Des évolutions opposées dans la piété ?

L’impression première, fournie par les sources, serait celle d’un mouvement divergent. D’une part les « nouveaux convertis » frappés, entre 1685 et 1750, par l’absence des pasteurs, notamment en ville, seraient marqués par une nette déconfessionnalisation. C’est ce que suggèrent les affirmations de plusieurs pasteurs. Pierre Durand, en 1727, dans une lettre à Court affirme :

« Les parents n'instruisent plus leurs enfants qui loin d'être des pépinières d'enfants de Dieu deviennent des repaires d'une jeunesse qui s'abandonne aux jeux, danses, mascarades débauches et qui profane le jour du Seigneur ». 575

D’autre part, la communauté catholique serait caractérisée par une importante reconquête des fidèles, autrement dit, le triomphe de la Réforme catholique. Quelle est la réalité de ce double mouvement ?

1. Des courbes de mariages conformes aux attentes de la Réforme catholiques.

La confirmation de ce modèle apparaît dans les graphiques 576 de répartition annuelle des mariages. Le fait surprenant est la mise en place générale de la courbe des mariages catholiques, rythmée par les « temps clos ». Désormais, le Carême et, avec une moindre intensité, l’Avent sont des périodes marquées par de faibles effectifs de mariages. Une telle situation n’est pas une nouveauté pour Annonay et Villeneuve-de-Berg, en revanche elle est très surprenante pour Privas. La même courbe établie au XVIIe siècle faisait apparaître des « creux » beaucoup moins marqués pour les deux « temps clos ». Elle est d’autant plus surprenante que dans l’intervalle 1685 et 1720 il y a beaucoup de « nouveaux convertis » qui figurent sur les registres paroissiaux catholiques, et sont donc comptabilisés dans ces graphiques. Les anciennes traditions du « creux de mai », selon lesquelles le mois de mai était défavorable pour le mariage comme pour la naissance, sont désormais peu perceptibles sur les courbes de Villeneuve-de-Berg et de Privas. Le phénomène est complètement absent de celle d’Annonay. L’allure de la courbe rappelle une société marquée par des rythmes agricoles, peut-être un peu moins pour celle d’Annonay sur laquelle le « creux d’août » est moins souligné. C’est certainement le signe d’évolutions économiques et sociales différentes. Comment expliquer de telles ressemblances dans les courbes ?

La forte pression du clergé semble être la première explication de ce nouveau comportement des fidèles. Les curés sont très attentifs à cette question du respect des « temps clos ». Le renforcement du contrôle du clergé sur les fidèles et de l’évêque sur les prêtres semble être un des moyens d’action. Les conférences ecclésiastiques mises en place par Monseigneur de Villeneuve, dont les sujets sont essentiellement moraux, rassemblent les prêtres une fois par mois autour d’un prêtre modérateur. L’organisation hiérarchique qui s’est mise en place pour seconder l’évêque a déjà été présentée ; elle contribue également à ce résultat. Les dispenses pour obtenir un mariage en période de « temps clos » ne sont plus accordées aussi facilement qu’au XVIIe siècle. D’autre part l’image du clergé évolue,  l’exemple du curé de Preaux, ou celui du P. Léorat d’Annonay, rappelle que les curés sont davantage marqués par les objectifs de la Réforme catholique et donc sans doute plus à même d’influencer les fidèles. 577

2. Le rôle des confréries.

Le rôle des confréries est important dans la conversion des « nouveaux convertis », il l’est également dans celle des catholiques. Les graphiques 578 recensant les nouvelles adhésions dans les deux confréries annonéennes, celles du Scapulaire et du Saint Sacrement, montrent une nette progression tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle. Le pic de la courbe se situe dans la décennie 1750. Cela donne une confirmation de la pénétration de la Réforme catholique dans la population. Mais ce schéma général admet des exceptions. La situation privadoise est très différente. La confrérie du Confalon a des effectifs en stagnation, et sa fondation est tardive. Son rôle a donc certainement dû être beaucoup plus modeste. C’est le signe que les privadois conservent, pour certains, leurs convictions réformées. C’est le cas également à Villeneuve-de-Berg 579 . Le seul registre de confrères conservé, celui des pénitents noirs de la miséricorde, indique un nombre d’adhésions en forte baisse. La confrérie a été fondée à l’issue d’une mission prêchée par des Dominicains, en 1739, mais le déclin est rapide. Après une première année marquée par un nombre important d’adhésions, le déclin s’impose. Cette confrérie ne dispose pas d’une chapelle indépendante, les membres se réunissent dans les tribunes de l’église paroissiale. Ce graphique reflète-t-il la situation d’ensemble des confréries ? D’autres sources montrent une place importante des confréries 580 . Les données sont limitées pour être affirmatif. Mais il est possible d’opposer deux évolutions : les confréries d’Annonay sont marquées par une évolution constante jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, alors que les confréries privadoises, et peut-être celles de Villeneuve-de-Berg, semblent plutôt marquées par une stagnation ou une régression.

D’autre part les effectifs féminins des confréries apparaissent de plus en plus importants. Les femmes sont-elles davantage concernées par le mouvement de conversion ? L’évolution des adhésions de la confrérie annonéenne du Scapulaire 581 tendrait à le faire penser, car on constate une inversion dans le recrutement au début du XVIIIe siècle, celui-ci est désormais majoritairement féminin. S’agit-il de différences selon les confréries ? Les quelques registres de confrères conservés ne permettent pas de réaliser un tableau exhaustif et donc de répondre. Mais plusieurs indices s’ajoutent pour souligner une place des femmes plus importante dans la Réforme catholique à Annonay que dans les deux autres villes. Enfin, la composition sociale des confréries a sans doute favorisé leur rôle dans la conversion. Le tableau de l’appartenance sociale des confrères annonéens, 582 comparé avec celui de la situation sociale de l’ensemble de la population, montre la forte présence des notables. C’est également le cas de Villeneuve-de-Berg. Tous les officiers de la confrérie sont des notables (avocats, conseillers, chirurgiens et marchands). La proportion des notables dans les rangs de la confrérie n’atteint pas les mêmes pourcentages qu’à Annonay, mais reste supérieure à la moyenne générale. Leur rôle de moralisation sociale a donc pu s’exercer efficacement. C’est un signe de permanence avec le XVIIe siècle, la présence ou l’absence des notables des confréries conditionne leur vitalité. La pression sociale peut être exercée par les officiers de la confrérie, des notables, sur les confrères, en leur adressant des « avertissements fraternels » 583 . Toutefois ce constat social doit être nuancé. Les données disponibles pour Villeneuve-de-Berg semblent indiquer une désaffection précoce des notables 584 à la différence d’Annonay.

Les confréries exercent une influence au-delà des adhérents. Les testaments dans la première moitié du XVIIIe siècle montrent que la confrérie est un intercesseur terrestre au moment de la mort puisque les confrères assistent le mourant, qu’ils transportent le défunt lors de l’enterrement et qu’enfin ils prennent en charge la célébration de messes pour son salut. Dans un contexte d’angoisse des fidèles face au salut, angoisse alimentée par la « pastorale de la peur », les confréries ont donc une emprise certaine. Les statuts de la confrérie du Scapulaire rappellent le nombre d’indulgences accordées aux confrères. Leur importance est une confirmation du rôle des confréries dans la conversion des catholiques comme des « nouveaux convertis ». 585 Une indulgence est accordée d’ailleurs à ceux qui « ramènent les pécheurs dans la voie du salut ».

L’action de la confrérie modifie aussi la pratique. Elle prend en charge le fidèle, qu’il soit ancien catholique ou « nouveau converti », de manière individuelle. La démarche lors de la réception d’un nouveau confrère est un engagement personnel qui peut fortifier la conversion. Le déroulement de la réception d'un nouveau membre dans la confrérie des pénitents du Saint Sacrement est décrit dans les statuts de la confrérie des Pénitents d’Annonay 586 . La réception se passe après la messe, (ou un office) souvent le dimanche, c'est le recteur en charge de la confrérie qui reçoit le nouveau ; les nouveaux paient un droit et sont ensuite agrégés à la confrérie, un membre déjà reçu dans la même confrérie, dans une autre ville, peut être agrégé à condition de présenter un certificat.

Quelques testaments 587 montrent l’influence de la confrérie sur les comportements des fidèles, donc sur la conversion, et confirment l’importante place de l’élite. En 1746, le bureau de la confrérie des Pénitents est composé d'une majorité de notables. On trouve notamment le recteur, Joseph Presles, procureur au bailliage et notaire royal, son testament en 1776 montre une foi caractéristique de la Réforme catholique, il élit sa sépulture dans l'église paroissiale et fait des dons aux pauvres et aux confréries, il prie ses confrères de participer à ses funérailles et enfin demande deux trentains de messes. Le vice-recteur est André Peiron, un marchand ; le secrétaire, Henry Desfrançois, conseiller au bailliage, demande en 1743 une concession de banc « près du tombeau de sa famille ». Charles Duret, choriste, est maître en chirurgie. Son testament, rédigé en 1772, présente les mêmes caractéristiques que celui de J. Presles : des legs aux pauvres de l'hôpital, aux confrères, « se recommandant aux prières de Mrs les directeurs et pauvres de l'hôpital et à celles des pénitents ses confrères ». Une grande partie de ces notables demande en 1743 une concession de banc dans l'église. La marque de la confrérie est donc profonde, elle se fait sentir longtemps puisque les testaments évoqués ici datent des années 1770. Ces notables, comme les Anciens au sein du temple, estiment que leur appartenance à une confrérie et leur statut social leur donne le droit d’occuper une place très proche du maître-autel dans l’église paroissiale. La confrérie a donc bien joué un rôle dans l’encadrement des fidèles et dans la conversion.

3. Une même pastorale de la peur ?

Un autre élément de la conversion, entendue comme une démarche intérieure et non un changement de confession, tient sans doute à la présence dans les deux confessions de la même « pastorale de la peur ». Des points communs apparaissent entre la liste des sermons prononcés lors de la mission à Annonay en 1736, 588 et le sermon de P. Durand sur « la promesse du Messie » (1719). Les deux documents donnent des conceptions identiques sur l’image de Dieu, celle d’un Dieu vengeur et menaçant. La colère de Dieu est justifiée dans les deux confessions par l’importance des péchés. Sur les 93 sermons prononcés à Annonay en 1736, 11 concernent le péché et deux seulement traitent de l’amour de Dieu. Le pasteur Durand développe les mêmes thèmes, quelques années plus tôt :

« Entrons donc sur les règles de notre morale ce qui nous servira aussi d'application et où vous devez ouvrir les plis de cette conscience qui sont si noircis de péchés qu'ils en ôtent entièrement la beauté » 589

Ou encore :

« Ceux qui profaneront sa parole et se joueront de lui, ils seront punis rigoureusement par ces mots : il adviendra que quiconque n'écoutera point les paroles qu'il leur aura dites en mon nom, je lui en demanderai compte ».

Parfois les mêmes images, avec l’évocation des « plis et des replis », sont utilisées pour décrire la souillure de la conscience par le péché 590 . Cette similitude dans les images utilisées est révélatrice d’un même état d’esprit. Les évolutions dans la piété ne sont donc pas si éloignées l’une de l’autre. Cette pastorale de la peur s’ancre dans la conviction que le péché originel a contaminé l’ensemble de la nature humaine et que chaque homme en subit les conséquences :

« Jésus-Christ est venu pour détruire l'empire de Satan qui avait pris force et domination dessus nous à cause des péchés du premier homme » 591

Quel peut être l’effet de tels sermons sur les fidèles ? Nous avons déjà souligné le renforcement du discours moral dans les deux confessions. Les synodes du Désert insistent sur la condamnation de la fête ou des relations sexuelles, ce qui constitue autant de points communs avec les catholiques. Les actes des synodes du Vivarais-Velay, soit 90 synodes du Désert en 73 ans, de 1721 à 1793, rappellent que les questions de morale sexuelle sont très présentes, ainsi, l'illégitimité est condamnée dans tous les cas, soit pour les femmes vivant séparées de leur mari, pour les les concubins, et même pour les conjoints avec un contrat de mariage passé devant notaire. Nous avons vu que les instructions épiscopales agissent dans la même direction. Ainsi les cas de confession réservés à l’évêque en raison de leur gravité comportent les mêmes questions de morale sexuelle. La liste 592 montre que dans six cas sur onze il s’agit d’interdits sexuels. D’autre part, les testaments semblent montrer, que jusque dans les années 1750, la question du salut est essentielle. Cela se traduit par le rôle important, déjà évoqué, des confréries comme intercesseurs et dispensant des indulgences qui doivent permettre au fidèle de réduire le temps passé au purgatoire, décrit par les prédicateurs comme un « enfer temporaire », et par la permanence de formules d’invocation. Dans les deux confessions, ce type de pastorale a favorisé la conversion intérieure. Dans le cas des catholiques, elle est la conséquence directe de la Réforme catholique engagée au XVIIe siècle. Chomel le béat est un témoin d’une véritable « maladie du scrupule », conséquence de l’angoisse face au salut, pour reprendre le terme de J. Delumeau 593 . La sœur de Chomel, Madame Fournat, le décrit comme un être inquiet, convaincu d’être dans le péché en permanence ; par conséquent il se confesse et communie tous les jours et il a recours à de nombreux intercesseurs :

« Il implorait avec ardeur la protection des saints et surtout de Marie, la reine des saints… » 594

En ce qui concerne les réformés, la même angoisse est perceptible, mais elle est le résultat d’une double influence : d’une part, la conviction que le péché originel a « pollué » la nature humaine, ainsi que le rappelle P. Durand, et que les conversions opérées entre 1683-1685 ont plongé les « nouveaux convertis » dans le péché. La lettre, déjà citée, adressé par une habitante des environs de Privas au pasteur Reboulet alors en exil à Genève est révélatrice de cet état d’esprit :

« Ce n'est pas le serpent qui nous a séduits, ses ruses avaient été inutiles, c'est le dragon qui nous a attaqué à force ouverte,...Notre bouche trahissait notre cœur et nos mains chargées de fer nous mettaient dans la cruelle impuissance de refuser les signatures...Nous avons beau mettre nos mains devant nos yeux, lorsque le prêtre élève l'hostie notre action est toujours idolâtre de quelque côté qu'on la regarde. » 595

Une des réponses à cette angoisse se manifeste au travers du mouvement des « Inspirés », déjà présenté, dans la région de Privas. Ce courant millénariste qui éclate en 1689 dans la région de Privas, fait courir un risque majeur à l’Eglise réformée. Les propos des prédicants et des prophètes témoignent d’une résurgence de la religion populaire, dont la traduction est autant physique, les transes lors des assemblées, que spirituelle. Cette attente de la fin du monde qui anime les participants aux assemblées de l’année 1689 constitue un exutoire à la conviction de déréliction. Entre 1685 et 1720, l’encadrement pastoral est pratiquement absent, tous les pasteurs ayant quitté le royaume en 1685. Le mouvement des « Inspirés » se développe donc dans ce contexte. A partir de 1720, pour les premiers synodes la re-confessionnalisation est impérative. Il importe donc d’entreprendre une nouvelle conversion. Celle-ci sera conduite principalement par P. Durand entre 1720 et 1732. Cette reconquête vise à réduire le mouvement des « Inspirés ». En 1726, le pasteur Durand se déclare prêt, dans une de ses lettres à Court, à dénoncer aux autorités un « inspiré », Dortial, pour le rendre inoffensif. Dès lors le mouvement va décroître rapidement. 596 Les deux confessions doivent donc faire face aux mêmes difficultés. Cette reconquête religieuse est à mettre en parallèle avec les efforts pour contrôler la « superstition ». Entre 1685 et 1740, le clergé catholique et les quelques pasteurs formés à Lausanne condamnent avec la même force cette autre traduction de la religion populaire qu’est la « superstition ». 

4. Les mêmes modèles de vie chrétienne ?

La conversion suppose aussi l’existence de modèles dans les deux confessions. La persécution va donner l’occasion aux protestants de créer des martyrs. Quant aux catholiques, les saints reconnus appartiennent au XVIIe siècle. Mais les fidèles, au XVIIIe siècle, définissent eux-mêmes leurs « saints » que la rumeur locale se charge de rendre populaires. Ce qui définit le « saint », c’est sa manière de mourir, autant que la manière dont il a vécu. M. Vovelle 597 rappelle que dans les deux confessions l'instant de la mort devient très important car c’est celui où tout peut se jouer, soit le salut soit l'enfer. Celui qui a une mort édifiante après une vie exemplaire peut prétendre à ce que la foule le considère comme « saint ». Les récits de vie et morts édifiantes peuvent être mis en parallèle dans les deux confessions. Chomel le béat parsème ses annales de tels récits. Le récit de la mort du P. Léorat, cordelier, est particulièrement développée. La population annonéenne essaie de prélever des reliques sur le défunt. C’est le signe de la « sainteté ». Les qualités du prêtre décrites par Chomel renforce l’image d’un être retiré du monde et pratiquant l’ascèse. Le récit des morts héroïques, dans le contexte de persécution, devient également une pratique fréquente chez les réformés. Le compte rendu de l’exécution des pasteurs Homel, Désubas ou Durand, par exemple, va se transmettre à l’oral autant que par l’écrit. Ebruy, prédicant en Vivarais, rappelle dans son mémoire l’exécution de Brousson et qu’il « souffrit le martyre avec une constance héroïque, à Montpellier… » 598 . A la frontière de l’oral et de l’écrit, les complaintes célèbrent les martyrs protestants. Après l’exécution de Désubas, un texte circule qui rappelle :

« Ce martyr plein de zèle, fut pris dans la maison, d’un protestant fidèle, plein de dévotion, lorsque d’un grand courage, il partait de ces lieux, pour aller rendre hommage et prier le grand Dieu » 599

Cette même admiration teintée de vénération à l’égard de Brousson se retrouve chez Tourton. Il décrit dans son livre de raison l’exécution du pasteur :

« M. Brousson avocat à Toulouse et ensuite ministre ayant fait faire des assemblées de protestants en plusieurs provinces, consolé ses frères et exhorté à persévérer en la profession de la religion a finalement été arrêté…Il avait déclaré avec une fermeté héroïque et un grand mépris pour les tourments qu’il garderait un éternel silence à l’égard de ses frères qui n’avaient fait que prier dieu et qui même ne l’avaient fait qu’à sa sollicitation ; depuis l’heure qu’il fut pris il soutint toujours avec fermeté son zèle pour la religion et sa vertu et il ne voulu user d’autres aliments les jours qu’il fut en la citadelle de Montpellier que de pain et d’eau…Il avait le visage assuré en allant au supplice, il avait toujours les yeux attachés à regarder le ciel…Il dit qu’il s’estimerait heureux que son supplice eût quelque conformité avec celui de Jésus-Christ… » 600

Cette existence de modèles de vie et de mort est bien un facteur supplémentaire de conversion intérieure. La différence entre les deux confessions tient à la manière de vénérer le personnage. Les catholiques sont avides de récupérer des reliques auxquelles est attribuée un pouvoir miraculeux, alors que les protestants utilisent davantage la mémoire et la transmission orale. D’autre part, les réformés ne font pas de ces modèles des intercesseurs ou des intermédiaires à la différence des catholiques. Enfin, bien qu’il y ait des ressemblances, des nuances doivent également être apportées car le modèle réformé n’aspire pas à renoncement aussi complet du monde dans une telle austérité.

5. Le respect des interdits sexuels.

La prédication porte largement sur la morale, et notamment la morale sexuelle, tant chez les réformés que chez les catholiques. Les consignes insistent en particulier sur le respect des « temps clos » et l’interdiction de relations sexuelles hors mariage. Comment ces préceptes sont-ils suivis ? Les courbes de conceptions 601 permettent d’identifier des limites dans la conversion. Qu’ils soient « nouveaux convertis » ou « anciens catholiques », l’impression d’ensemble qui ressort de ces graphiques est que les fidèles ne respectent guère les « temps clos ». Ce sont, curieusement, les fidèles privadois, dont une majorité est composée de « nouveaux convertis », qui respectent le mieux l’interdit du Carême. Il ne s’agit pas du maintien d’habitudes réformées car la courbe des conceptions des réformés privadois au XVIIe siècle présentait seulement un léger creux en mars. Le mouvement de conversion avait commencé à Privas bien avant la Révocation, dans la mesure où les réformés privadois alignaient leur comportement sur celui des catholiques, la courbe des conceptions enregistre cette continuité. En revanche, le creux de l’Avent est totalement absent, une situation qui n’a guère changé depuis le XVIIe siècle. On mesure ici l’action du clergé et ses limites, tant sur les catholiques que sur les « nouveaux convertis ». L’absence d’évolution entre les deux courbes privadoises de la première moitié du XVIIIe siècle est un autre signe des difficultés d’implantation de la Réforme catholique. La courbe de Villeneuve-de-Berg montre une grande stabilité par rapport au siècle précédent. En dépit de la forte densité du clergé dans cette ville, les comportements, à l’apogée de la Réforme catholique, n’évoluent pas. Le comportement des réformés, qui présentait au XVIIe siècle beaucoup de différences avec celui des catholiques, ne se ressent pas sur le graphique en raison de leur faiblesse numérique.

La courbe d’Annonay est surprenante par rapport à celle du XVIIe siècle car le respect des temps clos n’apparaît plus du tout. Au contraire, l’Avent correspond désormais à une phase de croissance dans la courbe des conceptions. De même pour le Carême, aucun creux n’est visible. La situation au XVIIe siècle était radicalement différente. Les temps clos étaient au contraire bien marqués et permettaient de penser que la Réforme catholique était bien implantée parmi les fidèles. Comment expliquer un aussi brusque changement ? Est-ce la présence des « nouveaux convertis » qui modifie la courbe, puisque leurs baptêmes sont désormais répertoriés dans les registres paroissiaux ? C’est la seule hypothèse valable. Le rapport démographique rend possible cette transformation car les réformés, avant 1685, représentaient presque la moitié de la population. Leur poids démographique est donc en mesure de modifier la courbe. Dans ce cas, cela pourrait apparaître comme une forme de résistance face à la volonté de conversion. C’est également une manifestation du caractère superficiel de la conversion. En revanche, sur le graphique plus tardif 602 , de la période 1685-1740, cela apparaît moins nettement. Ainsi le creux de mars commence de réapparaître comme au XVIIe siècle. C’est peut-être le signe d’un alignement progressif sur le comportement des catholiques, donc une forme de conversion assez étalée dans le temps. D’autre part, le poids démographique des catholiques ne cesse de se renforcer, les courbes d’évolutions nous l’ont montré, leur comportement apparaît donc davantage sur le graphique.

De nombreux facteurs soulignent la mise en place dans cette première moitié du XVIIIe siècle de la Réforme catholique. Mais les limites sont également nombreuses. C’est l’action du clergé qui est à l’origine de ces transformations appuyées sur des groupes de dévots et sur les confréries. Une fois encore, l’action des notables doit retenir l’attention. Leur présence dans les confréries contribue à renforcer l’implantation de la Réforme catholique, de la même manière qu’elle favorise la résistance dans les rangs des réformés. Mais l’ampleur de ces conversions est contrastée : celles des « nouveaux convertis » est souvent superficielle. Il faut souvent attendre plusieurs décennies avant qu’une conversion profonde s’effectue. En revanche, les notables catholiques ont largement adhéré à la réforme tridentine, leur participation aux confréries en est un signe. Mais les courbes de conceptions rappellent que la Réforme catholique reste très incomplète. Selon les villes, des différences s’observent. La Réforme catholique est plus lente à se mettre en place à Privas, mais elle s’installe néanmoins. A partir des années 1750-1760, des signes d’essouflement se manifestent pour les trois villes.

Les évolutions de la piété montrent des signes de convergence. Sous la contrainte, les réformés doivent aligner leur comportement sur celui des catholiques. La réaction des réformés est très inégale, d’une forte opposition à Annonay à une relative acceptation à Privas, si l’on se réfère à la courbe des conceptions. D’autres ressemblances se manifestent dans la persécution. Le besoin de guides, de saints, dans le contexte de persécution, rapproche désormais les deux confessions. Toutefois la manière de les vénérer est différente. Enfin la place de la religion populaire reste importante pour les deux communautés. Mais elle diminue chez les catholiques avec l’influence de la Réforme catholique. En revanche, l’absence de pasteur, entre 1685 et 1720, favorise la réapparition de formes de piété populaire.

Cette période troublée permet donc de vérifier les hypothèses émises à propos du XVIIe siècle. Les taux d’émigration forts à Annonay confirment l’idée d’une communauté réformée dynamique, avec un comportement très différent de celui de la communauté catholique. La faible émigration des villeneuvois est sans doute le révélateur d’une conversion engagée depuis longtemps, combinée avec la faiblesse de la persécution. En revanche, les privadois semblent transformés par les persécutions. Les plus convaincus émigrent, pour les autres l’alignement sur les pratiques catholiques se met en place progressivement. Cet ajustement des modes de croire donne une impression de conversion aux observateurs de l’époque. Mais des résistances subsistent dans les modes de vie. Toutefois, compte-tenu de la situation de clandestinité, il est difficile de comparer précisément les deux communautés. Les modes de coexistence confessionnelle ont évolué : la frontière confessionnelle est plus difficile à distinguer dans les trois villes car les conversions ont brouillé la situation. Mais des différences subsistent tout de même entre Annonay dont la gestion biconfessionnelle se remet très vite en place et les deux autres villes plus longues à la retrouver. Les mariages homogamiques restent encore une réalité et les familles biconfessionnelles sont peu nombreuses à Annonay en 1721.

_______________________________

Notes
575.

Lettre de Pierre Durand à A. Court, B.P.U. 1/IV 83.

576.

Voir graphiques 29, 30 et 31.

577.

Voir annexe 20. Les qualités d'un bon prêtre d'après Chomel le béat, une source catholique, confirment d’autres observations.

« Le P. Antoine Léorat (cordelier, provincial de l'ordre) lequel joignit aux vertus les plus conformes à son état, la solitude, la retraite, l'éloignement du monde, les austérités ; ayant même fait essai de l'ordre de la Trappe duquel il conservera toujours l'esprit, un attrait et une assiduité constante pour l'oraison, la récitation du St office, la célébration fervente des Saints Mystères, une grande charité pour le prochain, un grand désir de la réunion des protestants et surtout de ses proches à notre Ste Religion joignant une science profonde de la Théologie et surtout des points controversés avec les protestants. » Mais ces affirmations sont à confronter avec les portraits bien différents du curé de Privas (Doize), du curé de Pranles (Aygon), qui semblent peu concernés par les objectifs de la Réforme catholique.

578.

Voir graphique 39.

579.

Voir graphique 29.

580.

J. Ribon, « les pénitents à Villeneuve », article cité, p. 1-9.

581.

Voir graphique 39.

582.

Voir tableau 41 et 42.

583.

Voir annexe 1 : le règlement de la confrérie de Villeneuve-de-Berg précise qu’en cas de faute «  …le recteur le reprochera devant tous les Frères assemblés en la chapelle après l’office… ».

584.

Voir tableau 50 et graphique 28.

585.

Le statut de la confrérie du Scapulaire a été rédigé en 1828 mais c’est une recopie de celui en vigueur au XVIIIe siècle influencé par le pape Paul V au XVIesiècle (1605-1621). Donc ce sont bien les statuts qui ont dû être appliqués au XVIIIe siècle :

Le vrai nom est la confrérie de Notre-Dame du mont Carmel. Ceux qui appartiennent à la confrérie bénéficient d'indulgences :

« Lors de la réception : une indulgence plénière s'ils prient pour le souverain pontife.

Une autre I.P. le jour de la fête du Mont Carmel.

Une I.P. pour les mourants s'ils communient se confessent ou invoquent le nom de Jésus.

Une I.P. à ceux qui assistent à la procession de la confrérie (1 fois par mois le dimanche).

Une Indulgence de 5 ans et des quarantaines à ceux qui se confessent et communient une fois par mois.

Une I. de 5 ans à ceux qui accompagnent le Saint Sacrement porté aux malades et prieront pour eux.

Une I. de 3 ans pour ceux qui se confessent et communient aux fêtes de la Sainte Vierge.

Une I. de 40 jours pour ceux récitant le Pater et l'Ave pour les 7 allégresses de la Sainte Vierge.

Une I. de 300 jours à ceux qui gardent l'abstinence mercredi et samedi.

Une I. de 10 jours à ceux récitant dévotement le petit office de la Sainte Vierge.

Une I. de 100 jours à ceux accompagnant à la sépulture le corps des confrères.

Une I. de 100 jours à ceux assistant aux messes et à l'office se célébrant dans les églises où est érigée la confrérie

Une I. pour ceux qui se trouveront aux assemblées publiques ou particulières de la confrérie, idem pour œuvres de miséricorde spirituelle ou corporelle que les confrères exerceront (pour loger les pauvres, les assister, ramener les pécheurs dans la voie du salut, réconcilier ennemis, se réconcilier avec ses ennemis, instruire ceux ignorant les commandements de Dieu… »

Pour gagner ces indulgences il faut : être reçu dans la confrérie, être inscrit dans le catalogue de la confrérie, porter au cou le scapulaire.

586.

Archives de la paroisse Ste Claire, Presles J., Livre pour la réception des Pénitents, Annonay,1746, p. 1 et 2.

587.

ADA 2 E 19390, notaire Pierre Chomel vol. 4, fol. 304-306, 18/4/1743.

588.

Voir annexe 6 : thèmes des sermons de la mission de 1736 à Annonay.

589.

P. Durand, La promesse du Messie, 1719, B.S.H.P.F. MSE77, p. 5.

590.

Ordonnances de Mgr de Villeneuve, 1734, ouvrage cité, : « nous ne saurions trop recommander aux confesseurs de ne pas se contenter ordinairement de l'accusation des pénitents mais d'y suppléer avec zèle et patience en développant eux-mêmes les plis et les replis de la conscience de ces pénitents par un examen exact et des demandes prudentes et détaillées ».

591.

P. Durand, La promesse du Messie, 1719, B.S.H.P.F. MSE77, p. 7.

592.

l ADA 5 J 153/2, Villeneuve (Mgr), Ordonnances épiscopales, les cas réservés à l'évêque lors des confessions :

- inceste

-bestialité, sodomie, adultère, rapt de femme, viols

-sortilège, magie, devination, recours aux devins, nouement d'aiguillette, usage de la baguette pour les choses perdues.

-les femmes (mères ou nourrices) qui font coucher les nourrissons (moins d'un an ) dans leur lit

-avoir mangé de la viande en Carême

-profession extérieure de l'hérésie

-ondoyer un enfant sans la permission de l'archevêque

-confesser les religieuses

-confesser les personnes de sexe dans la sacristie

-les ecclésiastiques qui couchent dans la même chambre que leurs servantes ou parentes

-ecclésiastiques qui boivent ou mangent au cabaret, portent l'habit court en public, disent la messe sans soutane ou avec une perruque.

593.

J. Delumeau, Le péché et la peur, la culpabilisation en Occident, (XIIe – XVIII e siècle), Paris, 1983, p. 257.

594.

H. Léorat-Picancel, Vie de monsieur Louis Chomel mort en odeur de sainteté à Annonay, ouvrage cité, p. 114-115.

595.

F.H. Gagnebin, « les nouveaux convertis du Vivarais », B.S.H.P.F., t. 28, Paris, 1879, p. 464-470.

596.

Cité par E. Gamonnet, Pierre Durand, restaurateur du protestantisme en Vivarais, écrits et lettres, ouvrage cité.

597.

M. Vovelle, La mort et l’occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 157.

598.

J.-P. Ebruy, Mémoire de ce qui s’est passé dans le Vivarais au sujet de la religion, Privas, Patrimoine Huguenot d’Ardèche, 2000, p.23.

599.

«  Complainte sur la mort de M. Desubac (Mathieu Majal), ministre du Saint Evangile en la province du Vivarais, exécuté à Montpellier le 2 février 1746 », B.S.H.P.F., 1876, p. 119-125.

600.

ADA 1 MI 327, livre de raison de Tourton, ouvrage cité, p. 606.

601.

Voir graphiques 29 à 36 : courbes de mariages et de conceptions.

602.

Voir graphique 35.