4) Chapitre 4 : le temps des troubles et des changements (1685-1750)

L’objectif de cette partie n’est pas d’étudier l’ensemble de la politique de répression en Vivarais. S. Mours pour l’ensemble du Vivarais, E. Reynier pour Privas ont déjà analysé précisément les différentes mesures de la politique royale. Le but est plutôt ici d’analyser l’application de cette politique anti-protestante et ses conséquences sur les comportements des deux communautés. Il s’agit aussi de s’interroger sur la pertinence de la coupure en 1685 ? Pour les réformés, il y a une rupture certaine. La volonté d’une étude de la longue durée ne peut nous faire oublier l’importance de certaines coupures événementielles. Dans la dialectique entre temps court et temps long, l’interruption de la Révocation ne peut être ignorée. Mais la rupture a-t-elle été la même pour tous les groupes sociaux et confessionnels ? Pour les catholiques, cette date correspond à une période d’enracinement de la Réforme catholique et à un renforcement du contrôle par le clergé. Mais il est vrai que ce découpage chronologique est largement calqué sur l’évolution des relations protestants-catholiques. Quels effets ont exercés les mesures répressives décidées par des autorités extérieures au Vivarais sur les notables des villes étudiées ? Certains n’hésitent pas à reprendre à leur compte l’action de répression, d’autres non. Quelles sont les conséquences sur les relations entre les deux communautés ? Enfin, cette période troublée a un autre avantage pour le chercheur, elle joue un rôle de révélateur des comportements ; elle permet par exemple de vérifier les hypothèses émises précédemment concernant les relations entre les deux communautés ou encore l’enracinement de la foi chez les réformés.

L’étude des relations au XVIIIe entre les deux communautés peut être abordée de manière globale, à l’échelle de l’ensemble du Vivarais, grâce au tableau des emprisonnements à la forteresse de Beauregard près de Saint Péray. 456 Certes ce graphique ne donne qu’un état de la situation dans la région centrale du Vivarais, à l’exclusion d’Annonay et de l’extrême sud. Il ne permet pas non plus d’avoir de distinction dans le comportement selon l’appartenance sociale. Mais il donne la possibilité de mesurer comment les autorités locales, donc les notables, ont relayé les décisions de l’autorité royale. Or, plus que la législation royale anti-protestante, c’est cet aspect qui retiendra notre attention. Ce graphique va vous permettre également de situer les trois villes étudiées dans le contexte des persécutions locales et s’interroger sur leur situation : restent-elles à l’écart de la persécution ou sont-elles davantage marquées ?

Trois points paraissent à souligner afin de mettre en perspective l’étude des relations entre les deux communautés. Tout d’abord, la répression apparaît plutôt modérée dans les années de la Révocation. Le mouvement de conversion a été général. Les réactions violentes, les refus de se convertir, autant de motifs d’emprisonnement, existent mais ils sont rares. Il faut attendre le mouvement des « Inspirés » 457 et les incitations de Brousson à la résistance pour que se déclenche la violence de la première phase de répression. Les villes étudiées sont, elles aussi, touchées par ces persécutions. Des dragons sont logés chez les « nouveaux convertis » d’Annonay ou de Villeneuve-de-Berg. Ensuite, comme partout dans le royaume, la chronologie de la répression se calque également sur celle de la guerre et de la paix avec les puissances européennes. A peine le traité de Ryswick est-il signé, que les troupes ont à nouveau tout loisir pour agir en Vivarais. Enfin, Bâville renforce la répression entre 1698 et 1701 en tentant, par la force, de rendre sincères les conversions de façade. Le deuxième épisode est une riposte à la tentative d’étendre l’insurrection camisarde en Vivarais avec parfois le soutien des « Inspirés ». Dortial illustre bien cet épisode. A la fois chef camisard et « inspiré », il anime le mouvement de 1704. Ces troubles qui éclatent dans la région de Privas sont largement étrangers aux autres villes étudiées. Dans le même temps, les assemblées clandestines animées par des prédicantes ou des « prophètes » se multiplient. La période de calme marque peut-être la volonté des autorités de ménager les réformés pour éviter tout nouveau soulèvement. Cette période d’apaisement permet de multiplier les assemblées au Désert, à partir de 1744, elles sont même organisées en plein jour. Entre 1730 et 1750, deux nouvelles périodes de répression s’intercalent (1729-1732 et 1738-1745) toutefois dans cette évolution ; elles sont liées en grande partie à la réorganisation de l’Eglise réformée par P. Durand et A. Court. Les premiers pasteurs formés à Lausanne reviennent en Vivarais. Les autorités réagissent à ces tentatives nouvelles de prosélytisme et de réorganisation d’une Eglise réformée. Enfin, un dernier épisode survient entre 1747 et 1753 ; les arrestations qui se produisent révèlent une persécution tardive. C’est un ultime effort des autorités pour tenter de confirmer les conversions en obligeant à des « rebaptisations » et d’interdir les assemblées clandestines. Le remplacement de l’intendant Le Nain, assez modéré, par Saint Priest est en partie à l’origine de ce regain de persécution. L’apaisement dans les relations ne se fait sentir qu’en 1760. Mais dans la mesure où cette dernière étape ne concerne guère les villes étudiées, le jalon chronologique retenu ici est 1750. C’est dans ce cadre de tension que se place cette étude. La comparaison avec le Poitou 458 montre des ressemblances mais aussi des différences assez nettes. La période de forte répression s’installe entre 1685 et 1702 en Poitou. Le décalage est donc net en Vivarais, car les emprisonnements commencent surtout entre 1703 et 1709. Mais les violences des dragonnades qui ne sont pas prises en compte sur le graphique sont une réalité également en Vivarais entre 1683 et 1686. De 1703 à 1731, les condamnations continuent en Poitou mais à un rythme plus lent. Le parallèle est donc possible ici avec le Vivarais. En revanche la période qui suit souligne l’originalité du Vivarais. Alors que la répression se réduit en Poitou de 1732 à 1771 avec les progrès de la tolérance, un nouvel épisode de violence s’abat sur les réformés vivarois entre 1730 et 1750. Enfin les condamnations deviennent exceptionnelles en Poitou seulement à partir de 1772 alors qu’elles sont très rares dès les années 1760 en Vivarais. La répression en Vivarais présente donc une chronologie originale et une ampleur assez marquée que l’étude des trois villes va permettre de préciser.

Notes
456.

E. Gamonnet a reconstitué une liste des prisonniers dans  Etienne Durand et les siens, ouvrage cité, p. 75-77 qui a été ici traduite en graphique, voir graphique 22.

457.

Le mouvement des « Inspirés » prend naissance dans la région de Privas en 1689 à la suite des prédications d’Isabeau Vincent, bergère de la région de Saou dans la Drôme et des lettres de Jurieu dont le message millénariste annonce la fin prochaine des persécutions. Isabeau Vincent indique, lors de périodes de transe, que les « nouveaux convertis » doivent revenir à leur foi et ne plus pratiquer le culte catholique. D’autres « nouveaux convertis » vont suivre son exemple et se mettre à prophétiser. En dépit de la répression, des assemblées ont lieu entre 1689 et 1730 où les « Inspirés » jouent un rôle important. L’origine sociale des « Inspirés » est modeste mais ils vont marquer les esprits des « nouveaux convertis » en Vivarais et parfois au-delà (cf. Y Krumenacker, « L’évolution du concept de conscience chez Marie Huber », Dix-huitième siècle, n° 34, 2002, P.U.F., p. 225-237). Ils constituent parfois un foyer de recrutement camisard : c’est le cas pour Dortial. Mais en Vivarais la relation entre les deux phénomènes est réduite.

458.

Y. Krumenacker, Les protestants du Poitou au XVIII e siècle (1681-1789), ouvrage cité, p. 53-208.