Le même constat peut être effectué à Privas où l’on découvre des formes de sociabilité avec une mixité confessionnelle. En 1787, dans son château de Chomérac 622 , à proximité de Privas, le comte de Balazuc invite à une partie de tric-trac des notables de la région. La comtesse et l'abbé Rimbaud, son aumônier, sont présents. L’affaire nous est connue par les archives de justice, car, à l'issue de la partie, une dispute a éclaté puis une lettre anonyme diffamatoire a été envoyée au comte. La dispute n’a vraisemblablement pas de rapport avec les divisions confessionnelles. Les témoins présents lors de cette partie ou fréquentant le château sont des notables, marchands ou artisans. Parmi eux, on relève la présence d’un protestant, Paul Henry Grel, fils de feu Me Paul Grel, négociant en gros à Chomérac ; le père est marié avec Louise-Cécile Terras dont le nom apparaît sur le registre de l'édit de 1787. La famille s’est enrichie dans le négoce de la soie. Les autres participants à ces séances de jeu régulières sont catholiques. Certains n’ont pu être identifiés. 623 La liste est tout de même édifiante. Elle montre un enrichissement largement lié au commerce et à la manufacture. Etre reçu au château est un signe d’accession à la notabilité. La définition du notable s’est donc bien modifiée. Les stratifications sociales sont de plus en plus marquées par la richesse, et plus seulement par le prestige d’une fonction comme cela existait au XVIIe siècle. ( La gestion de l’hôpital d’Annonay confirme ce constat, elle est de plus en plus du ressort des négociants et de moins en moins de celui des hommes de loi, signe du renforcement des clivages sociaux liés à l’argent). Or, en 1745, le bourg de Chomérac, à proximité de Privas, était encore le lieu d’assemblées clandestines et de tensions entre les deux communautés. 624 L’endroit n’est donc pas anodin, il s’agit d’une frontière confessionnelle, terrain d’affrontements et de dragonnades. Les notables ont également été concernés. Chomérac est un des rares endroits où l’on signale un notable, Isaac Guèze, 625 impliqué dans les assemblées du « Désert ». Ce constat rend d’autant plus surprenant l’exemple présenté ici. Ainsi la sociabilité des notables dépasse désormais les frontières confessionnelles.
Les notables ne sont pas les seuls à se comporter ainsi. Un autre exemple souligne cet effacement des limites confessionnelles dans d’autres groupes sociaux. Un procès éclate à l'occasion d'une partie de jeu de paume se déroulant à Privas, à une heure de l'après-midi le dimanche 5 août 1764, au lieu-dit le « jeu de ballon », sur les fossés, près de la porte de Tournon « lieu accoutumé à jouer à la paume ». Pendant la partie, la balle est tombée dans un terrain privé. Cette erreur de parcours déclenche une dispute violente et une plainte de la propriétaire du terrain, qui nous permet de découvrir la pratique de la paume à Privas. Les membres des deux confessions jouent ensemble. Les appartenances confessionnelles signalées sont celles qui apparaissent dans les archives de justice 626 . Certains se déclarent catholiques, d’autres ne signalent rien, c’est peut-être le signe de « nouveaux convertis». Parmi ces derniers, certains apparaissent dans les registres paroissiaux catholiques, mais ce n’est pas une preuve de conversion, « les nouveaux convertis » ont accepté le baptême et le mariage catholiques, parfois sous la contrainte. L’hypothèse de l’appartenance réformée est confirmée pour Guinabert, aubergiste, car E. Reynier rappelle qu’il s’agit d’une famille réformée, qui a abjuré en 1685 627 . Mais quelle est la réalité de cette conversion ? Aucun document ne permet de le préciser. Les archives ne permettent pas de suivre précisément ces individus au long du siècle. Un doute subsiste donc à propos de l’identification. En tout cas, l’appartenance sociale des joueurs est bien différente de celle de l’exemple précédent. Ce sont des artisans et des commerçants qui se rencontrent, la petite bourgeoisie privadoise. Le relatif oubli des différences confessionnelles n’est donc pas l’apanage des notables. Pourtant, comme Chomérac, Privas est une ville où les luttes religieuses ont laissé des traces profondes, même si les sources catholiques rappellent qu’après la Révocation la ville est « largement » convertie au catholicisme.
Dans les deux exemples un point commun ressort : le jeu est une forme de sociabilité qui dépasse les divisions. Des exemples de ce type n’ont pas été trouvés au XVIIe siècle. Est-ce le signe d’une confessionnalisation alors beaucoup plus forte qui favorise davantage la séparation entre les deux communautés ? A la fin du XVIIIe siècle, en revanche, la faible densité de pasteurs n’autorise pas la même influence sur les fidèles. C’est peut-être la raison de telles rencontres interconfessionnelles.
La correspondance 628 entretenue entre 1787 et 1789 entre Adélaïde de Montgolfier, catholique et épouse d’Etienne, un des deux inventeurs, et Boissy d’Anglas, réformé et habitant à Paris, confirme que des relations interconfessionnelles existent. Les sujets abordés dans cette correspondance varient entre l’actualité littéraire, les événements politiques et les querelles au sein des familles annonéennes. L’auteur se montre très intéressée par les nouvelles productions artistiques, celles de Beaumarchais par exemple :
« M. de Beaumarchais va donc occuper le public de deux manières, la crise est terrible, cueillir des lauriers à l’opéra ou des coups de sifflet…il faut son courage, son énergie et ses talents pour n’être pas découragé et soutenir le choc de tant de passions allumées contre lui… » 629
De même l’on retrouve dans sa correspondance des signes montrant que des formes de sociabilité existent entre notables catholiques et réformés. Ainsi, elle raconte qu’elle a reçu Madame de Boissy, épouse de Boissy d’Anglas, et que la conversation a été animée :
« Je ne sais si les oreilles vous ont corné mais l’on vous a mis en pièces, quelque envie que j’eusse de prendre votre parti ». 630
Elle ne renonce toutefois pas aux relations avec les notables catholiques et le clergé. Elle organise un véritable salon littéraire, pour le mardi gras (7 avril 1787). Parmi les invités figurent, le docteur Duret, membre de la loge de la Vraie Vertu, le prieur, et quelques autres personnes dont le nom n’est pas précisé. Après le repas une discussion s’organise, dans sa chambre, sur les fables de La Fontaine. Enfin elle évoque les rixes entre deux familles réformées : les Johannot et les Boissy. Elle prend parti pour les seconds. Ces tensions au sein de la communauté réformée, sur lesquelles nous reviendrons, semble montrer une cohésion moins importante. Au total, les lettres nous décrivent une relation amicale assez intime que les barrières confessionnelles ne gênent pas du tout. Elles nous montrent une sociabilité qui dépasse les différences confessionnelles ou philosophiques.
ADA 25 B 55, fol. 30-35, archives de la justice ordinaire Privas, 1787.
ADA 25 B 55, fol. 30-35, 1787 : « Jean-Pierre Dumas, cabaretier et boulanger à Chomérac, Mr Me Joseph Louis Grel de la Molière juge-châtelain des terres de Chomérac, 34 ans, Delle Marie Michel, fille de Sr Antoine Michel, négociant habitant à Chomérac, Sr François Falcon, bourgeois, habitant au château de Cheylus à Flaviac, Sr Jacques François Xavier Téoulle, négociant en gros habitant à Chomérac, 29 ans, la femme de chambre de la comtesse : Suzanne Marchier, femme de Jean Vignon drapier à Chomérac, Mr Pierre Roux 1er consul à Chomérac, 65 ans ».
Draussin H., « Les protestants de Chomérac en Vivarais en 1745», B.S.H.P.F., 1886, p. 24-29.
Cité par Draussin H, ouvrage cité, p. 24 : « Sieur Izaac Guèze, bourgeois distingué dans la secte par les soins qu'il prend d'avertir du lieu où les assemblées doivent se tenir, d'aller dans les maisons pour solliciter ceux qui s'étaient convertis, à revenir dans sa secte, jusques à dire au nomé Grel son parant qu'il méritait d'être pendu parce qu'il a tenu bon (il est resté catholique) ».
d’après ADA 39 B 31, justice ordinaire Privas, 05/08/1764 : les participants : Sr Joseph Coing maître boulanger à Privas, catholique, Sr Louis Lacour praticien, clerc de notaire, Sr Jean Bauthéac, tanneur, 26 ans, catholique, Sr Paul Coing frère de Joseph, Chambon Jean-Baptiste, bourgeois de Privas 29 ans, Guinabert aubergiste.
E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume II, ouvrage cité, p. 209.
ADA 1 J 684, Correspondance entre Adélaïde de Montgolfier et Boissy d’Anglas.
ADA 1 J 684, lettre 12, 30/5/1787.
ADA 1 J 684, lettre 85, 26/4/1787.