L’exemple d’Annonay permet, dans les années 1770, de confirmer la réduction des divisions confessionnelles au profit de clivages sociaux, avec l’apparition de deux loges maçonniques 604 . La première, celle de la Vraie Vertu, est fondée en 1766 par Missolz de la Pra, lieutenant colonel au régiment de Metz, avec Monneron, Frachon et Lombard, des notables annonéens. C’est une création assez précoce car les demandes d’affiliation au Grand Orient culminent entre 1780 et 1790 605 . Cette première loge concerne surtout les officiers en garnison à Annonay. Cela explique peut-être la particularité de cette première loge ; elle se rattache au rite écossais, en raison sans doute du rôle des militaires dans sa création. Le nombre de membres est limité à 20. En 1775, de nouveaux statuts sont mis sur pied, la loge est alors rattachée au Grand Orient et un nouveau public y accède, les notables locaux. En 1780, les deux loges se réunissent. L’analyse de l’appartenance confessionnelle des francs-maçons révèle alors la présence des deux communautés. Le travail de recensement que nous avons entrepris 606 montre que 12,3 % sont des protestants et 10,9 % sont des convertis de la première moitié du XVIIIe siècle. 607
Les échos des querelles religieuses qui ont séparé les deux communautés se font-il encore sentir ? La description de l’activité des loges montre, au contraire, que les deux communautés vivent désormais en bonne intelligence. En témoignent les comptes-rendus des séances :
«Que plusieurs frères n’étaient pas exacts d’assister aux travaux secs, mais qu’ils mettaient la plus grande exactitude d’assister aux travaux humides du banquet . » 608
Et en 1768, les registres de délibération nous révèlent que le vénérable a commandé à Tain :
« Une barrique de poudre rouge (= vin) de Cornas pour que les canons des frères, fournis de meilleure munition, fassent plus long et plus parfait feu… » 609
Dans ces loges, qui sont donc des lieux de réjouissances et de fêtes, se côtoient protestants et catholiques sans heurts. Or les premiers ont encore une sensibilité protestante puisque pour certains la conversion s’est opérée récemment, de mémoire d’homme, dans leur lignage, et d’autres sont des protestants convaincus. Ainsi, Jean Fournat d’Ay père ; il adhère à la loge de la Vraie Vertu en 1782. Or un témoin rappelle que le culte protestant était encore célébré au « Désert » dans ces années-là, au lieu-dit l’Auvergnat à la sortie d’Annonay, sur la route du Puy. Après le culte, la chaire était démontée et on la déposait au moulin de Fournat 610 , le personnage dont il est question ici. Ceci n’empêche pas les deux communautés d’assister ensemble au banquet mensuel, le premier ou le quatrième dimanche du mois. Parfois même les deux communautés se retrouvent à l’église paroissiale pour une fête, ainsi celle organisée à l’occasion des noces d’or de Monneron, un notable annonéen catholique, receveur du grenier à sel, qui est membre de la loge de la Vraie Vertu. Le récit de cette fête annonéenne mérite d’être retracé car il montre les deux communautés côte à côte :
« …cette cérémonie eut lieu le 4è jour du dernier mois de 5787 (4 février 1788) dans l’église collégiale de cette ville, à laquelle assistèrent les membres des deux Loges, la Noblesse et généralement tout ce qu’il y a de plus respectable en cette ville.
Qu’à l’honneur de cette cérémonie, il fut créé une compagnie d’environ 40 hommes, bourgeois ou négociants, une seconde compagnie d’environ 40 jeunes gens de 20 à 30 ans, une troisième compagnie de jeunes gens de 10 à 12 ans environ, composée de 30, tous en uniforme, qui, avec la compagnie des Grenadiers établie en cette ville, précédés d’environ 18 musiciens munis de différents instruments, furent en ordre au-devant de la maison Monneron, pour le conduire ainsi que son épouse, à la dite église ;
…Qu’après la cérémonie à laquelle assistèrent tous les corps ecclésiastiques de cette ville, et où tout le peuple s’était rendu en foule, Monsieur Monneron fut reconduit dans le même ordre chez lui…
Que les deux RR .. Loges se rendirent dans l’atelier de la Vraie Amitié où elles banquetèrent ; que durant le banquet le R. f. Chomel, orateur de la Vraie Vertu, prononça un discours à l’occasion de cette fête, qui fut applaudi et suivi de santés à l’avantage de la R. famille Monneron…
Que le même jour, les compagnies bourgeoises donnèrent à l’honneur de cette cérémonie, un Ambigu suivi d’un Bal dans la salle du Prieuré de cette ville, où la R. famille Monneron assista. Tous les habitants dans le cas d’y assister y furent invités ; que l’assemblée fut des plus nombreuses et très brillante… » 611
Ces fêtes s’accompagnent de rencontres régulières, notamment pour la loge de la vraie Vertu, avec des réunions en cercles plus restreints, où on joue au loto et on lit les journaux : la gazette, le journal encyclopédique, le courrier d'Avignon, le Mercure de France. Le premier dimanche de chaque mois, les travaux secs (dépouillement de la correspondance avec les autres loges ou avec le Grand Orient) sont suivis des discours des frères puis des travaux humides, le banquet. Ces réunions ont lieu dans la maison d'un des Frères : la maison de Frachon puis celle de Bollioud, deux notables. La loge n’apparaît pas seulement comme un lieu de réjouissances gastronomiques, elle constitue un lieu de diffusion des nouvelles idées des Lumières. C’est sans doute un des moyens de la diffusion des idées de tolérance à Annonay. Les loges contribuent ainsi à rassembler les notables des deux communautés. En dépit de la condamnation de la Franc-Maçonnerie par le pape dans la bulle In Eminenti de 1738, de nombreux ecclésiastiques d’Annonay y adhèrent ; faut-il voir ici une manifestation du gallicanisme du clergé ? C’est même un chanoine qui a contribué à implanter la Franc-Maçonnerie. Le chanoine Alexandre Charles Montgolfier est le promoteur de la maçonnerie à Annonay, il a été initié à Paris 612 . Les activités comprennent des cérémonies religieuses auxquelles assistent tous les frères, ce qui est surprenant lorsqu’on se souvient des conflits à propos de la messe dans les années qui suivirent la Révocation. En 1780, une fête est organisée à la demande du Grand Orient, en l'honneur du dauphin, chez les pères Récollets :
« Où notre aumônier chanta une grande messe en musique. Nous nous rendîmes ensuite au banquet où les sanctés furent portées à la manière accoutumée et le lendemain nous fîmes distribuer du pain aux pauvres. » 613
La fête chez les Récollets est surprenante lorsqu’on se souvient de leur rôle dans la Contre-Réforme. Les deux loges d’Annonay refusent également d'acheter des livres réclamant l'expulsion des jésuites, encore un fait surprenant lorsqu’on se rappelle leur rôle dans la prédication 614 . De plus, L. Rostaing note que certains membres des loges sont également membres des confréries 615 . Il n’y aurait donc pas concurrence entre les deux. L’auteur s’appuie sur une délibération de la loge de 1767 de fixer l’assemblée mensuelle « à la sortie des Vêpres de la paroisse » afin de permettre aux confrères de participer aux offices avant de rejoindre la loge. L’analyse des listes disponibles ne permet qu’une timide confirmation de l’opinion de L. Rostaing. Nous avons repéré, en comparant les listes des confréries et des loges, seulement deux noms : Louis-Théodore Chomel, avocat du roi, et Desfrançois, lieutenant général au bailliage. Mais les listes sont incomplètes, il n’est donc pas possible d’avoir une certitude. Ces deux noms révèlent la présence au sein des confréries et des loges de notables, notamment des officiers de justice. Enfin, les réformés sont minoritaires au sein des loges mais leur avis ne semble pas différer de celui des catholiques. On voit tout de même apparaître l'idée d'un être supérieur, « architecte de l'univers », peut-être le signe de la diffusion du déisme, susceptible de rapprocher les deux confessions. Mais c’est également un signe de déconfessionnalisation. Le souci de la vertu est également très présent dans la correspondance avec le Grand Orient. Une société philanthropique est créée. En d’autres lieux, elle est parfois un moyen pour détourner la charité des voies catholiques, notamment de l’hôpital général. Mais les Francs-Maçons rappellent qu’ils acceptent d'aider les pauvres d'Annonay et ceux de l'hôpital général. D’autre part, nous avons vu que de nombreux testaments protestants de notables annonéens comportent des legs en faveur de l’hôpital général. Il est vrai qu’à la fin du XVIIIe siècle, l’hôpital général s’est éloigné des statuts d’origine qui prévoyaient l’enfermement des pauvres et des mendiants, et fonctionne davantage comme un hôpital et un hospice. Enfin la fidélité au roi est très forte, les notables annonéens adhèrent à la proposition du Grand Orient d'offrir un navire au roi. Cette chaleureuse approbation rappelle les déclarations de fidélité à la personne royale lors des synodes réformés dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, alors que la persécution menaçait. De même, les deux loges accueillent avec joie l'édit de 1787, instaurant un état-civil pour les réformés.
Au total, on relève donc une accumulation de faits nouveaux au sein des loges annonéennes, qui donne l’impression, au moins chez les notables, que les divisions confessionnelles ont été nivelées. Ce qui est difficile à saisir, ce sont les étapes qui ont permis de passer de la phase de la persécution à celle de la tolérance. Peu de témoignages en font écho dans les trois villes étudiées ; de sorte que l’impression que l’on retient est celle d’un passage brutal de la violence dans les relations, à la réconciliation. Dans la réalité, l’évolution a dû être beaucoup plus lente et selon des paliers difficiles aujourd’hui à percevoir. Toutefois, la violence déclenchée par les autorités n’a été relayée, à Annonay comme ailleurs, que par une minorité. D’autre part, l’hostilité n’a jamais été aussi forte dans les trois villes étudiées que celle qui a pu exister dans les Cévennes au début XVIIIe siècle, avec les épisodes camisards. 616 Enfin, les relations semblent ne s’être jamais vraiment rompues entre les deux communautés ; le maintien d’une gestion mixte du consulat à Annonay, ou les réseaux de relations des notables, qui ne sont pas affectées par les périodes de persécution, en sont autant de signes.
En 1787, des artisans d’Annonay souhaitent créer une loge. Ils fondent donc celle des Vrais Amis qui est composée uniquement d'artisans (maître épicier, teinturier..). Puis ils demandent leur affiliation au Grand Orient. Cette décision va provoquer une réaction très vive des notables, qui confirme l’effacement des limites confessionnelles. L. Rostaing 617 semble dire que les deux autres loges composées de notables, la Vraie Vertu et la Vraie Amitié, étaient d'accord avec sa création pour éviter que les artisans n'adhèrent aux loges existantes et qu'il y ait des mélanges sociaux. Les archives du Grand Orient concernant les loges d’Annonay 618 montrent que les notables se sont opposés non seulement à l’adhésion des artisans aux deux loges déjà existantes mais également à la création d'une loge des artisans. Les arguments utilisés pour motiver leur refus sont d’ordre social :
« Et comme ces particuliers n'ont pas les qualités civiles requises pour jouir de la faveur d'être maçon régulier …l'état-civil seul des individus qui prétendent à cette grâce (= entrer dans la loge) a paru aux yeux de R* de la Vrai Vertu un obstacle à leur admission. La fortune et la naissance ne sont point absolument des motifs d'exclusion, la vertu seule détermine notre choix, mais gardons-nous de donner trop d'extension à ce principe, il faut dans la société des maçons pour luy obtenir la considération de la décense dans ses états, de la convenance dans ses mœurs et de la délicatesse dans le choix des ouvriers, ce serait donc renverser ces mêmes lois si sans égard à nos représentations le G.O. accordait des constitutions aux ouvriers ». (ouvriers = artisans) 619
Les loges apparaissent comme un groupe de notables jaloux de leurs privilèges et fermant les portes à ceux qui ne font pas parti de leur caste. Les solidarités entre notables sont désormais plus fortes que les différences confessionnelles. Les stratifications sociales construites sur l’argent se renforcent, de même que la volonté de se retrouver dans les mêmes lieux de sociabilité. L’identification sociale semble donc l’emporter désormais sur les anciennes solidarités confessionnelles.
L’existence d’une loge maçonnique permet une fois de plus de souligner l’originalité d’Annonay. Les nouveaux courants de pensée semblent y arriver plus rapidement que dans les deux autres villes. Toutefois la fondation d’une loge à Annonay répond aux critères repérés par R. Halévi 620 . Une population suffisamment importante est nécessaire ; Annonay avec une population de 5000 habitants en 1787 atteint le seuil critique pour l’apparition d’une loge 621 . La composition sociale, avec la présence d’une notabilité assez nombreuse, a constitué un deuxième facteur d’éclosion. Enfin, l’influence militaire est très nette. Les officiers présents à Annonay participent activement à la création de la loge. Une réserve subsiste toutefois, le niveau d’alphabétisation est élevé mais il n’est pas le plus fort des trois villes, or l’association entre une population largement alphabétisée et la présence de loges est fréquente d’après R. Halévi.
Rostaing L., Les anciennes loges maçonniques d’Annonay et les clubs, Lyon, Brun, 1903, p.3-10.
R. Halévi, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime, aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, 1984, p. 43.
Rostaing L., Les anciennes loges maçonniques d’Annonay et les clubs, Lyon, Brun, 1903, p. 355-361, voir graphique 37.
Ce travail d’identification a pu être mené à bien grâce à l’ouvrage d’un notable local, Louis Chomel, (dit Chomel le Béat), Les protestants de la ville d’Annonay, manuscrit, 1768, 220 p., copie dans le fonds Mazon ADA 52 J 132 et les registres paroissiaux.
cité dans L. ROSTAING, Les anciennes loges maçonniques d’Annonay et les Clubs, 1766-1815, Lyon, Brun, 1903, p. 30.
Dans L. Rostaing, ouvrage cité, p. 9.
ADA, 5 E 41, registres paroissiaux protestants d’Annonay.
Cité par L. Rostaing, Les anciennes loges maçonniques et les clubs…, ouvrage cité, p. 39-40.
M. H. Reynaud, « Les frères Montgolfier francs-maçons », Bulletin des amis du fonds vivarois, n° 10, 1983, p. 5-10.
BN FM2-144, fol. 35, correspondance entre la loge de la Vraie Vertu et le Grand Orient, 1780.
L. Rostaing, ouvrage cité, p. 25-26.
L. Rostaing, ouvrage cité, p. 11.
Par exemple les violences entre villages catholiques et protestants décrites par V. Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 37-58 et 78-83.
L. Rostaing, ouvrage cité, p. 137.
BN FM2-144, folio 30, correspondance entre la loge de la Vraie Vertu et le Grand Orient 23/07/1788.
BN FM2-144, correspondance entre la loge de la Vraie Vertu et le Grand Orient , 23/07/1788, fol. 31. Un exemple identique est signalé par R. Halévi, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, 1984, p. 81, à propos de la loge de la Parfaite Union à Macon : « nous avons remarqué que les qualités civiles [des requérants] ne sont, pour la majeure partie, que celles d’artisans, gens grossiers et sans éducation dont la plupart ont les défauts que l’on reproche aux gens de cette classe… »
R. Halévi, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, 1984, p. 68-69.
Voir tableaux 48, 52 et 53.