« Depuis longtemps, on professait en paix la religion catholique dans la ville d'Annonay. A la fin du XVIesiècle, il n'y avait pas 600 catholiques, tout le reste de la ville était protestant. A la fin du XVIIIesiècle, à peine y avait-il 400 protestants, tout le reste était catholique » 566
C’est par ces mots décrivant la situation d’Annonay à la veille de la Révolution que le curé d’Annonay, Léorat-Picancel, commence son ouvrage. Il rappelle ainsi la baisse des effectifs réformés annonéens. Les graphiques, construits à partir du nombre de baptêmes, confirment le propos pour la période 1685-1750 567 . Le comptage des baptêmes n’est certainement pas le meilleur moyen pour apprécier l’équilibre démographique entre les deux confessions, car si les « nouveaux convertis » font baptiser leurs enfants, ce n’est pas pour autant un signe de conversion, mais c’est le seul disponible. Les graphiques donnent donc l’image d’un déséquilibre en faveur des catholiques qui n’est sans doute pas aussi fort dans la réalité, notamment pour Privas et Annonay. Par ailleurs la continuité des données n’est pas assurée en ce qui concerne les catholiques : deux lacunes documentaires apparaissent pour Villeneuve-de-Berg et Annonay, et pour les réformés toutes les informations sont postérieures à 1750. Les registres de l’édit de tolérance et les quelques registres du Désert sont tardifs par rapport à cette étude. De plus, la reconstitution de la population privadoise présente des difficultés car les pasteurs sont itinérants et donc les baptêmes privadois au « Désert » sont mélangés avec ceux de l’ensemble de la population des Boutières.
Des trois villes étudiées, le déséquilibre est désormais général entre les deux confessions, avec un rapport de force largement en faveur des catholiques. Cette situation est sans doute la plus nette dans le cas de Villeneuve-de-Berg. Un tel déséquilibre est le résultat d’un mouvement de conversion ancien. Mais, curieusement, il n’a pas entraîné la complète disparition de la communauté réformée. C’est sans doute le caractère minoritaire de cette population qui lui permet de traverser ces deux siècles. Les « nouveaux convertis » sont écartés en partie de la gestion de la ville, mais le choix des prénoms vétérotestamentaires montre le maintien de comportements marqués par une identité confessionnelle ou par le poids des traditions. Ceci n’empêche pas leur effectif de se réduire tout au long du siècle. C’est le cas de Privas qui paraît le plus curieux avec une large majorité de catholiques, alors qu’avant la Révocation la ville était largement protestante. Il y a certainement des « nouveaux convertis qui ne font pas leur devoir de catholiques » recensés parmi les catholiques, car la frontière confessionnelle est très floue. Les « nouveaux convertis » privadois font baptiser leurs enfants, ne vont pas aux assemblées du « Désert » et pourtant gardent une sensibilité réformée, les modes de vie alimentaires ou la conservation de prénoms bibliques, par exemple, l’ont montré. Dans de telles conditions, il paraît illusoire de vouloir donner un état chiffré de chaque groupe de « nouveaux convertis » selon l’état de sa conversion à partir des données disponibles. Enfin, la minorité annonéenne semble résister mieux que dans les deux autres villes, or l’apport migratoire est réduit pour les protestants. Il faudra donc rechercher d’autres raisons à cette originalité annonéenne. La population catholique présente des similitudes entre les trois villes mais aussi des différences. Trois profils d’évolution se distinguent. Villeneuve-de-Berg avec un nombre de baptêmes presque identique sur un siècle donne l’image d’une stagnation démographique. La ville n’a guère développé une activité économique et s’accroche aux offices que procurent le bailliage et la justice seigneuriale. En revanche le dynamisme de Privas et d’Annonay, avec des intensités différentes, est manifeste. La population catholique de Privas est en augmentation mais avec une moyenne de 80 à 100 baptêmes par an elle se situe en retrait par rapport à celle d’Annonay dont le nombre dépasse souvent les 160 baptêmes. La croissance annonéenne que nous avions soupçonnée à partir du comptage de Fourel en 1721 se confirme, l’activité économique de la ville est prospère et constitue un facteur d’attraction pour des populations majoritairement catholiques. L’immigration des paroisses environnantes trouve ici sa confirmation car la fécondité de la population catholique annonéenne est plus faible que celle des deux autres villes. 568 Chomel le béat le constate, les écarts sociaux augmentent fortement : l’insolence du luxe des habitations des notables côtoie le plus extrême dénuement. L’hôpital général ne prend plus en charge désormais que les pauvres d’Annonay. La différence de situation entre Privas et Annonay est expliquée par E. Reynier :
« Le destin particulier de Privas apparaîtrait par la comparaison avec celui d'une ville comme Annonay, que les guerres et la vindicte royale n'ont pas bouleversé et vidée, qui a gardé et accru ses tanneries et mégisseries, mais n'a pas encore subi l'emprise lyonnaise : développement économique autonome, continu et prospère. » 569
L’absence d’affrontement entre catholiques et protestants a donc des conséquences sur le long terme. Une bourgeoisie annonéenne dynamique, en large partie protestante, va assurer la propérité économique de cette ville en lien avec la manufacture lyonnaise mais sans lien de sujétion à la différence des marchands de soie privadois dont les revenus sont inexorablement réduits par la rapacité des soyeux lyonnais.
Pour avoir une idée plus complète de l’équilibre, ou du déséquilibre, démographique entre les deux communautés, il est possible de comparer les mariages 570 des deux communautés sur la période 1777-1787. Certes les données sont tardives par rapport à la chronologie que nous nous sommes fixée. Mais cela reste le seul moyen d’appréhender la réalité démographique de la communauté réformée. Le risque existe ici également avec le sous-enregistrement des mariages réformés, notamment dans les registres de l’édit de 1787 qui intéresse principalement les notables pour la transmission du patrimoine. Pour les protestants, les mariages au désert et les mariages de l'édit de tolérance ont été additionnés mais en vérifiant qu’il n’y ait pas de double compte, car certains mariages célébrés au « Désert » sont ensuite régularisés dans les registres de l’édit. Le tableau permet de préciser le rapport de force démographique entre les deux communautés. La position très minoritaire des réformés de Villeneuve-de-Berg se confirme, de même que la très nette baisse d’effectifs des protestants privadois. En revanche, la communauté annonéenne, en dépit des persécutions, reste relativement importante. Dans tous les cas, la proportion des mariages réformés par rapport à ceux des catholiques est très réduite et a fortement baissé. Cette nouvelle situation démographique a des conséquences importantes sur les rapports de forces entre les deux communautés.
Abbé Léorat-Picancel, présenté et annoté par M. Guigal et M.-H. Reynaud, Annonay pendant la terreur, Annonay, 1988, p. 15.
Voir graphiques 25, 26 et 27.
Voir tableau 55.
E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, vol. 2, ouvrage cité, p. 16.
Voir tableau 49.