1. Des signes d’une déconfessionnalisation ?

a) L’analyse de la situation par l’encadrement

L’analyse du clergé de l’époque est extrêmement sévère et sans nuance dans la condamnation des idées nouvelles. Mais on n’en trouve des échos que dans le clergé catholique. Les déclarations du curé d’Annonay, Léorat-Picansel, en 1788, sont très vigoureuses. Pour celui-ci, les ennemis ce sont les philosophes dont les idées nouvelles ont favorisé la perte d’intérêt pour la religion :

« L’impiété de la capitale avait reflué dans les provinces et cette ville n’avait pas été assez sage pour s’y soustraire ».

L’auteur condamne également le développement de l’incroyance et de la liberté des mœurs, en accusant l’influence des Philosophes «c’est une contagion qui a tout infecté de son souffle empoisonneur » ou encore : « Notre jeunesse, remplaçant les instructions qu’elle avait reçues de son enfance de ses parents et de ses maîtres par la lecture des ouvrages les plus infâmes qu’aient produits l’impiété et la licence y trouve l’écueil de sa foi et de sa vertu, y apprend à secouer le joug d’une religion dont la morale austère importune un cœur que les passions agitent si puissamment… » 648

De telles affirmations ne sont pas nouvelles, l’évêque de Viviers, De Villeneuve, en 1738, dénonçait déjà l’impiété des fidèles 649 .

Les pasteurs protestants ne dénoncent pas les idées des philosophes. Bien au contraire, pour le pasteur Peirot 650 , en 1760, les philosophes sont ceux qui ont apporté la tolérance et non pas ceux qui véhiculent l’indifférence religieuse :

« L'esprit philosophique que le goût dominant de notre siècle semble être un don du ciel venu à notre secours pour étoufer le monstre de l'intolérance enfanté par les bras de l'ignorance et nourri par les faveurs de la superstition et du cagotisme. » 651

Mais les quelques sermons qui sont conservés de la deuxième moitié du XVIIIe siècle ne donnent qu’une idée bien imprécise des convictions de leurs auteurs. Le seul pasteur au contact de la population urbaine, Chiron de Chateauneuf, ministre d’Annonay à partir de 1777, n’a pas laissé de traces écrites. Le pasteur Benvignat, dont quelques sermons nous sont conservés, paraît peu marqué par les idées nouvelles. P. Joutard rappelle que ses sermons reprennent des thèmes anciens qui ne permettent pas de parler d’une influence des Lumières. 652 Tous les deux ont pourtant été formés à Genève.

Le premier, Peirot, adresse plusieurs lettres aux réformés annonéens pour leur rappeler leurs devoirs. Il leur reproche de ne pas participer aux assemblées au Désert et les invite, en 1760, à ne plus faire baptiser leurs enfants à l'Eglise catholique.

« Ceux d'entre vous qui par une lache complaisance ou par une timidité inexcusable consentent que leurs enfants reçoivent le premier sacrement de la nouvelle alliance par les ministres d'une Eglise dans le giron de laquelle ils ne croient point pouvoir demeurer en conscience. » 653

Ce genre de comportement semble davantage l’héritage des habitudes prises lors de la persécution que d’une réelle perte de ferveur religieuse. Pourtant, la démarche du pasteur Peirot s’adressant aux protestants d’Annonay permet de mieux cerner l’état spirituel de la communauté réformée. Il passe en revue toutes les excuses que les réformés annonéens lui ont soumises. Une de leurs réponses est justement de rappeler que, s’ils ne font pas baptiser leurs enfants à l’Eglise catholique, les persécutions reprendront, leurs enfants leur seront alors retirés. Ce à quoi Peirot répond que les persécutions ne sont plus d’actualité, l’esprit de tolérance a progressé. Pourquoi alors les réformés annonéens continuent-ils de faire baptiser leurs enfants ? S’agit-il d’une volonté d’adapter les pratiques religieuses à la mixité confessionnelle de la famille ou faut-il interpréter un tel acte comme un signe d’indifférence religieuse, ou tout au moins de confessionnalisation incomplète ? Ou enfin, est-ce le simple résultat d’habitudes prises au temps de la persécution et qui permettaient de garder des convictions religieuses et d’éviter la répression ? Peirot évoque plusieurs raisons, entre autres que les réformés annonéens considèrent que le baptême catholique a une valeur équivalente à celle du baptême réformé. Il ne peut accepter cet argument :

« La première qui se présente à notre esprit est la suivante. Quoiqu'il y ait, dites-vous, bien des erreurs dans l'Eglise romaine quoi que nous n'aprouvions pas plusieurs de ses cérémonies, et quoi que nous nous soyons séparés de sa communion, cependant parce qu'elle n'altère pas l'essentiel du baptême, l'administrant comme nous, au nom du Père, du fils et du Saint Esprit, nous le regardons comme bon et nous ne rebaptisons pas ceux qu'elle a baptisé… » 654

Cette explication rappelle qu’entre 1685 et 1760 les réformés annonéens ont vécu sans pasteur et qu’ils ont donc aménagé leur croyance. Des rites nouveaux sont apparus. Le baptême catholique permet de festoyer, il comprend plus de rites, autant de faits qui l’ont pérennisé chez les réformés, alors que les persécutions sont terminées. Le pasteur doit donc tenter de re-confessionnaliser cette communauté assez peu docile, car elle oppose une fin de non-recevoir à ses premières demandes. En 1774, alors que toute persécution est arrêtée, le pasteur d’Annonay, Chiron de Chateauneuf, signale encore que deux familles dont les pères sont protestants et les mères catholiques, ont choisi de faire baptiser leurs enfants à l'Eglise catholique. Les deux personnages concernés ne sont pas des inconnus, il s’agit de deux notables réformés dont la fortune s’est construite dans le commerce. Chomel, dans ses annales, se présente comme le principal acteur de la conversion de leurs épouses. Le pasteur note :

« Il y a eu, de plus, deux filles à Mrs Alléon une à Mr Jean Fournat d'Ay, elles ont été batisées à l'Eglise Romaine quoique les Pères soyent protestans ». 655

De tels mariages restent tout de même peu fréquents si l’on se réfère aux registres paroissiaux. Mais ils montrent les limites de l’action du pasteur Peirot réclamant aux protestants d’Annonay d’arrêter de faire baptiser leurs enfants à l’Eglise catholique. Les protestants d’Annonay, avec la fin des persécutions, renouent progressivement avec un culte public et tentent d’arrêter, mais avec difficultés, leurs compromissions avec le culte catholique 656 . Les pasteurs, Peirot puis Chiron, semblent avoir agi dans le sens d’une re-confessionnalisation. Cette opération rencontre des résistances, mais débouche aussi sur des succès. L’installation d’un pasteur résident semble en être un signe. On mesure ici que la frontière confessionnelle très étanche au XVIIe siècle a donc connu des fissures ; quelques mariages mixtes, des pratiques empruntées au culte catholique à propos du baptême, autant de signes qui permettent de confirmer l’hypothèse. Ces brèches ne concernent que les modes de croire, qui ont été l’objectif principal de la Contre Réforme. En contrepartie, les modes de vie restent très différents. On peut rappeler le maintien de quartiers à forte concentration de réformés, la faible part de prénoms vétérotestamentaires chez les catholiques qui révèle peu de conversion, enfin, les taux d’alphabétisation et de prénoms composés très différents. La frontière est bien sûr une notion dynamique. L’évolution économique et sociale l’a plutôt renforcée en ce qui concerne les modes de vie. D’autre part, après une période de délitement à propos des modes de croire, entre 1685 et 1760, elle connaît une reconstruction sous l’action des pasteurs, même si les réformés sont parfois réticents à y participer. L’action des pasteurs semble donc davantage centrée sur la question épineuse de la remise en ordre des communautés, que sur la question de la déchritianisation. Des trois villes étudiées, Annonay est la seule, en raison de la richesse de la communauté, à pouvoir rémunérer un pasteur. Cette richesse est un facteur supplémentaire dans la re-confessionnalisation et l’originalité d’Annonay. Ces documents donnent des signes d’une déconfessionnalisation mais pas vraiment d’une perte du sentiment religieux, il faut donc chercher ailleurs des signes dans l’évolution de la piété pour les deux confessions.

Notes
648.

Léorat-Picansel Vie de Monsieur Louis Chomel mort en odeur de sainteté à Annonay, Avignon, 1788, réédité et annoté par B. Chomel, 1928, p. 9.

649.

Mgr de Villeneuve, Recueil des ordonnances… ouvrage cité, 1734, p. 134 et 318. L'évêque de Viviers présente des signes de déconfessionnalisation ou de déchristianisation très précoces (mais peut-être est-ce une exagération de sa part ?) : « Les chapelles rurales se ressentant ordinairemenent davantage du refroidissement de la piété des fidèles, nous ordonnons à nos officiaux de visiter dans l'année de la publication de notre ordonnance toutes celles qui se trouvent dans leur département » et « les confréries  permettent de ranimer la charité que la malice du siècle expose de toute part à un funeste refroidissement ».

650.

Pierre Peirot est pasteur du désert de 1740 à 1772. Il est né en 1712 et revient de Lausanne en 1740, après trois années de formation au séminaire. En 1741 il est modérateur du synode regional (12/10/1741).

651.

Fonds Chalamet, lettre du pasteur Peirot à  Messieurs les protestants d’Annonay  , 1760, p. 54-55.

652.

P. Joutard, « Une mentalité du XVIe siècle au temps des Lumières : les protestants du Vivarais. », Dix-Huitième siècle, Paris, C.N.R.S., 1985, n° 17, p. 67-74.

653.

Fonds Chalamet, lettre du pasteur Peirot à  Messieurs les protestants d’Annonay  , 1760, p. 5.

654.

Fonds Chalamet, lettre du pasteur Peirot à  Messieurs les protestants d’Annonay  , 1760, p. 46-47

655.

ADA 5 E 41, registres d'actes pastoraux, 10/12/1774.

656.

Fonds Chalamet, lettre du pasteur Peirot à  Messieurs les protestants d’Annonay , 1760, p. 45. La réaction des protestants d’Annonay aux injonctions du pasteur Peirot n’a pas été immédiate. Il leur reproche de faire baptiser leurs enfants à l'Eglise catholique : « ceux d'entre vous qui par une lache complaisance ou par une timidité inexcusable consentent que leurs enfants reçoivent le premier sacrement de la nouvelle alliance par les ministres d'une Eglise dans le giron de laquelle ils ne croient point pouvoir demeurer en conscience. » et de ne pas participer aux assemblées du Désert (pas de culte public). Les annonéens refusent d’obéir : « mais ce ne fut pas le plus grand nombre..pour la plus part vous futes insensibles à nos justes remontrances. Vous trouvâtes trop sévère la morale que nous vous prêchions. ».