L’impression de continuité est donnée par les condamnations répétées de l’évêque ou des synodes. On trouve les mêmes textes, en écho, comme à propos de la superstition. Les injonctions de l’évêque, Mgr de Villeneuve, à propos des fêtes du dimanche sont précises. Il demande aux officiers de police de faire appliquer l'ordonnance royale de 1698 indiquant :
« Défense de travailler les dimanches et fêtes comme aussi de tenir foire et marchés et des danses publiques les jours de dimanches et fêtes et à tous taverniers et cabaretiers de recevoir pendant les heures du service divin tant le matin que les après-dinés aucune personne de quelque qualité qu'elle soit.. » 440
Les jeux souvent associés à la fête sont également condamnés par l’archevêque de Vienne en 1708 :
« Puisque l'expérience journalière nous doit convaincre que ces jeux sont la source funeste de querelles, des blasphèmes et des juremens et la ruine des familles et la cause de divisions scandaleuses dans les mariages. » 441
Les synodes réformés, quelques années auparavant, tenaient le même discours :
« L'importance et la nécessité de la sanctification de ce saint jour et de le consacrer tout entier au service de Dieu et aux œuvres de charité, et prendre garde de n'employer aucune partie aux œuvres manuelles, voyages ni divertissements profanes ; s'abstenant avec soin et un saint scrupule de toutes sortes de jeux, non seulement des jeux prohibés, comme sont les cartes, les dés, mais aussi de tous ceux qui d'ailleurs pourront être indifférents ou même innocents; et surtout observeront de ne point profaner ce jour-là par débauches, ivrogneries et gourmandises et s'abstiendront d'aller au cabaret ce jour-là comme aussi d'aller à la chasse ou à la pêche… » 442
Un deuxième extrait, pris dans les actes du synode de Desaignes, permet de se rendre compte de la remarquable continuité avant la Révocation :
« Pour réussir dans ce dessein il est absolument nécessaire de renoncer de bonne foi à tous les péchés criants qui ont la vogue au milieu de nous et qui embrasent la colère de Dieu ...la profanation du jour de repos dont l'observation nous est si expressement recommandée et que l'on souille indignement par les débauches, par la fréquentation des cabarets, par les jeux et les autres divertissements criminels ». 443
Entre 1675 et 1681, la position des synodes n’a pas changé. La fête, surtout celle qui se déroule le dimanche, est condamnée avec la même constance. Cette attitude est surprenante compte-tenu du contexte. Dès 1661, les persécutions se multiplient, et l’on pourrait imaginer
que les synodes se préoccupent d’autres sujets plus urgents. Cette continuité est d’autant plus impressionnante pour les réformés qu’elle se poursuit après la Révocation. Compte-tenu de la gravité de la situation, la Révocation et les mouvements camisards viennent de se produire, cette question aurait pu passer au second plan. Il n’en est rien. Dès les premiers synodes du Désert, les mêmes condamnations sont reprises et avec une grande constance pendant tout le XVIIIe siècle. Le texte suivant est extrait des actes du synode de 1725, c’est à dire un des premiers synodes après celui de Monoblet, un de ceux dans lesquels l’Eglise réformée se reconstruit :
« Les anciens, les pères et mères veilleront sur la conduite des jeunes gens, les pères sur leurs enfants, et les anciens sur ceux qui sont soumis à leurs inspections et vigilance, pour les détourner de ce qu'on appelle faire l'amour et cela afin de prévenir les grands désordres et scandales qui en arrivent…les danses seront réprimées et ceux surtout qui font état de danser ou d'assister aux danses votives après avoir été admonestés plusieurs fois seront excommuniés s'ils s'opiniâtrent ..cet article sera lu publiquement dans les consistoires » 444 .
Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples, le synode réformé de l’année suivante, le premier synode national en Vivarais (depuis 1685), reprend les mêmes termes pour condamner les fêtes.
Il est étonnant qu'en pleine persécution les synodes passent du temps sur des faits qui paraissent aujourd'hui superficiels ; mais cela se place sans doute dans la continuité des convictions des réformés d'avant 1685. Les réformés sont persuadés d'avoir péché et d'être responsables de leur malheur. Pour remédier à cette déréliction, ils sont convaincus que seule une vie irréprochable leur permettra de sortir des tribulations. Cette continuité est un point de ressemblance très marqué avec les catholiques. De même, la définition donnée à une vie irréprochable est identique. Il faut s’éloigner du monde et des divertissements, donc oublier le jeu et les fêtes, et organiser sa vie, surtout le jour du dimanche, comme une oraison permanente.
Les condamnations de la fête sont-elles restées au stade des bonnes intentions ? L’action des missionnaires et des synodes paraît parfois avoir été efficace. Chomel rappelle qu'une retraite a été organisée en 1728 par le P. Martel, jésuite, pendant le carnaval :
« Le vice et la dissolution n'ont pas osé paraître » 445 .
La resssemblance est frappante avec le synode de Desaignes de 1675 condamnant le carnaval. Il est alors demandé aux fidèles de :
« Renoncer aux emportements de la colère dont nous voyons tous les jours des funestes exemples dans cette province, à la paillardise, aux excès du carnaval… » 446
De même, dans son sermon de 1719 Pierre Durand s’exclame, à propos du respect du dimanche et des fêtes:
« Est-ce avoir d'amour pour Dieu que renvoyer vos débauches, vos idolâtries, vos plaisirs mondains, au jour vénérable du repos du Seigneur lequel doit être employé au service que nous lui devons ? » 447
Les curés sont parfois vigilants et relaient efficacement l’action de l’évêque. Mais le seul exemple trouvé ne concerne pas les trois villes étudiées. A Soyons, petite bourgade de la vallée du Rhône, le curé condamne fermement la fête. Mais Valdemer, curé de Soyons, est un des rares à avoir laissé une trace de son action contre les fêtes dans les registres paroissiaux :
« L’an mil sept cent trente neuf et le huit du mois de mars, le 4è dimanche de carême, sur les six du soir, ont fait un branle sur le petit commun le long du Rone, l’escandale de toute la paroisse, les nommées ci-dessous et écrites en lettres rouges, afin que quand elles viendront à se marier, elles restent six mois fiancées et d’un an ne seront point reçues marraines… » 448
Chomel le béat, dans son manuscrit, fait une nette distinction entre les fêtes « honteuses » qu’il condamne et dont il ne donne aucune description, et celles qui sont admises et qu’il décrit longuement. Dans ce dernier cas se trouvent les fêtes organisées par l’Eglise ou le pouvoir. Il cite notamment les processions, les pélerinages, les réceptions officielles, celle de l’intendant par exemple. Ces fêtes qui peuvent rassembler les deux confessions ont, à ses yeux, un double mérite : elles ne remettent pas en cause l’ordre social, ainsi, lors de la visite de l’intendant, le défilé organisé dans les rues pour l’accompagner est le reflet de la hiérarchie sociale, et elles sont encadrées par le clergé.
Enfin, un autre témoignage de la condamnation de la fête est donné par les archives des confréries. Les visites pastorales de 1599, 1679 et 1714-15 449 sont malheureusement partielles puisqu’elles concernent surtout le Bas-Vivarais mais elles nous permettent de mesurer l’attitude de l’Eglise diocésaine face aux fêtes. En 1599 et 1679, on trouve encore trace, dans plusieurs villes, des anciennes confréries de création médiévale comme celle du Saint Esprit dite aussi des Sabbatiers, fondée sans doute en 1308 mais dont les statuts datent de 1453 450 . Ces anciennes confréries sont surtout chargées d’organiser les fêtes des trois jours de Pentecôte. Leur règlement impose peu de contraintes religieuses : la participation à la grand-messe et aux vêpres est facultative. Les confrères doivent faire l’aumône, rendre visite aux malades, accompagner les défunts, enfin se soumettre à l’arbitrage de l’abbé, qui est un laïc, en cas de querelle. Dans la visite pastorale de 1714-15, le recensement des confréries montre au contraire une domination impressionnante des nouvelles confréries nées sous l’impulsion de la Réforme catholique. C’est le signe de l’efficacité de la reconquête catholique. Deux se distinguent par leur effectif : celle du Saint Sacrement, qui représente 61,7 % des confréries du Bas-Vivarais, et celle des Pénitents 14,7 %. 451 Or ces deux types de confréries sont sous le contrôle étroit du clergé et donnent aux dévotions une grande place dans leur règlement. Celui de la confrérie de Larnas, créée en 1630, précise également que les confrères doivent éviter les jeux et les cabarets et qu’ils ne peuvent en aucun cas organiser de banquet. Ainsi, cette mutation dans la structure des confréries, dont la densité est importante, est un autre élément qui souligne la volonté de condamnation de la fête profane par le clergé catholique. Ces interdictions sont-elles toujours strictement appliquées par les prêtres eux-mêmes ? La réponse est difficile, mais on l’a dit, la répétition, dans les ordonnances épiscopales, des interdictions faites aux membres du clergé diocésain de participer aux fêtes, montre sans doute les limites de l’application.
Mgr de Villeneuve, Recueil des ordonnances du diocèse de Viviers publiées au synode général tenu à Viviers le 20 octobre 1734, Bourg-Saint-Andéol, 1734, p. 134.
ADA 5 J 153/2, extraits du synode diocésain du 25/4/1708.
Synode de Vallon, 1681, cité par S. Mours, « La vie synodale en Vivarais », article cité, p. 55-103.
Synode de Desaignes, AN TT 243, 03/12/1675.
ADA 21 J 164, synodes du Désert, 1725
ADA 1 MI 150, Chomel le béat, Annales de la ville d’Annonay, ouvrage cité, p. 609.
AN TT 243 03/12/1675, actes du synode de Desaignes.
SHPF MS E 77, Durand P., Le sermon du Messie, 1719, p. 20-21.
ADA E dépôt 155 GG1, registre paroissial de Soyons, cité dans Origines Ardéchoises, journal généalogique de la SAGA, n° 21, mars 2002, p. 2.
Visites pastorales : celle de 1599, faite par Mgr Jean de l’Hostel est retranscrite dans la Revue du Vivarais, 1977-78, celle de 1675 par Me Monge official est parue dans le Bulletin d’Histoire ecclésiastique des diocèses de Valence, Gap, Grenoble et Viviers, 1884, enfin celle de 1714-15 est à consulter dans la Revue du Vivarais, 1974, p. 188 et suivantes.
ADA G 211, archives de la confrérie de Larnas.
Marc Venard, « Les confréries dans l’ancien régime », Revue du Vivarais, 1985, pp. 227-239.