Qui sont alors les rares « nouveaux convertis faisant leur devoir de catholiques », soit 2 % de la population annonéenne ? Le procureur du roi a vérifié qu'ils pratiquaient les rites catholiques, tel Alexandre Pascal, bourgeois, enterré dans l'église en 1722. Mais il reste impossible de connaître leurs convictions intimes. La plupart de ces personnes sont des notables. C'est le cas pour Pascal, déjà cité, c'est également le cas pour Jean-Pierre Ravel, consul, ou encore André Abrial, chirurgien. La liste complète 480 , quinze personnes dans ce cas, permet de confirmer cette appartenance au groupe des notables de ces « nouveaux catholiques qui font leur devoir ».
Leur conversion se fait sans doute pour leur permettre de conserver leur fonction. Cela est surtout vrai pour les officiers, que les ordonnances royales obligeaient de confesser la « religion catholique apostolique et romaine ». Ainsi, le père de Chomel le béat est notaire royal, il s’est converti au catholicisme pour conserver sa charge. Il n’hésite pas à encourager son fils à entrer dans le clergé. Il est même prêt à lui acheter un canonicat au chapitre d’Annonay. Son fils refuse. Le père est furieux contre lui 481 parce qu’il laisse ainsi échapper une chance d’ascension sociale. Pourtant, en dépit de ces quelques conversions de nécessité, les notables protestants sont beaucoup moins présents dans le monde des officiers de justice qu'au XVIIesiècle. Le comptage de 1721 le confirme. Les « nouveaux convertis » qui y restent sont très minoritaires. 482
Mais les réactions sont différentes. D’autres au contraire résistent. Ils sont les plus nombreux d’après le comptage effectué par Fourel. Dans le premier tiers du XVIIIe siècle, la baisse des effectifs est limitée, il y a encore 171 foyers en 1721, d’après le recensement de Fourel. Quant au chiffre de 1685, 157 individus recensé lors de l’abjuration générale, il est largement sous évalué. Si l’on reprend le chiffre de population estimée d’après le nombre de baptêmes, il y avait 1369 réformés à Annonay avant la Révocation. Si l’on applique le coefficient 4,5, soit le nombre moyen de personnes vivant dans un foyer selon les estimations d’A. Molinier 483 , à 171, pour retrouver le nombre d’individus en 1721, on arrive à 769. Si l’on y ajoute les 216 émigrés, cela donne 985. Cela voudrait donc dire, en prenant comme hypothèse que les paramètres démographiques sont constants, ce qui est loin d’être le cas car plusieurs années sont marquées par des mortalités exceptionnelles, qu’au maximum 384 personnes se sont converties entre 1684 et 1721, soit 28 % de la population réformée de 1685. La comparaison des données de ces deux années montre donc une baisse limitée. Le mouvement de conversion n’a pas l’ampleur qu’il connaît à Villeneuve-de-Berg. Cette absence d’un mouvement massif est un signe de résistance.
Les Lagrange 484 , déjà cités pour leur stratégie d’alliances endogamique et homogamique, offrent l’exemple d’une famille de notables qui résiste. Leur notabilité a été acquise grâce aux offices de justice. Le premier, Claude Lagrange (1600-1686), achète l'office de greffier au bailliage royal du Vivarais et se marie avec Jeanne Rousset, fille d'un marchand tanneur. Il achète des terres et prête de l'argent sous forme de constitutions de rentes. Le couple a neuf enfants. Théodore, fils de Claude, (1646-1711) marié à Jeanne Rignol a dix enfants et continue la charge de greffier au bailliage jusqu'en 1682. Mais il doit se démettre à la suite des arrêts et déclarations interdisant aux réformés l'exercice des offices judiciaires. Emprisonné après 1686 pour avoir conservé des armes et des livres défendus, il est plusieurs fois condamné pour refus de participer aux offices. Sa fille Marie est enfermée au couvent de Sainte Claire. A Privas, on relève également des signes identiques de résistance. Mais, la foi assez fragile des « nouveaux convertis » privadois est très critiquée par les pasteurs. Dans le même temps, E. Reynier relève des signes de résistance. Le maintien d’un maître d’école protestant, les difficultés faites aux sœurs de Saint Joseph pour s’installer, la persistance d’habitudes alimentaires, sont autant de signes de résistance de la part des notables. Certains ont un engagement plus poussé. L’apothicaire de Privas, Fuzier, sert de relais pour le courrier du pasteur Durand dont la tête est mise à prix dans les années 1720. Le signe qui nous paraît susceptible de donner une vue d’ensemble de cette résistance est le refus d’adhérer aux confréries 485 . Leur création est tardive à Privas et les effectifs sont réduits et très vite en baisse. Les effectifs de la confrérie du Confalon montrent une stagnation des adhésions, alors que les confréries dans les deux autres villes connaissent une forte croissance dans la première moitié du XVIIIe siècle. Les deux attitudes, chez les notables, semblent donc cohabiter, celle de la résistance ou celle de la conversion.
Pour d’autres enfin, les persécutions semblent favoriser la naissance de valeurs nouvelles. La conversion d’un notable d’Annonay peut être interprétée dans ce sens. Mais l’exemple est isolé. Le procès de Sr Jean-André Delacou, habitant de Boulieu, paroisse proche d’Annonay, 38 ans, bourgeois, se déroule en 1684. Delacou avait abjuré la « R.P.R. » en 1681, puis était parti se réfugier à Genève. Il est alors déclaré relaps. Il se décide à revenir de Suisse pour des raisons familiales :
« Etait revenu secrètement en ladite ville de Boulieu lieu de sa naissance pour y voir sa femme qui y réside et laquelle a toujours fait profession de la R.C.A.R. » 486 .
C’est l’un des rares exemples de mariage mixte dans la région d’Annonay. Delacou est alors arrêté par les archers du prévôt. A la question qui lui est posée au cours du procès sur les raisons de son abjuration en 1681, il répond :
« Ledit Sr Delacou nous aurait répondu que véritablement il avait abjuré la RPR aux temps susdit, mais que c'était pour épouser sa femme qui était catholique afin de mettre à couvert l'honneur de sadite femme que pour cela il se serait fait juif ou turc s'il eût été nécessaire, que depuis il avait continué à Genève où il s'était retiré de faire profession de la RPR à l'exemple du Sr Cluzel, ci-devant ministre du Cheylard .. » 487
Mais il est difficile de savoir s’il s’agit seulement d’une manière de s’exprimer ou d’une réelle indifférence religieuse. Cela d’autant plus qu’il revient à la religion réformée après cette affaire. Mais il est prêt à embrasser n’importe quelle religion afin de pouvoir se marier. Le cas d’Isaac et de Louis Tourton est plus surprenant. Nous disposons pour l’analyser d’un important document : leur livre de raison. Il comprend trois cahiers dont un registre des événements familiaux de 1676 à 1708, un livre de raison proprement dit de 1686 à 1708, un résumé des nouvelles du temps de 1688 à 1701 et des feuilles détachées présentant l’inventaire des meubles et de la bibliothèque. Celui-ci a été commencé par Isaac, avocat, et continué par son fils Louis après le départ de son père à Genève en 1692. Le fils a commencé des études théologiques auprès du pasteur Homel mais après la Révocation il doit fréquenter le collège des Cordeliers à Annonay. Après la conversion forcée de 1685, ils notent dans leur livre de raison des informations apparemment contradictoires. Isaac semble garder un attachement pour le protestantisme et n'hésite pas à le noter dans son journal à plusieurs occasions. En 1692, il reproduit un article de journal démontrant « que le tribunal de l'Inquisition est contraire aux traditions de la primitive Eglise et à la justice ». Quelques années plus tard, en 1695, Louis agit de même et recopie dans les journaux qu'il reçoit, la gazette de Hollande notamment, « les demandes des plénipotentiaires d'alléger le sort des protestants de France » (avant la paix de Ryswick de 1697) :
« Ils demandèrent qu'il nous soit procuré le soulagement après lequel nous soupirions depuis longtemps et que nous soyons restablys dans nos droits libertez et privilèges en matière de religion, pour jouir d'une entière liberté de conscience » 488 ,
Une telle phrase laisse peu de doute sur ses convictions religieuses. Il se réjouit également qu’une assemblée réunit à Fontenay-le-Comte par le maire pour prendre des mesures contre « les nouveaux réunis » se termine par la chute de deux poutres sur les participants 489 . Enfin, en 1698, il reproduit le récit du Mercure français sur l'exécution du prédicant Brousson, roué le 4 novembre 1698 à Montpellier 490 avec une admiration non dissimulée. Tous ces détails laissent à penser que son attachement à la religion réformée est profond et que sa conversion n’est que superficielle. Pourtant, il s’intéresse de très près aux divisions des catholiques à propos du quiétisme. En 1696, il en donne une définition très précise. Il relève également tous les signes de tolérance religieuse au sens actuel du terme. Il est critique à propos des décisions du pape prises sans le consentement du concile. Il s’intéresse aux pays qui donnent à leurs habitants une réelle liberté religieuse. Il note, en 1699, que les Turcs sont tolérants face aux Chrétiens :
« Le grand seigneur a fait publier une exemption de toutes charges et impositions pendant cinq ans avec une entière liberté de conscience pour toujours en faveur des Chrétiens qui seront establis dans les païs de sa domination » 491 .
Il établit des comparaisons avec les états dont l’intolérance est manifeste. Ainsi, il compare les catholiques anglais persécutés par le roi d'Angleterre avec la situation française :
« Cela mesme se pratique en France où il n'est plus permis aux pasteurs des princes protestants de recevoir aucun de nous autres à leurs exercices de dévotion ».
Pourtant il conserve toute sa fidélité au roi et se réjouit des victoires françaises, y compris contre des puissances protestantes. Il relit l’histoire d’Annonay et reconnaît que les protestants ont aussi été à l’origine d’exactions pendant les guerres religieuses au XVIe siècle 492 . Cette capacité de critique face aux actions de ses coreligionnaires est nouvelle. La narration des faits passés, notamment les guerres religieuses du XVIe siècle, est habituellement transformée selon l’appartenance religieuse. La découverte de la tolérance ne l’amène toutefois pas à une indifférence religieuse, mais plutôt à une volonté de découvrir la nouvelle religion dans laquelle il se trouve obligé de vivre. Le concept de tolérance semble progressivement apparaître dans l’esprit de Tourton, peut-être sous l’influence de ses lectures hollandaises. On constate de même une évolution entre le père et le fils. Isaac a construit son livre de raison comme un livre de comptes dans lequel il insère des informations de la vie quotidienne alors que Louis utilise ses lectures pour alimenter son journal. Ses lectures traduisent une double culture à la fois protestante par l’héritage familiale et catholique par l’imprégnation de l’enseignement reçu chez les Cordeliers.
Voir le tableau 35.
H. Léorat-Picancel, Vie de Monsieur Louis Chomel…, ouvrage cité, p. 29-30.
Voir le tableau 31.
A. Molinier, Paroisses et communes de France, l’Ardèche, Paris, C.N.R.S., 1976, p. 65.
D’après l’article de J. Skalski, « Les Lagrange d’Annonay en France, en Suisse, en Saxe, en Pologne et à la Martinique, 1600-1860 », Cahiers du centre de généalogie protestante, 1984, pp. 304-312.
Voir graphique 23 pour la confrérie privadoise du Confalon dans le texte et graphique 39 pour les confréries annonéennes.
ADA 11 B 42, archives du bailliage d’Annonay, 25/10/1684.
ADA 11 B 42, archives du bailliage d’Annonay, 25/10/1684.
ADA 1 MI 327, Tourton, Livre de raison, 1697, p. 536.
ADA 1 MI 327, Tourton, Livre de raison, 1698, p. 623.
ADA 1 MI 327, Tourton, Livre de raison, 1698, p 605-606 et A. Mazon, Deux livres de notes journalières au XVII e siècle, Annonay, 1891, p 50.
ADA 1 MI 327, Tourton, ouvrage cité, 1699, p. 640.
ADA 1 MI 327, Tourton, Livre de raison, 1698, p. 575.