5. Les réformés ne sont plus l’objet des attaques du clergé catholique.

Enfin, de la part du clergé catholique, la dénonciation répétée du danger des philosophes montre que désormais la séparation n’est plus confessionnelle, elle semble se faire entre ceux qui acceptent les idées nouvelles et ceux qui restent attachés à la religion. C’est ce que rappelle Léorat-Picancel, curé d’Annonay, lorsqu’il décrit la veille de la Révolution à Annonay dans son ouvrage. Mais son texte a été écrit après la Révolution, il est donc largement influencé par l’anticléricalisme révolutionnaire :

« Depuis longtemps, on professait en paix la religion catholique dans la ville d'Annonay. A la fin du XVIe siècle, il n'y avait pas 600 catholiques, tout le reste de la ville était protestant. A la fin du XVIIIe siècle, à peine y avait-il 400 protestants, tout le reste était catholique. Mais ce petit nombre de protestants y exerçaient leur culte avec la plus grande liberté. Ils avaient un ministre qu'ils payaient et un lieu où ils s'assemblaient. Depuis l'édit sur les non-catholiques, la ville leur avait acheté un terrain de l'hôpital sur la place du Champ où ils enterraient leurs morts, non plus la nuit comme autrefois mais en plein jour. Aucun catholique ne leur disputait la liberté que la loi leur donnait ou qu'ils s'arrogeaient eux-mêmes. Mais la religion reçut à Annonay de bien plus rudes atteintes d'une fausse philosophie qui chaque jour y propageait davantage son venin. L'impiété de la capitale avait reflué dans les provinces et cette ville n'avait pas été assez sage pour s'y soustraire. Le dictionnaire encyclopédique, les œuvres de Voltaire, de Raynal, d'Helvétius, de Jean-Jacques Rousseau y avaient pénétré. On se les arrachait, ils formaient le fond de toutes les bibliothèques. On ne fut pas longtemps sans en ressentir les funestes effets. Les principes irreligieux et les principes de républicanisme y firent de rapides progrès. Les offices publics devenaient déserts, les sacrements peu fréquentés, les lois de l'Eglise sur l'abstinence et le jeûne étaient généralement enfreintes de la manière la plus scandaleuse. » 640

L’hostilité contre les protestants n’est pas encore éteinte chez Léorat-Picancel. Mais il n’associe pas comme le font d’autres polémistes les protestants avec la diffusion des « idées nouvelles ». Il y a donc une certaine modération dans les propos du curé d’Annonay. Certaines de ses affirmations sont malheureusement invérifiables car nous ne disposons pas d’état des âmes pour des périodes aussi tardives. Impossible donc d’analyser l’évolution du nombre de communiants ou l’assiduité aux offices. Seules les courbes de mariages, respectueuses des « temps clos » permettent de nuancer le propos. En ce qui concerne l’opposition entre dévots et partisans des idées nouvelles, la réalité de la fin du XVIIIe siècle paraît beaucoup plus nuancée. La franc-maçonnerie en est un signe. Les notables des deux confessions s’y côtoient. D’autre part, certains arrivent à concilier idées nouvelles et attachement religieux, puisque certains confrères, certes minoritaires, sont également des francs-maçons. Enfin, la cohabitation entre dévots et francs-maçons ne semble pas créer des tensions particulières, en témoignent les officiers de justice annonéens dont la moitié adhère aux loges alors que d’autres sont des confrères. Toutefois, même si cette coupure n’a pas de réalité aussi forte que le décrit Léorat-Picancel, le regard du clergé a changé. Son attention est moins centrée sur les protestants et davantage sur les partisans des idées nouvelles.

Cependant l’affirmation d’un effacement des divisions confessionnelles en raison d’une évolution économique, sociale et culturelle a des limites. Les taux d’alphabétisation 641 calculés à partir des signatures au mariage montrent l’augmentation des écarts entre catholiques et protestants. Les taux réformés sont très élevés avec le maintien d’une inégalité entre hommes et femmes. Ces taux élevés sont le résultat d’un apprentissage de l’écrit très étroitement lié au mode de croire. Maîtriser la lecture est indispensable pour lire la Bible. C’est ce qui explique les luttes acharnées pour contrôler l’éducation de la jeunesse. E. Reynier 642 rappelle qu’à Privas les réformés ont tenté de recruter eux-mêmes un maître d’école réformé. Mais les Frères des Ecoles chrétiennes se sont plaints de cette concurrence. Nous avons vu que la plainte adressée par la communauté à l’intendant permettait d’écarter le maître d’école. La lutte scolaire est rude. C’est ce lien entre religion et alphabétisation qui peut justifier des taux pratiquement identiques chez les réformés dans les trois villes étudiées. L’alphabétisation est donc un signe de maintien des distinctions confessionnelles, c’est à la fois une différence de mode de vie et de mode de croire. Toutefois, le facteur confessionnel n’est pas le seul en jeu. La situation sociale a parfois renforcé encore cette différence. C’est le cas d’Annonay. Le contraste dans l’alphabétisation entre catholiques et protestants est impressionnant et révèle une nette dégradation par rapport au XVIIe siècle. C’est peut-être le résultat de l’étroitesse de l’échantillon, mais cet écart est aussi le reflet d’une extraordinaire différence sociale. Les réformés annonéens se sont tournés vers le négoce et la manufacture puisqu’ils ne pouvaient plus accéder aux offices, à la différence des catholiques. D’autre part, l’afflux 643 vers Annonay de ruraux, catholiques des environs, souvent analphabètes et misérables, contribue encore à renforcer l’écart. Dès 1721, Fourel le constatait dans son comptage des habitants d’Annonay. A propos des catholiques, il signalait que certains étaient « indésirables » et devaient être expulsés en raison de leur pauvreté. Il ne fait jamais ce reproche aux réformés qu’il n’apprécie pourtant pas du tout.

Les signes de réduction des divisions confessionnelles sont donc incontestables mais les séparations ne sont pas pour autant supprimées. Les évolutions diffèrent selon les villes et les groupes sociaux. Annonay notamment confirme, au travers des fortes différences d’alphabétisation et de l’adoption des prénoms composés, qu’en dépit de la réduction des effectifs des réformés, la frontière confessionnelle est restée assez étanche. Certes, les prénoms composés des réformés ont été relevés dans les registres de l’édit de 1787 et l’on sait que les notables y sont très présents. Il est vrai aussi que la mixité confessionnelle est apparue dans certaines familles à la suite du mouvement de conversions, la famille de Chomel le béat nous a servi d’exemple. Dans les deux autres villes, en revanche, les taux de prénoms composés sont proches entre catholiques et protestants, ils révèlent des attitudes voisines. Enfin l’évolution économique et sociale réactive parfois sous d’autres formes les anciennes coupures. Ainsi, les notables réformés annonéens se distinguent des couches populaires catholiques. Mais la situation sociale n’est pas aussi simple, il y a bien des notables catholiques, dont nous avons étudié quelques exemples. Cet effacement relatif des divisions confessionnelles s’accompagne-t-il d’une déconfessionnalisation ou s’opère-t-il avec un maintien des structures confessionnelles ?

Notes
640.

Léorat-Picancel, annoté par M. Guigal et M.-H. Reynaud, Annonay pendant la terreur, Annonay, 1989, p. 15.

641.

Voir tableau 52.

642.

Cité par E. Reynier, Histoire de Privas, tome II, volume II, ouvrage cité, p. 134-135 ; dans la lettre des habitants catholiques à l'intendant (signée par le curé et le maire, Mège (1753)) (extrait du fonds Mazon, registre 21) un reproche des catholiques à l'égard du maître d'école Durand est qu'il est logé chez un religionnaire chez lequel :

« il est nourri et mange gras les jours défendus, ce que plusieurs personnes ont vu… » et « supplient humblement les habitants de Privas et exposent à Votre Grandeur (l’intendant) que depuis quelques mois les N.C. de cette communauté ont appelé un maître d’école nommé Durand qui, sans approbation de M. l’Evêque ny de des grands vicaires, s’ingère à enseigner dans lad. Ville… » (26/3/1753)

643.

Constat effectué à partir du graphique d’évolution du nombre de baptêmes de la population annonéenne, voir graphique 26.