Les inégalités sociales entre les deux communautés, en dépit des départs et des persécutions, ne semblent pas être remises en cause à Annonay et à Villeneuve-de-Berg. Fourel indique, dans son comptage de 1721, quelques notes révélatrices à propos de l’état social des deux communautés annonéennes. Aux « nouveaux convertis » il adresse le reproche de persister dans leur ancienne foi. A plusieurs reprises il signale qu’un réformé est mort « sans avoir fait ses devoirs de catholique ». En revanche, les catholiques sont l’objet de reproches différents. Il considère que certains sont indésirables, et la sentence : « à expulser » est prononcée à plusieurs reprises. Il accuse également certains catholiques d’illégitimité, et identifie quelques prostituées dans leurs rangs. A travers ces premières impressions laissées par le procureur du roi, le tableau social est déjà brossé. Deux communautés socialement très différentes sont face à face. La Révocation n’a pas remis en cause le déséquilibre social, déjà constaté au XVIIe siècle, l’opposition entre une communauté catholique pauvre, et un monde de notables et d’artisans protestants. La confirmation en est donnée par l’analyse des registres paroissiaux et le comptage de 1721. 554
Certes la part des notables réformés semble s’être réduite entre 1685 et 1721. Mais est-ce réellement une réduction ? En 1685, lors de l’abjuration, la part des notables est nettement surévaluée. Le pourcentage des plus pauvres apparaît plus élevé chez les « nouveaux convertis » ; ce qui est contradictoire avec les appréciations portées par le procureur du roi. Mais d’autres sources, les registres paroissiaux, quelques décennies plus tard, montrent une inversion de la situation. Le choc de la Révocation et les persécutions ont certainement eu des effets. Les réformés, contraints de payer des amendes et séparés en raison de l’émigration, ont sans doute connu un appauvrissement. Mais il est de courte durée. L’évolution entre 1721 et 1750 est spectaculaire, elle montre une ascension sociale très nette. Les autres informations sociales sont concordantes avec les premiers constats. Par, exemple, le nombre de domestiques est plus important dans les familles réformées. C’est un autre signe de la richesse et de la notabilité 555 . Le nombre de compagnons est également en faveur des réformés. Il confirme une activité artisanale et manufacturière de plus en plus importante chez les notables réformés. Quelques secteurs sont marqués par une nette spécialisation confessionnelle : la tannerie, le commerce et la banque. De même le nombre de bourgeois réformés l’emporte sur celui des catholiques. On retrouve ici une répartition confessionnelle de certaines activités, qui rappelle la situation d’Augsbourg. Mais, à l’exception des tanneurs, les autres activités sont en général exercées également, mais dans une plus faible proportion, par les catholiques. Seule, l’activité de vigneron est exercée à égalité par les deux confessions. En revanche, certains métiers semblent réservés aux catholiques, les métiers du bois ou du textile (tailleur, cardeur). Dans le travail du cuir, un découpage technique semble exister puisque les blanchers sont essentiellement des catholiques alors que les tanneurs sont principalement des réformés.
Ainsi la séparation professionnelle s’ajoute à la séparation spatiale des deux confessions, à l’existence d’une frontière confessionnelle étanche et à l’existence de contrastes sociaux marqués ; autant de points qui nous permettent d’établir un parallèle étonnant avec la situation d’Augsbourg. On a donc bien un modèle de cohabitation qui semble peu remis en cause par la Révocation. L’existence de ce modèle a des conséquences pratiques : la stricte répartition des pouvoirs au sein de la communauté annonéenne, dont le maintien ici encore se confirme. Si les catholiques ont récupéré le pouvoir judiciaire, les réformés acquièrent un poids économique croissant. Il est bien difficile d’expliquer cette séparation professionnelle et confessionnelle. Le départ de nombreux artisans a-t-il renforcé un état de fait préexistant ? Les sources sont insuffisantes pour permettre de répondre. L’exclusion des réformés de certaines activités par les arrêts royaux a sans doute des conséquences sur leur concentration dans les secteurs du commerce et de la banque, de même que la mise en place de réseaux à l’échelle du royaume ou de l’ensemble du continent européen. Les Tourton, notables annonéens, en sont un bon exemple. 556
Le nombre de veuves et de femmes seules est assez proche dans les deux communautés. Il n’est donc pas caractéristique de la communauté réformée et ne semble pas être le résultat de l’émigration mais plutôt des épidémies et des famines qui frappent la région dans le premier tiers du XVIIIe siècle. En revanche, l’âge moyen au décès, entre 1736 et 1787, montre des contrastes très forts : 61 ans pour les « nouveaux convertis », contre 25 pour les catholiques. Un tel écart est certainement dû, en large partie, à la source utilisée. Le recensement des décès réformés s’appuie sur les déclarations effectuées aux officiers du bailliage, en principe obligatoire de 1736 à 1787. Ces déclarations concernent plutôt les notables, ce qui expliquerait l’énorme déséquilibre constaté dans l’âge au décès. Mais il y a aussi, dans cette différence face à la mortalité, un reflet de la réalité sociale analysée précédemment. Cela se confirme, si l’on considère qu’avec une fécondité plus faible, 557 les « nouveaux convertis » ont le même nombre moyen d’enfants par famille en 1721, c’est le signe d’une plus faible mortalité grâce à des conditions de vie meilleures permises par un statut social plus élevé.
L’analyse sociale montre deux communautés qui semblent évoluer dans des directions différentes. Les catholiques sont marqués par un appauvrissement, peut-être résultat de l’apport migratoire important des campagnes environnantes. La présence d’un hôpital général contribue notamment à attirer une population misérable des campagnes proches. Cela expliquerait le nombre important de demandes d’expulsion émises par le procureur du roi en 1721. Le contraste est donc assez marqué avec la communauté réformée dont une partie s’enrichit rapidement dans le commerce, la banque ou la manufacture.
La frontière confessionnelle semble encore en place en 1721. Fourel est très attentif dans son comptage à noter toutes les situations de mixité confessionnelle car elles créent un contexte parfois défavorable à la conversion au catholicisme. Mais les cas qu’il recense sont peu nombreux et concernent rarement les notables, à l’exception des quelques familles dont un membre a décidé de se convertir pour préserver un emploi. Parmi les rares exemples signalés celui du voiturier Chardon, catholique habitant à la Récluzière, quartier protestant ; Fourel rappelle que:
« Pierre Chardon voiturier et sa femme (protestante), trois enfants, sa belle-mère (protestante), les enfants dudit Chardon élevés dans la religion protestante par rapport à la femme de Chardon à quoi il faut prendre garde ». 558
Quelques exemples de mixité confessionnelle dans les relations professionnelles sont signalés. Un vigneron catholique nommé Jean travaille pour Jean Antoine Léorat marchand tanneur. Tous les deux habitent à la Récluzière ; ou encore Claude Picardel, granger catholique de Monsieur Veyre à la Récluzière 559 . Mais à Faya, dans le quartier des papeteries, les apprentis et compagnons des Johannot sont tous protestants. En revanche, dans la maison du sieur Mathieu Johannot, papetier au quartier de la Valette, la plupart des occupants sont catholiques. Au total, bien peu de cas de mixité confessionnelle sont observables. La frontière, en dépit des conversions, semble bien encore conserver son étanchéité, tout au moins dans les modes de vie, car nous verrons que dans les modes de croire les persécutions ont créé des situations nouvelles. Toutefois le résultat de l’observation dépend de l’échelle d’analyse choisie. Si l’on prend en compte l’ensemble de la population annonéenne, ainsi que le recensement nous a permis de le faire, on arrive au constat d’une frontière dont l’étanchéité s’est maintenue. Toutefois si l’on passe à l’échelle de la famille on s’aperçoit que désormais des situations de mixité, minoritaires il est vrai, existent, la famille de Chomel nous en a donné un exemple.
En 1721, les familles réformées sont, surtout pour les notables, élargies à un collatéral ou à un aïeul. C’est peut-être le signe d’un plus fort attachement au lignage, facteur d’ascension sociale. Une autre interprétation est toutefois possible. Les familles catholiques se disloquent en migrant, ce peut être le cas des ruraux qui viennent seuls à Annonay et qui recréent un foyer dans la ville. Cela augmenterait donc la part de familles conjugales.
Le livre de raison d’Isaac et de Louis Tourton nous donne la possibilité d’étudier le réseau de relations d’un notable protestant annonéen à la charnière de la Révocation, entre 1673 et 1695 et de confirmer les contrastes sociaux déjà relevés. Ses relations sont-elles modifiées par la politique de répression ou observe-t-on des continuités ? Le comptage des relations financières montre plus de continuités que de ruptures. Isaac Tourton et son fils, comme d’autres notaires, jouent le rôle de petits banquiers locaux. Ils prêtent aux paysans, à des artisans et même à d’autres notables. Leurs relations financières sur l’ensemble de cette période ne semblent guère affectées par les troubles de la Révocation. Ils entretiennent des relations avec un nombre plus important de catholiques que de réformés 560 . L’activité financière semble donc simplement refléter le déséquilibre démographique qui existe à Annonay, puisque la population catholique est largement majoritaire. En revanche les relations amicales et familiales font une part plus importante aux personnes de la même confession. C’est donc le maintien de la situation d’avant 1685. C’est sans doute ici que réapparaît la frontière confessionnelle déjà plusieurs fois aperçue.
La situation sociale de Villeneuve-de-Berg présente des ressemblances avec celle d’Annonay. Les « nouveaux convertis » semblent également en position de force, sur un plan social et non numérique, la proportion de notables est plus importante que celle des catholiques. La Révocation a eu ici des effets sociaux réduits. La faiblesse de l’émigration n’a pas remis en cause les équilibres. Toutefois les écarts sociaux entre les deux confessions sont moins importants qu’à Annonay. D’autre part, la moindre résistance à la conversion a permis aux réformés de conserver plus largement leurs offices de justice. Le développement de l’activité commerciale est donc plus réduit dans cette minorité. Cette ressemblance sociale entre les deux confessions a peut-être joué pour favoriser le maintien d’une petite communauté réformée après la Révocation.
La comparaison avec la situation sociale 561 dans l’ensemble du Vivarais permet de repérer quelques ressemblances. La paupérisation signalée dans le comptage annonéen trouve un écho dans l’ensemble du Vivarais. Mais l’augmentation de la part des notables dans la population reste bien en-deçà de la situation d’Annonay et de Villeneuve-de-Berg. La comparaison permet d’affiner la définition de la ville, donnée en introduction. Même si les liens avec le monde rural restent très étroits avec la présence de forts pourcentages de paysans, une spécialisation des activités se dessine de plus en plus : les notables, les artisans et les compagnons, dont les effectifs se renforcent, donnent de la ville un portrait de plus en plus différent du monde rural environnant.
Voir tableau 48.
Sur le graphique comparatif n° 24, le nombre de domestiques « nouveaux convertis » apparaît plus important. En réalité, le comptage de Fourel ne mentionne que l’appartenance confessionnelle du chef de famille. Les domestiques ont donc été comptabilisés selon la confession du chef de famille. Cela n’est pas exact dans tous les cas, mais est impossible à rectifier, faute d’informations plus précises.
H. Lüthy, La banque protestante en France : de la Révocation de l’ édit de Nantes à la Révolution, Dispersion et regroupement, 1685-1730, tome 1, Paris, 1959.
Voir tableau 46.
B.M. de Vienne M. 141, comptage des habitants d’Annonay par Fourel, procureur du roi, document cité, p. 158.
sans doute Louis Veyre, marchand, protestant.
Sur 27 transactions recensées : 6 se font avec des réformés, 21 avec des catholiques.
Voir tableaux 47 et 48.