une confession différente, pourtant dans leur testament ils adoptent les mêmes modalités concernant les dons aux pauvres. Les dons à l’Hôpital Général, effectués par les notables réformés annonéens, sont un signe de l’influence catholique. Le recours aux pauvres montre chez les notables, notamment annonéens, l’influence de la philanthropie, caractéristique des notables dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C’est peut-être une explication de la généralisation des dons à l’hôpital général même de la part des protestants. L’attitude face aux pauvres évolue. Dans le testament de Guérin marchand à Privas, le pauvre est seulement le prétexte à une démonstration de richesse par l’importance de l’aumône, il ne joue donc plus un rôle d’intercesseur mais devient un signe de notabilité. Jean Guérin, riche marchand, propriétaire terrien ambitieux et prêteur, il s'intitule : « Sr Jean Guérin de Latour du lac seigneur de Latour du lac » déclare dans son testament :

« premièrement je veux que pour mes honneurs funèbres aumône et autres œuvres pies il soit dépensé par mon héritier bas nommé telle somme que mes exécuteurs testamentaires jugeront convenable relativement à mon état et à ma qualité… ». 362

Les influences réformées sont sensibles dans les testaments catholiques également. Ainsi les invocations à la Vierge sont absentes des testaments privadois étudiés. Il y a certainement ici une influence réformée très marquée. Elle est confirmée par d’autres signes, par exemple, la faible et tardive présence des confréries à Privas. A la différence d'Annonay, très peu de dons lors du testament vont aux confréries ou aux Récollets de Privas. Cela est compréhensible de la part des protestants mais moins de la part des catholiques. C’est le signe, par rapport à Annonay, d'une implantation beaucoup plus modeste ou différente de la Réforme catholique. La pratique des catholiques privadois est certainement constituée par un mélange entre des influences de la Réforme catholique, la courbe des mariages par exemple, et des emprunts aux protestants. De même, une spécificité annonéenne apparaît nettement face aux deux autres villes, surtout par rapport à Privas, avec un plus grand nombre d'invocations à la Vierge dans les testaments. Ainsi, le notable annonéen Romesy :

« Et premièrement après s'être muni du signe de la croix a recommandé son âme à dieu le priant par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie de tous les saints et saintes du paradis la vouloir recevoir en son saint paradis lorsqu'elle sera séparée de son corps » 363

Ce constat est cohérent avec les observations faites précédemment. La Réforme catholique a pénétré davantage les esprits à Annonay. Les formules testamentaires montrent en revanche les limites de la pénétration de l’influence catholique à Privas. Les dons aux ordres religieux à Villeneuve-de-Berg 364 et Annonay, et à un moindre degré, à Privas, privilégient les congrégations de la Réforme catholique : les Capucins et les Récollets sont les plus fréquemment cités. Ils apparaissent les plus actifs dans la propagation de la foi et sont donc considérés comme les plus à même d’intervenir dans le salut de l’âme du défunt.

Parmi les intercesseurs propres aux catholiques figurent les êtres humains, laïcs ou prêtres, considérés comme des saints par la population. La canonisation est faite par la rumeur bien avant la réaction officielle de l’Eglise. Dans ce cas, la population est avide de récupérer des reliques du « saint » ou de la « sainte » lors de son décès. Quelques exemples le confirment au XVIIIe siècle, à la mort de Chomel le béat et lors du décès d’une dévote appartenant à la notabilité annonéenne, Catherine Gourdan, les fidèles se disputent des morceaux de tissu ayant appartenu au défunt. Le témoignage du curé Léorat-Picancel 365 et celui de Chomel le béat permettent de mieux comprendre l’origine de cette « canonisation populaire ». Les annonéens ont sans doute été sensibles à son attitude modeste, son attention aux pauvres, les périodes de jeûne qu’il s’inflige, son attitude recueillie pendant les célébrations, et son assistance fréquente à la messe. Au total c’est donc un saint selon la définition de la Réforme catholique avec un élément supplémentaire, son origine protestante. 366 Il a conservé de son ancienne appartenance confessionnelle la volonté de convertir les réformés par la douceur 367 . Cela ne l’empêche pas toutefois de justifier la Révocation et les persécutions anti-protestantes 368 . Enfin, sa piété est marquée par une invasion du merveilleux : dans la vie quotidienne tout est manifestation divine, le moindre fait est une intervention surnaturelle. Un autre exemple, extrait du « miroir du bon curé » 369 souligne la facilité avec laquelle on passe du « bon curé » au saint guérisseur dont la sépulture attire les foules. Le curé, rédacteur du recueil manuscrit, franchit le pas et évoque une situation miraculeuse à propos du curé de Preaux, paroisse rurale des environs d’Annonay. La frontière entre religion officielle et populaire est donc parfois bien floue. Le clergé, rural notamment, contribue à encourager ces pratiques. En revanche les saints « officiels » jouent une place très réduite. Même les catholiques annonéens, pourtant marqués par la Réforme catholique, y font peu référence. Seuls quelques testaments de notables, comme celui de Desserres, lieutenant général au bailliage d’Annonay, les évoquent. Quelques exemples ne suffisent certes pas à construire l’ensemble d’une démonstration, mais l’utilisation des saints comme intercesseurs semble être une spécificité des notables catholiques dévots.

La demande de pardon et l’angoisse du salut constituent d’autres points de convergence des attitudes face à la mort . Du côté catholique, cette attitude n’est guère étonnante au vu des ordonnances diocésaines qui témoignent d’une « pastorale de la peur » 370 . Les sujets abordés lors d’une mission prêchée par des jésuites à Annonay en 1736 371 le confirment, les thèmes évoquant l’angoisse du salut sont les plus nombreux. Les sermons portent encore en grande majorité sur le péché, le salut et la confession. La répétition de ces thèmes a ancré dans les esprits des convictions, les formules testamentaires en témoignent. Certes l’attitude décrite par Louis Chomel le Béat à Annonay, en 1725, à propos d’un notable de Boulieu, le Sieur Charvet est un cas extrême, mais il reflète tout de même un état d’esprit de la population :

« Si pénétré de la crainte des jugements de Dieu que pour mieux se préparer à la mort qui les précède il s’était fait faire un cercueil de son vivant dans lequel il se couchait et faisait son lit. » 372

Cet exemple rappelle une autre différence de comportement face à la mort, les notables, qu’ils soient protestants ou catholiques, au moins depuis le XVIe siècle, 373 se font enterrer dans des cercueils alors que seul le linceul enveloppe le cadavre du pauvre. Les différences sociales sont-elles en train de dépasser les contrastes confessionnels ?

En ce qui concerne les protestants, cette angoisse de la mort est plus étonnante en raison de la croyance en la prédestination, les « élus » ne peuvent donc être damnés. L’explication semble être double. D’une part, les pasteurs n’hésitent pas à reprendre des arguments assez voisins de ceux des curés dans leurs sermons avec sans doute les mêmes résultats. Les sermons du pasteur Noé Binvignat ou encore celui de Pierre Durand dans « la promesse du Messie » correspondent tout à fait à cette démarche. D’autre part, la conviction de déréliction après 1685 est très forte chez les réformés vivarois ainsi qu’en témoigne cette lettre :

« Nous connaissons que nous sommes nus et gémissons de notre crime, nous versons des torrents de larmes et nous avons honte de notre révolte…nous ne pouvons servir à deux maîtres Jésus-Christ ne veut point un cœur partagé. Il veut que de cœur nous croyions à la justice mais il veut aussi que de bouche nous fassions confession à salut et ce qui doit nous faire trembler, il doit renoncer devant son Père ceux qui le renonceront devant les hommes… » 374

C’est sans doute ce contexte qui explique l’évolution que l’on constate dans les formules testamentaires des réformés. Alors qu’avant 1650 la certitude d’appartenir aux élus, traduite dans la formule « plaise l’accueillir au royaume des bienheureux », semblait l’emporter, après cette date la demande de pardon devient la plus fréquente. La formule évolue ainsi : « après avoir recommandé son âme à Dieu (le priant par les mérites de son fils J.-C.) de lui pardonner ses péchés » évoque l’angoisse du salut face à la conviction d’être pécheur. Les discours des pasteurs avant 1685 ont sans doute contribué, de même que les persécutions, à cette évolution dans la perception de la mort. Ainsi les réformés, contrairement à la doctrine de la prédestination, accordent-ils une place importante à la question du salut, ce qui est révélateur de l'angoisse face à la mort dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle.

Une différence dans l’attitude face à la mort entre les deux communautés semble se dessiner dans l’importance de sa dimension sociale du côté catholique. Un exemple confirme cet aspect, il est contemporain de la peste de 1720 et, dans ce climat d’angoisse face à la mort, Louis Chomel rappelle le comportement de ses contemporains. En 1721, face à la peste qui menace Annonay, Chomel raconte qu'une procession est organisée le 22 juin 1721 pour aller à Lalouvesc « implorer la miséricorde de Dieu au tombeau du bienheureux Jean-François de Régis ». L’organisation de la procession, partie d'Annonay à deux heures du matin, montre une coupe de la société annonéenne : en tête des filles habillées en blanc, suivent les pénitents, les R.P. Récollets, les pères Cordeliers, le clergé séculier et le chapitre de l'église Notre-Dame, suivis de « messieurs les magistrats et consuls » enfin, un « peuple très nombreux ». La cérémonie, ponctuée par la célébration de huit messes, se termine, en fin de journée lors du retour à Annonay par la bénédiction du Saint Sacrement dans l'église paroissiale et un Te Deum. Une telle démarche montre une volonté de faire face collectivement à la menace de mort. Les notables semblent ici partager certaines dévotions avec l’ensemble de la population. Toutefois, dans la vie comme face à la mort, l’organisation sociale reste présente avec sa hiérarchie. Cette attitude face à la mort permet de distinguer nettement les deux confessions. A l’exception des jeûnes collectifs organisés par les Eglises du Vivarais, il n’y a pas de démarche collective face à la mort. En revanche, l’interprétation de Chomel sur l’origine de la peste rappelle celle des notables protestants : la peste est une punition de Dieu, d’où la nécessité du pèlerinage :

« Nous avons beaucoup de sujet d'espérer de la bonté de Dieu qu'il se laissera fléchir à nos très humbles prières, soutenues par la puissante intercession de son grand serviteur le bienheureux J.-F. Régis…Dieu voyant dans nous un sincère repentir de nos dérèglements passés et un amendement véritable pour l'avenir détournera loin de nous l'effet de ses vengeances. » 375

Chez les protestants, le refus de la procession funéraire lors des enterrements, signalé dans les textes des synodes avant 1685, marque une nette distinction avec la communauté catholique. Cette absence de manifestation communautaire est renforcée avec la répression après 1665 interdisant les enterrements de jour et toute forme de rassemblement. Quelques différences peuvent apparaître dans la pratique mais elles sont réduites. Le testament de Messire Antoine de Beaumont est le seul testament protestant évoquant une procession funéraire lors de son enterrement, mais il s’agit d’un notable d’ancienne noblesse de Villeneuve de Berg. En 1653, il demande dans son testament nuncupatif :

« voulant être enterré en la forme de la religion en laquelle dieu l’a fait naître et vivre dans un des cimetières de la dite religion…que soit distribué 20 livres aux filles et garçons les plus pauvres. Ces douze enfants accompagneront son corps à la sépulture » 376

Mais cette demande reste une exception. Les notables ordinairement n’ont pas d’exigence quant au cortège funèbre.

Des évolutions dans l’attitude face à la mort sont perceptibles dans la première moitié du XVIIIe siècle. Dès 1740, on constate la disparition des références religieuses dans les testaments de la région de Privas. Ce décalage avait déjà été constaté à propos d’Aygon, curé de Pranles. L’utilisation de formules protestantes pouvait laisser penser à une influence réformée. Mais dans d’autres testaments privadois des années 1740, on constate la disparition presque complète de toute formule religieuse. Ce n’est pas un fait isolé car 30 à 40 % des testaments sont concernés. Plusieurs notaires privadois se comportent ainsi, 377 alors que dans les mêmes années les formules subsistent dans les testaments annonéens. Plusieurs hypothèses sont envisageables. La région d’Annonay a subi sans doute une plus grande influence de la Réforme catholique. De plus, l’encadrement clérical est important, au début du XVIIIesiècle ; le même Chomel le béat décrivant la vie spirituelle des fidèles d’Annonay, souligne le nombre important de missions. La ville dispose également, dès 1686, d’un hôpital général. Tous ces détails accumulés semblent souligner la forte pénétration de la Réforme catholique, à l’inverse de ce qui se passe à Privas. L’explication pourrait être d’ordre juridique, en effet, l’ordonnance civile de 1736 refond l’organisation du testament. Mais cette hypothèse, compte-tenu des différences selon les villes, ne paraît pas pertinente. S’agit-il d’une montée précoce de l’indifférence religieuse en raison des persécutions et des conversions forcées ?

Cette explication se semble pas suffisante. Certains testaments, par exemple celui d’un des curés de Privas, J. B. Mermet, montrent le même abandon des formules religieuses alors qu’il paraît difficile de mettre en doute la foi, ou tout au moins l’appartenance confessionnelle, de leur auteur. Le testament commence ainsi :

« Premièrement a dit qu’il laisse ses honneurs funèbres à la discrétion de ses exécuteurs testamentaires, donne et lègue aux confréries du Saint Sacrement, Sacré-Cœur et Saint Rosaire de Privas les ornements qu’il a acquis » 378

La liste des ornements qui suit montre une grande piété. D’autant plus que les achats de vêtements liturgiques ont été faits avec les fonds du curé. L’abandon des formules n’est donc pas dans tous les cas un signe de déchristianisation mais plutôt d’une laïcisation du testament, désormais considéré comme un acte « d’état-civil » et non comme une déclaration de foi avant le décès. Pour les protestants la situation est la même. Cette hypothèse est appuyée par le constat que les testaments mystiques ou solennels conservent leurs formules religieuses, alors que les testaments nuncupatifs les perdent. Il y a donc dans l’attitude face à la mort désormais deux champs : celui du privé et du public. La mixité confessionnelle, notamment à Privas, a sans doute joué un rôle d’accélérateur de cette laïcisation. Ce tournant semble s’opérer entre 1720 et 1740 et n’est pas remis en cause postérieurement. Annonay et Villeneuve-de-Berg connaissent une telle évolution plus tardivement : ce n’est que dans les années 1770 que l’on rencontre, chez les notables, des testaments sans formule à caractère religieux.

Au total, l’attitude face à la mort reste fortement marquée par l’empreinte religieuse et par la crainte du jugement dernier. Pour les catholiques, cela se confirme surtout entre 1650 et 1750 lorsque la marque de la Réforme catholique est la plus forte. Les deux villes de Villeneuve-de-Berg et d’Annonay sont plus fortement touchées. Ainsi, les attitudes face à la mort présentent plus de ressemblances que de différences. Certes, certains intercesseurs sont différents mais les influences d’une communauté sur l’autre, les emprunts à un héritage commun contribuent à gommer certaines différences. Les attitudes face à la « superstition » confirment ce constat.

Notes
347.

M. Vovelle, De la cave au grenier, un itinéraire en Provence au XVIIIè siècle. De l’histoire sociale à l’histoire des mentalités, (chap. III Jalons pour une histoire du silence : les testaments réformés dans le sud-est de la France du XVIIè siècle), Paris, 1980 et Y. Krumenacker, les protestants du Poitou au XVIIIè siècle (1681-1789),1992. également R. Sauzet, Les Cévennes catholiques, histoire d’une fidélité, XVI e –XX e siècles, Paris, 2002.

348.

ADA 2 E 19288, Béolet, notaire, vol. 12 fol. 195/6, 29/12/1681.

349.

ADA 2E 19288, Béolet, notaire, vol. 11, fol. 356/7, 8/7/1686.

350.

ADA 2 E 19312, Martinet, notaire, fol. 47/78, 10/3/1690.

351.

Cf. testament de Sieur Claude Alléon.

352.

ADA, Jean Chomel, notaire, vol. 5, fol. 71/3, 9/5/1737

353.

ADA, Michel Colonjon, notaire, vol. 10, fol. 347/9, 1/3/1729.

354.

ADA, 2 E 4572, notaire Lamande, folio 207/8, 29/6/1699.

355.

ADA, 2E 4572, notaire Lamande, folio 221/223, 5/8/1699.

356.

ADA, 2E 4586, notaire Laurent, folio 225/226, 22/4/1702.

357.

ADA, 2 E 4422, notaire Grégoire, folio 33-334, 10/3/1743.

358.

Cité par E. Gamonnet, Etienne Durand et les siens(1657-1749), Un siècle de résistance protestante pacifique en Vivarais, Montpellier, Presses du Languedoc, 1994, p. 38.

359.

ADA, notaire Jean Chomel, vol. 13, fol. 178/182, 12/8/1748.

360.

Voir annexes 18 et 19.

361.

S. Mours, « La vie synodale en Vivarais », article cité, p. 72.

362.

ADA E dépôt 75 II 47, archives de la communauté de Privas, 17/3/1788.

363.

ADA 37 B 83, justice ordinaire – testament, 30/09/1659.

364.

Voir annexe n° 5: la place de la Vierge comme intercesseur dans une confrérie de Villeneuve-de-Berg.

365.

H. Léorat-Picancel, Vie de Monsieur Louis Chomel mort en odeur de sainteté à Annonay, Avignon, 1788, p. 17.

366.

H. Léorat-Picancel, Vie de Monsieur Louis Chomel mort en odeur de sainteté à Annonay, Avignon, 1788, p. 17-18.

367.

ADA 1 MI 150, Chomel le béat, Annales de la ville d’Annonay en Vivarés  contenant tout ce qui s’y est passé de plus remarquable depuis son commencement jusqu’à cette année 1765, 1768, manuscrit, p. 437.

368.

ADA 52 J 32, Chomel le béat, Les protestants d’Annonay, 1768, copie dans le Fonds Mazon, p. 149.

369.

Archives diocésaines, C 12, Anonyme, La vie et la pratique de Monsieur Pierre Vidal curé de Preaux en Vivarais, diocèse de Vienne en Dauphiné, Le miroir du bon curé, manuscrit, 1739, voir annexe n° 20.

370.

Notamment Mgr de Suze et Mgr de Villeneuve.

371.

Cité par Chomel le béat, ouvrage cité. Voir le comptage des thèmes des sermons de la mission en annexe 21.

372.

ADA 52 J 132, Chomel le béat, Histoire des protestants d’Annonay, 1768, manuscrit.

373.

Chomel le béat, ouvrage cité, raconte au XVIesiècle le vol du plomb des cercueils dans le cimetière catholique.

374.

Lettre d’un anonyme,très certainement Marie Reboulet, fille du pasteur Reboulet (père) au pasteur Paul Reboulet (fils) réfugié en Suisse en 1686, dans F.H. Gagnebin, « Les nouveaux convertis en Vivarais », B.S.H.P.F., T. 28, pp. 464-470, Paris, 1879.

375.

ADA 1 MI 150, Chomel le béat, Annales de la ville d'Annonay, Annonay, 1768, p. 467.

376.

ADA 2 E 13426, notaire RAOULX, Villeneuve-de-Berg, 3/11/1653.

377.

Notamment Barruel et Sainte.

378.

ADA 2 E 4656, testament de J. B. Mermet, curé de Privas, notaire Paul Sainte, 2/12/1745, fol. 203-205.