2. La séparation géographique des deux communautés.

Une autre persistance dans les comportements apparaît avec le maintien de la séparation géographique des deux communautés à Annonay. Le plan qu’il est possible de dresser à partir du comptage de 1721 permet de le confirmer. Seuls quelques notables se rapprochent des quartiers catholiques. L’exemple d’Annonay est bien connu grâce au comptage effectué par le procureur du roi Fourel en 1721. L'impression qui ressort du plan réalisé et du tableau 546 est double. Il y a d'une part quelques pôles importants qui marquent une forte concentration, 547 et en même temps de nombreux petits foyers de « nouveaux convertis » subsistent. Cette dispersion ne donne pas, à première vue, l’impression d’une situation de ghetto telle qu’elle est décrite par R. Moulinas à propos des juifs d’Avignon, parqués dans des  « carrières ». Les notables protestants par exemple n'ont pas choisi de quitter leur quartier de la place nouvelle, près de l’église paroissiale, pour être plus proches de leurs coreligionnaires. Ils restent dans le quartier où leur notabilité est la plus sûrement reconnue. Mais il y a également des quartiers de forte concentration : la Réclusière, la Valette, qui pourraient faire penser à des situations d’exclusion ou plus certainement de repli communautaire. Il y a certainement ici une manifestation spatiale des solidarités confessionnelles. Des signes allant dans ce sens ont déjà été évoqués. Les curés, qui évitent de porter ostensiblement le Saint Sacrement dans ce quartier dans la première moitié du XVIIesiècle, ou encore les processions catholiques, qui empruntent souvent ce quartier après 1685 comme dans une tentative de reconquête, montrent qu’il y a bien une géographie différente des deux confessions. La résistance à la persécution a peut-être été également plus facile avec une forte concentration géographique. Il y a bien eu à Annonay deux espaces confessionnels nettement séparés et qui traduisent dans le territoire urbain une frontière confessionnelle étanche. Celle-ci s’effrite progressivement et temporairement sous l’effet des persécutions, avec des limites puisque les mariages mixtes restent encore l’exception, mais la marque spatiale est conservée. Certes, cette différenciation spatiale est en cours de réduction. Elle était certainement encore plus forte au XVIIe siècle. Néanmoins, elle n’a pas disparu au milieu du XVIIIe siècle.

Toutefois l’analyse professionnelle montre que dans les deux quartiers étudiés il y a une forte proportion de certains métiers. Les groupes de « Nouveaux Convertis » qui habitent le quartier du Champ, par exemple, sont principalement des vignerons. Ou encore dans le quartier de la Récluzière, les réformés sont surtout des tanneurs installés à proximité de la rivière pour des raisons techniques, l'eau étant utilisée pour traiter les peaux. 548 Cette spécialisation dans la tannerie rappelle d’autres communautés protestantes. E. François signale la même spécialisation dans la tannerie des réformés d’Augsbourg. 549 Cette concentration confessionnelle sur quelques quartiers ne correspondrait-elle qu’à une spécialisation professionnelle ?

Afin de mieux comprendre la concentration étonnante dans le quartier de la Réclusière, nous avons compté chez les catholiques le nombre de feux dont l'activité est rattachée au travail du cuir (tanneur et blancher). Il y a 20 feux dont 4 sont concernés par les métiers du cuir, soit 20 %, alors que pour les protestants la proportion atteint : 46 % dans la rue de la Réclusière (soit 7/15). Cette forte spécialisation serait-elle donc le signe que la concentration est avant tout professionnelle ?

Le comptage des prénoms vétérotestamentaires permet de donner une conclusion différente. Alors que leur proportion est en constante régression dans la population annonéenne des « nouveaux convertis », les protestants qui vivent dans ce quartier conservent davantage l'habitude de les utiliser. On compte en 1721, 40 % de prénoms vétérotestamentaires, alors que dans l’ensemble de la communauté le pourcentage tombe à 8,07 %. Indéniablement, il y a bien ici une manifestation d’isolement confessionnel. L'existence de ces prénoms montre une forte conscience identitaire et contribue à renforcer l'idée d'un ghetto dans le quartier de la Réclusière.

Enfin il y a d'autres quartiers avec de fortes concentrations de métiers du cuir, mais où n'apparaissent que peu de protestants. Dans le quartier « Hors Déôme » par exemple, il y a 54 % de métiers liés au cuir, contre 40 % pour les protestants. 550 Donc il est possible de trouver d'autres quartiers où il y a une forte spécialisation professionnelle sans que cela entraîne une concentration confessionnelle.

Les « nouveaux convertis » 551 qui pratiquent les rites catholiques sont ceux qui sont hors de ces quartiers à forte concentration 552 . Ont-ils choisi ces lieux d’habitat parce qu’ils ont le souci de s’intégrer au monde des notables, ou parce qu’ils préfèrent être à l’écart de leurs anciens coreligionnaires ? Il est possible de répondre à la première question en utilisant la carte de la répartition des « nouveaux convertis ». Il y a souvent coïncidence entre les quartiers à forte concentration de notables et ces « nouveaux convertis ». Ce sont donc des notables la plupart du temps soucieux de s’intégrer dans la société annonéenne. Leur position dans la ville est marginale par rapport à leur communauté mais elle est centrale en fonction de la hiérarchie sociale. En ce qui concerne la deuxième question, les archives ne fournissent pas au XVIIIe siècle d’informations sur les conflits entre « nouveaux convertis », mais il est presque certain que la cohabitation entre ces deux types de « nouveaux convertis » pouvait être délicate. Dans d’autres villes, des pasteurs ayant abjuré, Meissonnier par exemple, seront l’objet de tentatives d’assassinat de la part de leurs anciens correligionnaires.

Enfin la répartition des commerces liés à l’alcool confirme, avec les mêmes nuances, la coupure spatiale entre les deux communautés. La carte et le tableau de la répartition 553 de ces établissements permettent de s’en convaincre. La première impression est certes le faible nombre de « nouveaux convertis » parmi les propriétaires de débits de boissons, et surtout aucun parmi les cabaretiers; les autres activités ayant peut-être, dans la morale des protestants du XVIIIe siècle, une connotation moins négative. Le contraste est moins frappant si l'on rapporte le nombre de ces commerces au total de la population de chaque communauté. Pour les nouveaux convertis, cela donne 1,9 % et 2,8 % pour les catholiques. La différence est minime mais peut-être est-ce un signe du respect des interdits des synodes provinciaux, donc d’une confessionnalisation qui reste importante, plus forte en tout cas que celle des catholiques. La répartition des cabarets selon les quartiers permet de constater une situation complexe, reflet des précédents résultats. Les trois quartiers à forte concentration de « nouveaux convertis » (rue de la Réclusière, faubourg de la Réclusière, la Valette) n'accueillent qu'une auberge et encore elle est gérée par un « nouveau converti ». On pourrait donc penser qu’on a encore une même volonté de la part des réformés de se séparer nettement

des catholiques. Mais une situation différente est observable au centre de la ville. Des cabarets des deux confessions sont installés sur la place nouvelle. Il y a donc ici, peut-être, une sociabilité interconfessionnelle mais est-elle limitée aux quartiers des notables qualifiés de « nouveaux convertis faisant leur devoir de catholique » ? L'acceptation des rites de la religion catholique a-t-elle favorisé en même temps pour ces notables la pratique d'une nouvelle sociabilité, leur permettant de mieux s'intégrer à la communauté catholique ?. En revanche, nous ne savons rien des déplacements de population d’un quartier à un autre. Les réformés des quartiers de la Récluzière venaient-ils fréquenter les cabarets du centre ville ? L’image d’ensemble est donc conforme à celle obtenue précédemment : une coupure confessionnelle mais nuancée, surtout dans le centre.

La répartition des réformés est donc vraisemblablement la conjugaison des facteurs professionnels et confessionnels. Une telle concentration ne favorise sans doute pas les relations de voisinage entre catholiques et protestants dans le cas du quartier de la Réclusière ; d’autant plus que la solidarité confessionnelle se double d’une forte cohésion professionnelle : la plupart de ces « nouveaux convertis » sont des tanneurs ou des ouvriers papetiers logés par M. Johannot au quartier de la Valette. Mais la répartition n'est pourtant pas un obstacle irréductible aux différentes formes de sociabilité puisqu'il y a des services, auberges et cabarets, qui n'existent que dans les quartiers centraux et que, dans plusieurs cas, il y a présence de quelques foyers avec une minorité protestante. Or ces foyers plus dispersés sont précisément ceux qui sont peuplés par des notables. Leur intégration dans la notabilité s’accompagne d’une localisation différente. Au total deux situations cohabitent à Annonay : des quartiers signes d’exclusion et de fort attachement confessionnel, et d’autres, au contraire, signes de rapprochement. Dans les deux cas, il s’agit de permanences, même si la Révocation a sous doute fait évoluer la répartition spatiale pour quelques « nouveaux convertis remplissant leur devoir de catholiques ».

Notes
546.

Voir carte 4 et tableau 45.

547.

Ces quartiers : le Champ, la Réclusière et la Valette, sont repérés sur la carte 4. Le quartier de Merle n’a pas été représenté car, compte-tenu de l’effectif très faible des habitants, le pourcentage obtenu n’est pas significatif.

548.

Voir tableau 43 dans le texte.

549.

E. François, Protestants et catholiques en Allemagne, identités et pluralisme, Augbsbourg, 1648-1806, Paris, 1993, p 96-98.

550.

D’après le comptage de Fourel, procureur du roi en 1721, voir tableau 45.

551.

Voir le tableau 35.

552.

Voir la carte 4.

553.

Voir carte 4 et tableau 44.