L’exemple de Privas le confirme, même si les notables réformés signent en 1686 une déclaration de fidélité 537 , peut-être obtenue sous la pression, si le pasteur Durand leur reproche de n’être pas assez fidèles à leur foi, des modes de vie, signes de l’attachement confessionnel, persistent. La consommation de viande pendant les « temps défendus » entre dans ce cadre. Il s’agit bien d’un maintient d’un comportement antérieur à la Révocation car en 1651 les catholiques se plaignent parce que les « hôtes baillent de la chair à manger aux jours défendus » 538 . Les archives de la justice seigneuriale rapportent l’affaire suivante. En 1729, un marchand logeant à l'auberge à Privas, Blanchard, va souper 539 . Il est catholique et étranger à la ville. Il voit deux personnes mangeant de la viande, un jour défendu, dans l'auberge de René Agier dit Maurin aubergiste. Il leur fait remarquer qu’ainsi elles commettent une faute. Les deux personnes l'expulsent de l'auberge et le frappent. Lors du procès, les témoins font preuve « d’amnésie ». A. Veyrenc, 17 ans, fille de Veyrenc, avocat, a vu la scène car elle était à la porte de l'auberge, mais elle déclare n'avoir vu aucune violence contre Blanchard. Jacques Mazeyrac et Anne Michel, femme de Jean Gely maître chamoiseur et âgée de 29 ans, tous deux se déclarant catholiques, n'ont rien vu non plus. D’après un autre témoin plus loquace, les deux coupables seraient J. Mounier et Simon Combier, marchands drappiers, qui ont saisi Blanchard « au col au point de l'étrangler et sans le secours des voisins l'auraient étranglé ». Certains acteurs de cette affaire sont connus. René Agier dit Maurin, cet « hoste » privadois, apparaît dans le registre paroissial catholique de Privas. Mais cela n’est une preuve de sa conversion. Plus révélateur, le contrat de notaire de 1730, lors du mariage de son fils Jacques, qui sera un des deux syndics de la communauté la même année, avec Demoiselle Anne Pizette, précise :
« Lesquels de gré par mutuelle réciproque stipulation et acceptation ont promis et juré se prendre en vray et légitime mariage à la première réquisition de l'un des deux » 540
C’est habituellement le signe de l’appartenance à la confession réformée, car aucune référence n’est faite « à un mariage devant l'Eglise Apostolique catholique et romaine » comme dans les actes catholiques. Le contrat de notaire est le seul moyen pour donner une apparence de légalité au « mariage » sans avoir à passer devant le curé. Le couple est tout de même déclaré « concubinaire » et les enfants « illégitimes ». Dans cet exemple, il ne s’agit pas de la violence ordinaire que l’on rencontre si fréquemment dans les cabarets et les auberges. Les acteurs sont ici presque tous des notables, catégorie sociale que l’on rencontre rarement dans les bagarres de cabaret. Il s’agit bien davantage dans ce cas de toute une communauté qui exprime une volonté de maintenir des comportements qui lui donnent son identité, et la séparent des catholiques 541 . Cette affaire est intéressante car elle montre que la conversion est incomplète et que les modes de vie sont souvent plus ancrés que les modes de croire. Elle montre aussi que la communauté est très solidaire face à un étranger, facteur supplémentaire du maitien d'une identité confessionnelle. Toutefois l’hostilité face à « l’étranger » dans la France d’Ancien Régime dépasse les frontières confessionnelles. Cette forme d’opposition et d’attachement à un mode de vie est attesté également à Annonay. Le procureur du roi, Fourel, 542 fustige de la même manière les « nouveaux convertis » qui ne respectent pas les interdits alimentaires catholiques. Aucun cas n’est signalé à Villeneuve-de-Berg, doit-on l’interpréter comme un abandon de ces pratiques, ou comme un plus grand laxisme des autorités ? L’analyse des prénoms bibliques permet de répondre.
Le maintien des modes de vie transparaît également dans la persistante de prénoms vétérotestamentaires 543 . C’est un autre signe de l’imbrication étroite des modes de vie et des modes de croire. L’analyse est toutefois brouillée après 1685 par les conversions qui font apparaître dans les rangs des catholiques les « nouveaux convertis ». D’où l’étonnante situation de Privas où les prénoms vétérotestamentaires sont plus nombreux chez les catholiques que chez les « nouveaux convertis ». C’est également le signe de la présence de « réunis » qui restent attachés à leur culture. Mais le mouvement semble en train de s’inverser dans la première moitié du XVIIIe siècle. Alors que les notables au siècle précédent étaient soucieux de marquer leur identité par le port d’un prénom biblique, désormais leur choix se porte davantage sur les prénoms composés. Ce constat s’applique surtout à Annonay. Le maintien des prénoms doit donc être analysé en fonction de l’appartenance sociale. Un autre fait surprenant ressort des pourcentages de prénoms vétérotestamentaires, les protestants de Villeneuve-de-Berg conservent la même proportion qu’au XVIIe siècle, alors que dans les deux autres villes il y a baisse très nette. Est-ce le signe qu’une petite communauté peut résister à la déconfessionnalisation parce qu’elle n’est pas identifiée comme un danger par les catholiques ? Cela confirmerait l’attitude, relativement modérée, déjà observée de la part des
catholiques avant 1685. Deuxième hypothèse, peut-on interpréter ce taux de prénoms vétérotestamentaires élevé comme un signe de résistance et d’attachement confessionnel ? La réponse mérite d’être nuancée. D’une part, les conversions, nombreuses avant 1685, permettraient de penser le contraire. D’autre part, la comparaison entre la situation en 1685 et celle 1787 montre que la communauté réformée a connu une très forte érosion, la plus forte des trois villes étudiées 544 . Il s’agit donc peut-être simplement du maintien d’un mode de vie de plus en détaché du mode de croire. Enfin, on peut émettre une dernière hypothèse ; les réformés villeneuvois se trouvent, de par leur composition sociale, 545 (ce sont des artisans des paysans et quelques officiers de justice mais il y a très peu de marchands et négociants) plus à l’écart des courants de « modernité » qui incitent désormais à choisir des prénoms composés et non plus des prénoms bibliques. Ces trois possibilités se complètent et ne s’excluent pas. L’analyse des prénoms vétérotestamentaires au XVIIIe siècle est donc délicate. Les réformés d’Annonay perdent l’habitude de les utiliser. Pourtant ils restent fidèles à leur religion. En revanche les privadois et les villeneuvois continuent de les utiliser alors que leur attachement confessionnel est très différent : faible à Villeneuve-de-Berg et fort dans le cas de Privas. La survivance des prénoms bibliques est donc parfois déconnectée du mode de croire.
E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume 1, ouvrage cité, p. 225 : « L'an 1686 et le 3è jour de février, heure de midi, assemblés tous les chefs de famille et nouveaux convertis, hommes et femmes de la ville de Privas, chez M. Roch du Martinent curé de lad. Ville au sorty de l'église et après y avoir reçeu les sacrements, le Sr Daniel Mège scindic de lad ville et tenant la place autrefois attribuée au premier consul, a représenté que le 16 du mois dernier, 4è jour après la visite de Mgr l'évêque de Viviers, tous les nouveaux convertis d'icelle tant hommes que femmes luy ayant témoigné en corps et en particulier la consolation et la véritable joie qu'ils ressentaient de leur conversion à la foy catholique apostolique romaine et avec quel sentiment de reconnaissance, ils avaient en estre redevables au Roy, auraient supplié mond. Seigneur de vouloir en leur nom demander pardon à S.M. de toutes les infidélités où l'on avait engagé malheureusement et involontairement leurs ayeulx, et de l'assurer, quoy que par la grâce de Dieu ils n'ayent pas à se reprocher d'y avoir heu aucune part, qu'au contraire ils ayent donné dans toutes les occasions les marques de leur fidélité inviolable et preuves sensibles de zèle et de leur affection au service de S.M… » Une déclaration équivalente a été signée par les réformés de Villeneuve-de-Berg.
E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume 2, ouvrage cité, p. 104.
ADA 39 B 19, justice seigneuriale Privas, 22/10/1729.
ADA 2 E 4675, registre du notaire Laurent, fol. 332.
M. Ferrières dresse le même constat à Aumessas, avec une famille de réformés : « De l’herbe à la table. La viande dans la France méridionale à l’époque moderne », Actes du colloque de l’Université Paul Valéry 1993, Montpellier, 1994, pp. 211-226.
ADA 11 B 3, justice royale du bailliage d’Annonay, 15/11/1685 « et que l’irrévérence qu’ils commettent cause très grand scandale au public qui mérite punition exemplaire, mesme qu’ils mangent de la viande les vendredis les samedis et autres jours prohibés par l’esglise… »
Voir tableau 39.
Voir tableaux 53.
Voir tableau 48.