Une des conséquences les plus perceptibles est le changement de rôle de Privas. L’ancienne capitale huguenote d’avant la Révocation, « la petite Genève », est désormais isolée de son arrière-pays protestant. Certes la situation s’était déjà amorcée dès 1664. Mais la Révocation l’a amplifiée. Dès 1686, les témoins notent cet isolement :
« Nous Charles-Antoine de Chambonas par la miséricorde de Dieu évêque et Sr de Lodève, comte de Montbrun, conseiller du Roy, vicaire gal de Mgr l'évêque de Viviers notre oncle et délégué par lui pour les missions de son diocèze. Nous estant transporté dans la ville de Privas pour y faire la mission, aurions appris et connu que généralement les habitans de lad ville se conduisent en bons catholiques, mais que le commun de ceux des autres lieux du Mandement et juridiction de Privas, se sont depuis nostre dernière visite relachés, au point que la pluspart cessant de vivre en bons catholiques, soyt pour l'usage des sacrements, soyt à l'égard de la pratique des commandements de l'Eglise, se sont exposés non seulement à la perte certaine de leur ame, mais encore à la rigueur des ordonnances du Roy… » 571
La source est catholique et la description faite par le futur évêque de Viviers est peut-être exagérée. Le procès-verbal de visite à Privas du vicaire général, Chambonas, 28 juillet 1686, souligne les contrastes entre Privas et les paroisses environnantes, et notamment les Boutières. De ville protestante et capitale religieuse des Boutières, Privas est devenue une ville de « nouveaux convertis » coupée de son arrière-pays. Elle devient plutôt un bastion avancé du catholicisme, d’où partent des expéditions répressives vers l’arrière-pays, même si les conversions sont parfois tièdes. Cela se confirme au milieu du XVIIIe siècle lorsque les notables de Privas observent les assemblées au « Désert » à Chassagnes et considèrent cela comme une menace. De même, en 1747, des troubles éclatent à l’occasion de l’arrestation du pasteur Désubas. Brueys de la Caumette, premier consul de Privas, évoque la situation dans une lettre 572 . Des ordres ont été adressés aux consuls de Privas pour qu’ils vérifient l'état des portes et fassent boucher les fenêtres donnant sur l'extérieur des murs. La ville est en état de siège. A cette occasion, une autre image de Privas se révèle. Les relations paraissent tendues, non pas entre protestants et catholiques privadois, mais plutôt entre « mutins » ruraux et citadins fidèles au roi. Privas apparaît comme une ville isolée au milieu d’un monde protestant rural qui se distingue désormais de celui des villes car les manières de croire ne sont plus les mêmes. Le contraste est surprenant avec le XVIIe siècle, car cette ville était alors présentée comme la capitale d’une région protestante. Enfin le pasteur P. Durand exprime, en 1727, les mêmes critiques vis à vis des réformés privadois :
« Ces enfants ne connaissent-ils plus le Dieu de leurs pères ? Ne veulent-ils pas être participants du même salut ? » 573
2. La réalité de la conversion des privadois.
Quelle est la réalité de la conversion au catholicisme des notables privadois ? E. Reynier montre qu’il existe, dans la première moitié du XVIIIe siècle, des signes de résistance : le maintien d’un maître d’école « nouveau converti », l’opposition aux tentatives d’installation des Frères des Ecoles chrétiennes, enfin, le peu d’enthousiasme pour adhérer à la confrérie des Pénitents 574 . D’autres signes que nous avons relevés, confirment ce point de vue, par exemple les prénoms bibliques sont encore nombreux, le pourcentage privadois est le plus élevé des trois villes. Certes une réduction par rapport au XVIIe siècle a été observée. Est-ce simplement une tendance générale ou le signe d’une plus faible confessionnalisation ? Les sources, registres d’actes pastoraux, livres de raison, manquent pour être plus précis. Mais l’hypothèse d’une évolution générale semble se confirmer à l’analyse des pourcentages des prénoms vétérotestamentaires dans les trois villes. En revanche, des habitudes alimentaires, caractéristiques des réformés, se maintiennent. Ce qui déclenche la colère des pasteurs, c’est sans doute la faible participation des privadois aux assemblées du « Désert », alors que les « nouveaux convertis » privadois gardent une sensibilité réformée. Il semble bien que les modes de vie et les modes de croire soient désormais dissociés pour les « nouveaux convertis » privadois. La pratique des rites catholiques n’empêche pas le maintien des habitudes réformées, comme la consommation de viande ou le refus du repos certains jours de fêtes catholiques.
Enfin, on peut s’interroger sur la question de la frontière confessionnelle. A Annonay, elle était très précise au XVIIe siècle, est-elle désormais remplacée par une zone floue dans laquelle se trouveraient des « nouveaux convertis », pas vraiment catholiques et pourtant éloignés de leur confession d’origine ? Des éléments vont dans ce sens : un nombre plus important de prénoms vétérotestamentaires dans la communauté catholique par rapport au XVIIe siècle ou la pratique du baptême catholique combinée avec la participation au culte. Mais d’autres signes montrent au contraire le maintien de l’étanchéité : ceux qui se sont convertis ont apparemment fait un pas décisif, ainsi les « nouveaux convertis » inscrits dans les confréries, et se sont coupés de leur communauté d’origine, mais les autres restent attachés à leur confession. La frontière confessionnelle doit être appréciée à partir des modes de vie, car les modes de croire sont le résultat de pressions de la part des autorités et ne sont donc pas révélateurs. De ce point de vue, l’opposition entre Privas, Annonay d’une part, et Villeneuve-de-Berg d’autre part, semble se confirmer. D’un côté se placent des communautés réformées dont les effectifs baissent modérément et qui conservent leurs habitudes, de l’autre la communauté villeneuvoise fortement affaiblie avec peu de signes de résistance.
Cité par E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume 1, ouvrage cité, p. 227.
ADA dépôt E 75 BB 40 registre de la communauté de Privas, 16/12/1747.
Lettre de P. Durand (1/IV 195-196) 17/3/1728.
E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, vol. 1, ouvrage cité, p. 238 et suivantes.