2. L’attitude face à la superstition.

L’attitude face à la « superstition » va nous donner l’occasion d’observer de nouvelles convergences entre les deux communautés et de souligner les écarts par rapport à la religion officielle. La définition du terme, reprise dans l’Histoire de la France religieuse, reflète bien les objectifs de ce paragraphe :

« Tout ce qui à un titre ou un autre, ne correspond pas exactement à l’enseignement de l’Eglise ou plus simplement échappe au contrôle de celle-ci ». 379

Il s’agit en effet de s’interroger sur la place tenue par la religion populaire dans les deux confessions. La définition du XVIIe siècle souligne, en d’autres termes, le même contenu :

« Dévotion ou crainte de Dieu mal ordonnée. » 380

Des convergences entre les deux communautés s’observent sur plusieurs plans. Tout d’abord, dans le lien qui est entretenu par les deux communautés entre la chance, l’astrologie, et la naissance. C’est l’enseignement que l’on peut retirer de l’analyse des courbes de mariage. P. Benedict rappelle que le « creux de mai », la baisse observée dans la courbe des mariages pendant ce mois, est une attitude justifiée sans doute par des raisons superstitieuses (on considère que le mois ne porte pas chance). Sur les six graphiques 381 de répartition mensuelle des mariages réalisés, trois présentent une telle caractéristique. Les deux communautés d’Annonay semblent ignorer cette pratique. L’absence du « creux de mai » dans la population annonéenne est peut-être un signe supplémentaire de l’importance de la pénétration de la Réforme catholique et d’une forte confessionnalisation chez les réformés. Cela est cohérent avec les résultats précédemment obtenus. En revanche, elle paraît mieux implantée dans les villes du sud du Vivarais. Les influences réciproques sont difficiles à montrer. La courbe des réformés de Villeneuve-de-Berg montre un léger fléchissement en mai, mais la faiblesse des effectifs comptabilisés rend fragile toute conclusion. La même situation est observable sur la courbe catholique, cette fois-ci avec des effectifs plus importants. La situation privadoise est un peu particulière pour les réformés puisque la présence du pasteur sur l’ensemble du siècle est intermittente et qu’il n’y a pas de temple dans Privas. C’est peut-être une explication de la présence de ce creux sur la courbe des mariages. En revanche la baisse des effectifs en mai est plus difficilement décelable sur la courbe catholique.

D’autre part, l’interprétation des signes météorologiques ou des catastrophes comme une manifestation de la colère divine est un autre signe, fréquemment rencontré, de cette religion populaire. Au XVIIe siècle, cette attitude est partagée par l’ensemble de la société, notables compris. A. Laurent, médecin réformé annonéen déclare en 1677 en observant une comète :

« Le bon Dieu diminue les maux dont elle nous menace, » 382 .

Le même personnage présente par ailleurs des signes d’une culture rationnelle. Dans la liste de ses achats de livre figure l’Abrégé de Philosophie de Gassendi, mathématicien et philosophe de Digne défendant des thèses sur le déterminisme matérialiste. Il s’exprime dans son livre de raison, parfois, avec le recul du médecin face à la mort. Ainsi, il tente de décrire avec précision les causes de la mort. Les structures mentales du personnage sont donc complexe à l’image des mentalités du XVIIe siècle. Ce mélange d’influences semble constituer une autre caractéristique du notable dans la seconde moitié du siècle. C’est une telle disposition qui permet peut-être à Antoine Laurens d’exercer sa charge de consul en 1677 en acceptant la différence religieuse. Il note dans son livre de raison :

«Octobre 1677. Les cordeliers de cette ville ont soustenu publiquement des thèses qu’ils ont dédiées à Monsieur Gourdant (le consul catholique) et à moy, comme consuls et présentées à chacun de nous en satin blanc » 383  

Alors que son attachement religieux réformé, si l’on se réfère aux livres qu’il possède, ne peut guère être remis en cause. Il a en effet acheté en 1680 la Discipline des Eglises réformées de France et en 1682 le catéchisme de M. Drelincourt et celui de Dumoulin. L’attitude des notables semble donc, une fois de plus, un facteur essentiel de l’étanchéité de la frontière confessionnelle.

L’association entre catastrophe et punition divine n’est pas isolée. Lors du synode d’Annonay de 1670, la compagnie ordonne un jeûne car :

« Dieu nous frappe de ses verges par des inondations extraordinaires… par la rébellion de séditieux qui ont causé des misères extrêmes (révolte du Roure)… ce sont nos péchés qui ont attiré ces châtiments » 384

Ou encore en 1664, Etienne Durand, notable de Pranles, associe l’expulsion des protestants de Privas par les autorités catholiques avec le passage d’une comète l’année précédente. Ce sentiment, déjà rencontré chez les réformés, que leurs fautes sont responsables des catastrophes naturelles s’intensifiera encore après la Révocation. Les abjurations seront considérées comme une faute impardonnable, d’où la conviction de déréliction qui amènera à de semblables interprétations des manifestations naturelles. De telles déclarations sont à mettre en parallèle avec les écrits de Chomel le béat, converti au catholicisme à l’âge de 15 ans. En 1721, il note à propos d’observations météorologiques :

« Le soleil s'est montré au-moins depuis midi pâle sans rayons, de sorte qu'on le regardait presqu'aussi fixement comme on faisait de la lune, et sur son coucher s'est montré tout rouge, Dieu détourne ses fléaux de nos têtes criminelles». 385

Au XVIIe siècle, un médecin annonéen, François Chomel (1607-1682), présente les mêmes réflexes face à l’épidémie de peste. Dans son ouvrage manuscrit De theoria et therapia affectorum internorum et externorum corporis humani de 1664, il affirme que la peste a trois causes : une cause théologique : la colère de Dieu, une cause astronomique : le mauvais air engendré par la conjonction maligne des astres, enfin une cause sublunaire, les émanations des cadavres et des fosses d'aisance. 386 Mais il montre également une démarche rationnelle en pratiquant des autopsies à des fins judiciaires. Cette conviction que toutes les catastrophes naturelles sont des punitions de Dieu est-elle propre à Chomel ? Le manque de témoignages rend la réponse difficile. Mais l’impression est une forte imprégnation de l’ensemble de la société par ce comportement. Le monde divin et le monde réel s’interpénètrent. La frontière entre les deux est floue. Au XVIIIe siècle, ce genre d’attitude se rencontre de moins en moins chez les notables mais persiste dans le reste de la société. L’exemple de Jacques Delarbre le confirme. Le livre de raison de Jacques Delarbre, ménager protestant à proximité de la vallée de l’Eyrieux, à Gluiras, montre une persistance en 1742 de l’interprétation des signes météorologiques :

« Des lueurs dans le ciel, des bruits de tambours, je ne sais ce que cela signifiera, Dieu nous fasse la grâce d’entendre de bonnes nouvelles ». 387

Notes
379.

Le Goff et R. Rémond (sous la dir. De),  Histoire de la France religieuse, tome II, Du Christianisme flamboyant à l’aube des Lumières – XIV e –XVIII e siècles, Paris, Seuil, 1991.

380.

Furetière, Essai d’un dictionnaire universel, Paris, 1690.

381.

Voir les graphiques n° 5-10-11-12 et 13.

382.

ADA 1 J 255. Laurent, Livre de raison, ouvrage cité, p. 17.

383.

ADA 1 J 255. Laurent, Livre de raison, ouvrage cité, p. 19.

384.

AN TT 232, synode d’Annonay, 1670.

385.

Chomel le béat, ouvrage cité, p 363.

386.

Cité par D. Dupraz, Un manuscrit médical du XVII e …, ouvrage cité, p.46.

387.

Maurice Boulle, « Le livre de raison de Jacques Delarbre, protestant de la vallée de l’Eyrieux entre 1739 et 1750 », dans Religion et Société en Ardèche et dans l’ancien pays du Vivarais, actes du 2 e colloque de Mémoires d’Ardèche – Temps Présent, Privas, mai 1985, p. 20.