Des résistances différentes s’observent face à la conversion forcée, soit en fonction du lieu soit en lien avec l’appartenance sociale. Alors que la population réformée d’Annonay est estimée à 1400 en 1679, en fonction du nombre de baptêmes, on ne dénombre que 157 conversions, soit un peu plus de 11 %. Il est vrai que certains pères de famille abjurent au nom de leurs enfants en bas âge. Mais le pourcentage ne permet pas de parler d’une véritable abjuration collective. La situation est bien différente à Villeneuve-de-Berg où l’on compte en 1685 entre 160 et 200 abjurations après les dragonnades. Or, si l’on essaie d’estimer la population des réformés d'après la moyenne des naissances entre 1675-1685, on obtient un résultat compris entre 190-200. C’est donc bien ici la presque totalité de la population qui s’est convertie. On retrouve en 1688 des signes d’un culte clandestin dans la ville, une minorité subsiste donc. Cette différence peut-elle s’expliquer par une attitude plus répressive des catholiques et des troupes ? Le martyre de Charles Jeune 464 , notable de Villeneuve trouve des échos à Annonay avec des exemples de cadavres de notables, traînés par les dragons afin d’imposer une sépulture au cimetière catholique. Les mesures répressives ne semblent pas être l’élément décisif de compréhension même si des différences apparaissent. Le comptage des décisions de justice prises par les deux cours bailliagères est plein d’enseignements. Les autorités locales de Villeneuve-de-Berg, on ne comprend pas ici les exactions provoquées par les dragons, ne semblent pas très agressives. Le tableau 465 compare les procès engagés à l’encontre des « nouveaux convertis » pour la même période 1685-1700. Leur nombre est plus faible pour le bailliage de Villeneuve-de-Berg et les réformés concernés ne sont en général pas des habitants de cette ville. Il y a des « nouveaux convertis » au sein des officiers de justice de Villeneuve-de-Berg. La situation de l'avocat François Jeune est révélatrice de l'opposition larvée chez les notables réformés. Par son abjuration, il a pu retrouver son office de juge à la cour de la viguerie (la justice seigneuriale). Il tire argument de cette fonction pour contester la première place tenue par la justice bailliagère. Les officiers royaux interprètent cette attitude, notamment Dupuy, lieutenant général au bailliage, comme une volonté de « venger la mémoire des réformés villeneuvois punis pour fait de religion ». Un tel comportement peut expliquer les différences entre les deux villes. 466 En revanche l’analyse de la répartition confessionnelle 467 des officiers du bailliage d’Annonay, en 1721, montre que tous les postes importants sont occupés par des catholiques et seulement quelques « nouveaux convertis faisant leurs devoirs de catholique ». Une telle composition, conjuguée avec l’acharnement du procureur du roi, est sans doute à l’origine, des mesures beaucoup plus agressives prises par le tribunal d’Annonay à l’encontre des « nouveaux convertis ». L’attitude des dévots annonéens semble se retrouver ici dans cette politique plus répressive. Fourel, procureur du roi, pourrait bien appartenir à ce groupe actif à l’époque de la Révocation, et dont la formation, on l’a vu, remonte au début du XVIIe siècle. 468
Les éléments d’explication des différences de résistance semblent également relever du rapport de force démographique. Les réformés villeneuvois étaient minoritaires depuis le début du XVIIe siècle et leur identité confessionnelle paraissait moins affirmée que dans les deux autres villes. Les mariages mixtes étaient plus nombreux qu’à Annonay. Mais les prénoms vétérotestamentaires montrent tout de même le maintien d’un attachement des réformés villeneuvois à leurs racines, 469 à des modes de vie. Néanmoins, on trouve très peu d’émigration vers le Refuge. Pourtant la composition sociale des réformés de Villeneuve-de-Berg est proche de celle des annonéens : un fort pourcentage de notables et d’artisans, c’est à dire en général ceux qui constituent les rangs des émigrés. Le processus de conversion qui s’était entamé dans le cours du XVIIe siècle trouve ici sa conclusion. La Révocation n’apparaît sans doute pas pour cette ville comme une coupure majeure. Il y a eu un long mouvement de conversion.
Il y a donc un ensemble d’informations qui permet de caractériser la population réformée de Villeneuve-de-Berg 470 : une faible résistance en apparence, peu d’émigration, et des persécutions locales modérées. Mais il est difficile de définir dans quel ordre ces différents facteurs ont joué. Est-ce l’absence de résistance qui explique le peu de mesures répressives ? Ou, au contraire, la faiblesse de la persécution permet-elle de comprendre l’émigration très réduite ? La courbe des mariages avant 1685 montrait des réformés ne respectant pas le Carême. Ceci pourrait faire penser à des relations plutôt cordiales entre les deux communautés. C’est ce que permet également de supposer l’évolution des pourcentages de prénoms vétérotestamentaires. La communauté réformée est très réduite, elle n’est donc pas identifiée comme un réel danger.
Sur les trois villes étudiées, deux montrent une baisse dans la proportion des prénoms bibliques, Annonay et Privas, mais Villeneuve-de-Berg se signale par une stabilité. 471 Cette situation ne manque pas d’étonner. L’absence de résistance n’est peut-être qu’apparente. L’attachement à une civilisation protestante reste fort dans cette minorité confessionnelle. Une autre hypothèse peut interférer avec la première. L’analyse précédente se fonde sur la relation entre l’importance des taux de prénoms vétérotestamentaires et la forte identité confessionnelle. Cette relation, bien établie au XVIIe siècle, semble se détendre progressivement dans la première moitié du XVIIIe siècle. Mais il est possible qu’il y ait des différences d’évolution entre les villes. Les notables annonéens ont peut-être abandonné plus tôt que les autres l’attachement aux prénoms vétérotestamentaires sans pour autant, comme le montrent d’autres signes, renier leur identité confessionnelle.
Les situations d’Annonay et de Privas, en revanche, apparaissent bien différentes de Villeneuve-de-Berg. La faible conversion des réformés annonéens évoque sans doute des résistances. Elle rappelle l’existence d’une frontière confessionnelle hermétique dans laquelle la Révocation va frapper à toute volée. L’attitude des autorités locales est également bien différente. Les mesures répressives sont plus nombreuses et les victimes sont des réformés d’Annonay. Ici encore, on peut s’interroger sur l’ordre des événements. Les autorités locales, le procureur du roi entre autres, apparaissent beaucoup plus répressives. Mais peut-être est-ce la résistance des réformés face au mouvement de conversion qui a renforcé la persécution. Le résultat apparaît dans les taux d’émigration. Privas et Annonay connaissent des taux beaucoup plus élevés que Villeneuve-de-Berg et cela confirme l’attitude antérieure des réformés : le refus de toute compromission et l’existence d’une frontière confessionnelle bien marquée. Mais seule Privas dépasse le pourcentage de l’ensemble du royaume qui est de 25 %. Cette situation est-elle le résultat d’un contexte local fortement répressif qui se conjugue avec les persécutions appliquées dans l’ensemble du royaume ? En effet, les réformés privadois, avant la Révocation, ont dû quitter la ville de Privas en 1664 après avoir subi les vexations du seigneur local réclamant le remboursement des dégâts du siège de 1629. Pour l’ensemble du Vivarais, la moyenne est de 8 % : soit 3000 émigrés sur un total de 37500. On s’aperçoit que, comme dans d’autres provinces, en Vivarais, les villes ont fourni les plus gros effectifs de l’exode. 472
La valeur des biens confisqués aux émigrés fait apparaître de très fortes différences, en livres : Villeneuve-de-Berg : 1600, Annonay : 82761, Privas : 6000 473 . Elle reflète des inégalités dans la composition sociale des émigrés et peut-être également de l’ensemble de la communauté réformée. Les réformés privadois sont plutôt de petits notables ou des artisans, à la différence des deux autres villes. Les notables réformés annonéens se caractérisent par leur richesse. On trouve ici une confirmation des analyses sociales déjà présentées. Cette particularité sociale d’Annonay est peut-être une autre raison de l’importance de la persécution, les riches notables étant considérés comme des moyens de conversion de l’ensemble de la communauté.
Cette résistance s’organise en fonction de certains groupes d’âge : les jeunes, entre 18 et 20 ans, paraissent être les plus actifs. Deux signes permettent de l’affirmer. Un exemple, pris parmi d’autres, dans les archives de la justice du bailliage d’Annonay permet de s’en convaincre. En 1699, André Léorat (maître apothicaire) et André Lagrange (fils de Me Louis Lagrange avocat), Jean et Jacques Rignol (fils de Me Jean Rignol, ancien notaire royal) et d'autres « nouveaux convertis » ont pressé le pas pour éviter d'avoir à saluer le Saint Sacrement, alors qu'ils auraient dû ôter leurs chapeaux et se mettre à genoux. De telles exigences rappellent les attitudes corporelles qui étaient attendues des fidèles dans le temple avant 1685. Elles soulignent que les attitudes de piété sont souvent identiques. La différence entre les confessions ne tient donc pas forcément aux pratiques, mais à l’autorité qui les exige des fidèles. La liste des accusés permet d’identifier des fils de notables, dont les parents ont tenu une place importante dans la communauté réformée. Une plainte est déposée par le procureur Fourel. La sentence du tribunal impose aux accusés de demander pardon à Dieu le dimanche à la grand messe devant le maître-autel, à cela s’ajoutent 20 livres d'amende. 474 Une sanction qui n’est pas sans rappeler les censures du consistoire, lorsque le pénitent devait demander pardon devant toute la communauté à l’issue de la prière dominicale. Cet exemple peut être généralisé si l’on utilise la liste des abjurations des réformés d’Annonay. L’analyse montre que la catégorie d’âge qui nous intéresse est absente. S’agit-il de ne réunir que les chefs de familles ? Non, semble-t-il, puisque les épouses sont présentes également. Nous sommes peut-être en présence d’un cas de résistance de la part des jeunes réformés, qui rappelle le Poitou 475 où, de la même manière, les femmes et les adolescents refusent la conversion.
Enfin la résistance semble s’organiser selon des clivages sociaux. L’attitude des notables appelle des nuances. Certains ont accepté de se soumettre. Dans le cas d’Annonay, ils se caractérisent parfois par leur lieu d’habitat (proche du centre ville 476 et des habitations des notables catholiques) et par l’abandon très rapide des prénoms vétérotestamentaires. Dans la liste des abjurations, le comptage de ce type de prénoms donne un résultat de 4,48 % pour les hommes et 8,07 % pour l’ensemble de la population 477 . C’est un taux en net retrait, notamment pour les notables, par rapport aux chiffres signalés précédemment. Au XVIIe siècle, le même comptage avait révélé un taux de 11,65 %. Est-ce le signe d’une confessionnalisation moins forte pour certains notables dans les années qui précèdent la Révocation ? La manifestation moins clairement affirmée de l’identité confessionnelle serait peut-être une évolution face à la persécution. Cela peut signifier que, face à la persécution le comportement des notables a évolué et qu’un début d’intégration s’est opéré. Une réponse est apportée par le recensement de 1721 effectué par le procureur du roi J. A. Fourel 478 . Ce comptage permet de préciser la position des notables. Il donne les moyens d’identifier les différents foyers selon leur état de « conversion » au catholicisme : anciens catholiques, nouveaux convertis et nouveaux convertis faisant leur devoir de catholiques. Les résultats soulignent la faible importance des « nouveaux convertis faisant leur devoir de catholiques » . Les abjurations ont été obtenues par la force en 1685. Trente-six ans plus tard, et même avec l'arrivée d'une nouvelle génération, l'attachement à la religion réformée semble très fort 479 . Par conséquent le faible pourcentage de prénoms vétérotestamentaires ne peut pas être interprété comme le signe d’une réelle déconfessionnalisation. Tout au plus peut-on en déduire la volonté des « nouveaux convertis » de moins faire apparaître ouvertement leur appartenance confessionnelle. Par ailleurs, la comparaison avec les catholiques montre des évolutions similaires. L’interprétation semble donc différente de celle qu’il était possible de faire avant la Révocation.
Ce comptage est confirmé par les annotations du procureur du roi. Ainsi un tanneur, Etienne Léorat, est décédé le 9 août 1721, « sans avoir fait son devoir de catholique ». Ou encore les enfants du voiturier Pierre Chardon sont « élevés dans la religion protestante, par rapport à la femme de chambre, ce à quoi faut prendre garde ». Un notable, Mathieu Johannot, marchand toilier, est décédé en 1726, « sans avoir fait ses devoirs de catholique ». L'attachement des protestants à leur foi est sans doute encore plus fort pour les femmes. Le procureur du roi a parfois séparé la présentation des familles en distinguant l'homme, nouveau converti, et la femme, ou une autre parente, refusant de pratiquer le culte catholique. C'est le cas pour Pierre Chardon, déjà cité. Le couple est noté « ancien catholique » mais la belle-mère est signalée comme « nouvelle convertie » de même que la servante, et les enfants sont élevés dans la religion protestante. Ou encore pour Jean-Pierre Ravel : lui, est noté « n.a. », il s’agit donc d’un « nouveau converti faisant ses devoirs de catholique », alors que sa femme est une « nouvelle convertie ». Quelle pouvait être l'existence de ces familles mixtes ? Quelles étaient les relations avec le reste de la parenté ? Relations familiales très tendues ou au contraire compréhension, les enjeux sociaux du lignage primant sur l’appartenance confessionnelle. Il est également possible que le mari soit obligé, pour conserver sa fonction, de donner des signes de conversion, alors que la femme ayant moins de liens professionnels n'a pas cette contrainte. Cet attachement au protestantisme a sans doute été favorisé par des liens internes forts. En témoigne la situation de Mathieu Johannot, marchand papetier. Il emploie deux valets, quatre servantes, quatre compagnons, six apprentis et un charpentier. Tous sont notés « nouveaux convertis » ; de même, pour l'autre Mathieu Johannot, cousin du premier.
Charles Jeune est fils de Balthazard, bourgeois de Villeneuve-de-Berg. Sa famille a adhéré à la Réforme dès les origines, il fréquente le culte au Pradel. Il est sans doute avocat. Lors des persécutions, il doit recevoir les dragons en 1683-1684 (64 soldats, il est torturé). Arrêté, puis conduit à Montpellier, enfermé dans la citadelle, il est ensuité transféré à Aigues-Mortes et enfin embarqué pour les Amériques. A l'arrivée, il peut aborder à l'île de St Christophe (anglaise) et de là, repartir enfin libre vers la Hollande. Cité par S. Mours, Portraits huguenots vivarois, Musée du Désert, 1948.
Voir tableau n° 36 et 37.
D’après Boulle M., « les grandes heures du bailliage et de la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg (1284-1790) », Revue de la société des enfants et amis de Villeneuve-de-Berg, n° 40 , 1984, p. 120. Reynier cite des exemples identiques pour Privas.
Voir tableau 31.
Voir le schéma de la répression à Annonay, tableau 2.
Voir tableaux 32 et 39 des pourcentages d’émigrés et des prénoms vétérotestamentaires pour les trois villes dans le texte.
D. Boisson, Les protestants de l’ancien colloque du Berry de la révocation de l’Edit de Nantes à la fin de l’Ancien régime (1679-1785), Paris, Champion, 2000, p. 298, fait le même constat à propos d’Asnières-les-Bourges ; en raison de l’isolement social et géographique de cette communauté réformée, les persécutions et l’émigration ont été moins fortes qu’ailleurs.
Voir tableau 39.
carte de Y. Morel, Catholiques et Protestants en Vivarais, XVI e –XVIII e siècles, tome II La révolte des humbles, 1683-1687, Privas, Archives départementales de l’Ardèche, 1980, document 18 et p. 51-52 sur les points de départ des émigrés et leurs biens.
Voir tableau 33.
ADA 11 B 6, 28/05/1699, folio 167.
Y. Krumenacker, Les protestants du Poitou…, ouvrage cité, p. 156-157.
Voir le plan d’Annonay en 1721, carte n° 4.
Voir tableau n° 39.
Bibliothèque municipale de Vienne, M. 141, J. A. Fourel, Rolle général des habitants de la ville d’Annonay fait par nous Jean Armand Fourel procureur du roy au baillage dudit Annonay, Louis Chomel de Jarnieux notaire royal commissaire nommé avec Mrs Jean-Pierre Ravel et Claude Bechetoille consuls par délibération du bureau de santé du 8 juin 1721, manuscrit, 1721.
Voir tableau 34.