4. La condamnation par l’encadrement pastoral.

L’analyse de la condamnation par l’encadrement pastoral de la « superstition » peut constituer un autre point de comparaison.. Dans la deuxième moitié du XVIIesiècle, deux textes, empruntés à chaque confession, se répondent étrangement et donnent un aperçu de la position du clergé face à la « superstition ».

En 1674, le synode réformé des Eglises du Vivarais se réunit au Cheylard. Une des recommandations concerne la superstition :

« Ayant été informé qu’en plusieurs lieux de la province, il y a des personnes de notre communion qui ont recours, en leurs maladies, à des remèdes superstitieux et illicites contre les morsures de chiens enragés, faisant prendre et avaler aux malades des billets où il y a de certaines paroles, employant aussi d’autres moyens condamnés par la Parole de Dieu, la compagnie enjoint à tous les ministres et aux Consistoires de veiller à ce que les dits scandales n’arrivent, et de procéder, sans distinction de personnes, par les rigueurs de la Discipline, jusqu’à suspension des sacrements, contre tous ceux qui tomberont à l’avenir en de semblables fautes. » 392

Cette condamnation ne concerne toutefois pas toute la communauté réformée. Cette décision reflète l’attitude des anciens, donc des notables, et des ministres. Mais les contradictions existent. Un livre de chiromancie, forme de « superstition » aux yeux de l’Eglise réformée du XVIIe siècle, figure sur les étagères de la bibliothèque de Tourton, avocat d’Annonay.

Deux extraits de sources catholiques viennent compléter cette approche. Tout d’abord dans ses Instructions sur les matières de controverse, Mgr de Suze, évêque de Viviers rappelle en 1685 :

« D’où vient donc que l’on invente tant de choses ridicules des apparitions des âmes et choses semblables et tout cela n’aboutit que pour contenter l’avarice. Ce n’est pas l’esprit de l’Eglise, elle défend toutes ces choses et se contente d’enseigner qu’il y a un purgatoire et que les âmes qui y sont, sont soulagées par les prières des fidèles et surtout par le sacrifice de la messe. » 393

Quelques années plus tard, en 1734, Mgr de Villeneuve aborde à nouveau la question :

« Il est possible d’ouvrir la porte du tabernacle dans les cas d’orage et d’incendie, mais nous défendons sous peine de suspense aux curés, vicaires et autres prêtres de porter dans de pareilles occasions le Saint Sacrement hors de l’église, ni même à la porte d’icelle comme aussi de présenter dans aucun temps à baiser aux fidèles le pied du soleil ou du ciboire lorsque le Saint Sacrement y est renfermé ». 394

Enfin, l’analyse des cas de confessions réservées à l’évêque, manifeste que la question de la « superstition » est prise très au sérieux par le clergé catholique. Dans la liste, cette question arrive en troisième position  395 .

La répression est sans doute renforcée par le fait que les curés sont de plus en plus issus de familles de notables et sont d’origine urbaine. Sur un total de 1840 clercs 396 dans le diocèse de Viviers, la profession est identifiée pour 350 d’entre eux dans les registres d’insinuation ecclésiastiques. Sur cette part, on relève un pourcentage de notables très élevé, environ 93 %. Mais nous ignorons l’appartenance sociale des 1490 autres. Ces prêtres véhiculent donc peut-être une culture urbaine en opposition souvent avec la culture populaire.

Les multiples condamnations du clergé face à la superstition témoignent autant de l’ampleur de cette forme de religion populaire que de l’incapacité à la maîtriser. L’attitude du clergé catholique n’est pas propre au diocèse ; dans le courant de la Réforme catholique on assiste à cette répression des pratiques jugées « superstitieuses ». Ici l’attitude a peut-être été poussée plus loin car nous sommes sur une frontière confessionnelle. Les procès de sorcellerie continuent en plein XVIIe siècle et Privas est un des derniers lieux où l’on juge une « sorcière » 397 . Le procès en sorcellerie d'Anthoinette Boyer, dite Tirelle, femme de Pierre Imbert du lieu de la Vallette en Vivarais, a lieu en 1665. Le dossier du procès nous est malheureusement parvenu incomplet. Elle fut soumise à la question ordinaire et extraordinaire. Seul subsiste le jugement : accusée de sortilège et de maléfice, elle dut demander pardon à la porte de l'église de Privas un flambeau ardent de cire à la main. La peine est la confiscation des biens et bannissement à perpétuité et non le bûcher. C'est le dernier procès de sorcellerie du Vivarais. Le nombre de procès est beaucoup plus important au XVIe siècle. Pour autant la question de la sorcellerie fera encore l’objet de répression mais plus mesurée. L’évêque de Viviers rappelle en 1734 :

« Nous avons appris avec douleur qu'on avait laissé introduire dans quelques paroisses de notre diocèse une coutume superstitieuse de sonner les cloches depuis le soleil couchant jusqu'au soleil levant, la veille de la fête de la St Jean-Baptiste, sous prétexte de détourner les conseils et maléfice des sorciers. Nous enjoignons très expréssément aux prieurs, curés et vicaires d'empêcher une pareille superstition » 398

Il est intéressant de constater que le dernier procès pour affaire de sorcellerie éclate justement dans une ville où les deux communautés sont face à face, donc dans une ville en position frontière 399 . Il n’est guère étonnant qu’il se produise à Privas, ville en pleine reconquête catholique. Tout le XVIe siècle a été marqué par plusieurs procès dans le Bas-Vivarais, au contact avec la zone protestante. L’affrontement a sans doute rendu les autorités ecclésiastiques de chaque confession plus sensibles aux questions de religion populaire ou de superstition. 400 La thèse de R. Muchembled 401 se vérifie dans ce cas. La frontière confessionnelle est le lieu où la répression contre les « sorcières » est la plus forte. Le sud du Vivarais est une région qui était entièrement passée à la Réforme au XVIe siècle. Les procès de sorcellerie réapparaissent au XVIe siècle car protestants et catholiques se disputent la reconquête de la région, et dans les deux confessions les sorcières et toutes les manifestations « superstitieuses » sont condamnées. De plus, avec la diffusion du concile de Trente, apparaît une religion basée sur la peur, la crainte de l'enfer et du démon. Les « sorcières » sont identifiées comme des incarnations du démon. Enfin, c’est dans cette région de frontière et de reconquête qu’éclate en 1670 la révolte anti-fiscale dite « du Roure ». Roure, un hobbereau, va rassembler les mécontentements anti-fiscaux de la population de la région d’Aubenas. Plusieurs mois d’émeutes s’en suivent avant que la répression étouffe le mouvement. Ces révoltes populaires sont nombreuses dans les années 1630-1670, alors que la pression fiscale augmente en raison des nécessités de la guerre de Trente ans ou des troubles de la Fronde. Mais la contestation fiscale n’est parfois qu’un des éléments à l’origine de la révolte. Sans doute apparaît-elle également comme la réaction d’une culture populaire, et peut-être d’une religion, condamnée par la culture officielle, qu’elle soit réformée ou catholique. Les destructions subies à Privas attestent de ce caractère social et non confessionnel de la révolte. Les maisons des notables privadois, qu’ils soient réformés ou catholiques, ont été pillées.

Pourtant, en dépit de la sévérité de la répression, le clergé reste attentif aux expressions de la religion populaire des paysans, et cherche visiblement à ne pas trop les contrarier, même à l’apogée de la Réforme Catholique. En témoigne la décision de Mgr de Villeneuve :

« Nous permettons aux curés d’exorciser les insectes et autres animaux qui nuisent aux biens de la terre… » ou encore « les officiaux forains pourront permettre les processions ou autres prières extraordinaires dans les temps de sécheresses, d’inondation de pluie trop abondante ou autres calamités. » 402

Une telle modération, certes toute relative, est-elle à l’origine d’une déchristianisation plus tardive ? Cette question sera reprise ultérieurement. En revanche, les synodes réformés réagissent de manière plus rigoureuse face à toutes les manifestations « superstitieuses ». Dans toutes les condamnations analysées, on ne relève aucune concession en faveur de la religion populaire. Certes les peines sont moindres. Ceux qui se sont rendus « coupables » de tels actes sont simplement censurés. Cette coupure profonde entre religion populaire et culture des élites chez les réformés crée un contexte favorable à l’éruption de 1689 dont le signe le plus visible est le mouvement des « Inspirés ».

Au total, on découvre une même culture populaire, peu sensible aux obstacles confessionnels, en conflit avec l’Eglise officielle, protestante ou catholique. Cette opposition n’est pas interrompue par les différentes crises qui émaillent les relations entre les deux communautés. Les synodes du Désert, dès 1726, reprennent les condamnations contre toutes les manifestations de culture populaire comme s’il fallait refermer au plus vite la dangereuse parenthèse ouverte lors de la crise des « Inspirés ». L’Eglise catholique poursuit également ses efforts pendant l’ensemble de la période. Les résultats de cette politique de répression semblent séparer villes et campagnes, ainsi qu’en témoigne l’exemple cité de « nouement d’aiguillette ». Cette attitude est d’autant plus rigoureuse que le clergé catholique est de mieux en mieux formé. Après 1734, les futurs prêtres doivent passer deux ans au séminaire. Néanmoins, cette culture fait preuve d’une remarquable résistance, en dépit des tentatives d’étouffement entreprises par les deux Eglises. Les notables, notamment réformés, se distinguent toutefois du reste de la population par leur capacité à porter des jugements critiques sur les faits relevant de la superstition. Les sources documentaires, il est vrai, ne donnent pas de renseignements aussi précis, à ce propos, sur les notables catholiques.

Notes
392.

S. Mours, « La vie synodale en Vivarais au XVIIè siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1946, pp. 55-103 et copie Auzière BSHPF ms 587 ½.

393.

Mgr La Baume de Suze, Instructions sur les matières de controverse, 1685, P. 350.

394.

Mgr de Villeneuve, Recueil des ordonnances du diocèse de Viviers, 1734, p. 24.

395.

ADA 5 J 153/2, Mgr de Villeneuve, Ordonnance épiscopale, 1729, p. 1,voir liste en annexe 21.

396.

Arnaud A., Le recrutement du clergé séculier dans l’ancien diocèse de Viviers, mémoire de D.E.S., Lyon, 1966, p. 15 et 16.

397.

ADA 25 B 74 p. 37, justice royale Villeneuve-de-Berg, 16/08/1665.

398.

Mgr de Villeneuve, Recueil des ordonnances du diocèse de Viviers, 1734.

399.

Voir carte n° 4.

400.

Jean Régné, La sorcellerie en Vivarais et la répression inquisitoriale ou séculière du XV e au XVII e siècle, Paris, 1913 et ADA 25 B 74 archives de la justice royale de Villeneuve-de-Berg, procès d’Antoinette Boyer dit « tirelle », du lieu de la Villette en Vivarais accusée de sorcellerie.

401.

Muchembled R., Société, cultures et mentalité dans la France moderne, XVI e -XVIII e siècles, A. Colin, Paris, 1994, p. 124.

402.

Mgr de Villeneuve, Recueil des ordonnances du diocèse de Viviers, 1734, p. 294.