Un troisième domaine de comparaison est possible avec la recherche de moyens de guérison. Un des domaines de prédilection est la question de la fécondité. Le pasteur, Pierre Durand, en 1726, rapporte le cas d’un couple s’estimant victime d’un mauvais sort, un « nouement d’aiguillette ». Aux XVIe et XVIIe siècles, l’explication de l’infécondité est d’ordre « surnaturel ». Une sorcière au service d'un rival « liait » un couple et l'empêchait d'avoir une descendance. Au moment du mariage, le sorcier nouait une corde, attachant symboliquement les testicules et rendant l'union inféconde 388 . Le pasteur préfère toutefois consulter Court par courrier. Cette incertitude sur l’attitude à tenir est peut-être le signe d’une évolution des mentalités des notables. La définition de la « superstition » se modifie. L’exemple montre aussi en quoi les pratiques catholiques ont pu influencer dans certains cas les comportements des réformés :
« Il se présenta, il y a quelques jours un mariage à bénir. Mais ce mariage a été béni par un proposant, et cependant ils n’ont jamais pu cohabiter ensemble à cause d’un malheur de nouement d’aiguillette et comme dans l’Eglise romaine on réépouse ceux qui sont enveloppés dans ce maléfice, il est avis aux parties que si un ministre les épousait ils pourraient être délivrés de ce malheur. J’ai voulu consulter là-dessus avant que de rien faire… » 389
R. Mentzer, analysant les registres des consistoires drômois, expose un cas similaire à Dieulefit en 1607 où un homme et sa femme, réformés, s'estimant victimes du « nouement de l'aiguillette » vont voir un prêtre qui leur fait boire du vin dans une coupe portant l'inscription :
« Dominus solvit compeditos, Dominus illuminat coecos ». 390
Un tel comportement en 1607 déclenche les foudres du consistoire. Le couple est censuré. En 1726, la réaction du pasteur Durand est plus mesurée, ce dernier se contente de demander l’avis de Court. La surprise vient ici de cette persistance de la « religion populaire » à plus de cent cinquante ans de distance. L’action des consistoires semble pourtant avoir été efficace chez les réformés au XVIIe siècle. Pourquoi une telle réapparition de la « superstition » en 1726 ? Les courbes de mariages, la question de la place dans le temple, nous ont montré que l’emprise des pasteurs sur les fidèles était inégale. D’autre part, le processus de confessionnalisation, engagé avant 1685, a très certainement été largement remis en cause par les persécutions. L’expulsion des pasteurs a provoqué une soudaine remontée des croyances populaires. La période 1685-1730 est vraisemblablement marquée par une déconfessionnalisation chez les réformés.
Les pratiques des catholiques, dans les campagnes, semblent encore marquées également par les mêmes comportements. La coupure est sans doute alors plus nette entre villes et campagnes qu’entre réformés et catholiques. Dans les villes, les notables donnent des signes d’évolution face à la « superstition » dès la fin du XVIIe siècle. La position de Tourton, notable réformé annonéen, face à la superstition montre des nuances. Il possède un livre de chiromancie, il s'intéresse aux faits extraordinaires : « Il a apparu un monstre d'une grandeur extraordinaire qui avait la tête et les pieds comme un homme âgé de 50 ans avec la barbe longue, ayant 8 bras, tenant en chaque main une poignée de verges » sans faire preuve de beaucoup d’esprit critique, mais en même temps il condamne certaines formes de superstition et d'ignorantisme. Ainsi, il reproche à l'inquisition espagnole d’avoir brûlé un cheval parce qu'il « savait donner l'heure en tapant du pied ». Il reconnaît que la sorcellerie n'existe parfois que dans les esprits crédules, y compris chez les réformés. C’est ainsi qu’il rapporte en l’approuvant l’exemple suivant :
« Quelques esprits crédules presbytériens d'Ecosse ayant fait demander une communion pour juger 32 personnes accusées de sortilège, l'avocat du roy s'y opposa et fit voir qu'ils se trompaient dans leur jugement de sorte que le conseil rejeta leur demande » 391 .
E. Leroy Ladurie « L'aiguillette », Europe, revue littéraire mensuelle, mars 1974, pp. 134-145, cité par R. Mentzer, ouvrage cité p. 247.
Lettre du 23/9/1726 (BPU Court 1/IV 65-66) cité par E. Gamonnet, Pierre Durand, restaurateur du Protestantisme en Vivarais, Lettres et écrits, Esparon, 1999, p. 127.
Psaume 146, verset 7 et 8 : « le Seigneur délie les prisonniers, le Seigneur ouvre les yeux des aveugles », cité par R. Mentzer, «Fashioning Reformed Identity in Early Modern France », Confessionalization in Europe, 1555-1700, Essays in honor of Bodo Nischan, Bodmin, 2004, p. 247.
ADA 1 MI 327, Tourton, Livre de raison, 1697, p. 536.