d) Réduction limitée des tensions intercommunautaires

La moins grande agressivité entre les deux communautés peut être interprétée également comme le signe d’une certaine tolérance. Cette acceptation de l’autre communauté est-elle le signe d’une perte de confessionnalisation ?  En 1773, la communauté d’Annonay peut à nouveau faire appel à un pasteur. La date de 1773 est tardive si on la compare avec Lyon où la réapparition d’un lieu de culte presque officiel s’effectue dès 1762, mais elle est précoce par rapport aux autres villes du Vivarais qui doivent attendre très souvent le début du XIXe siècle. Le lieu de culte est situé au lieu-dit « l’Auvergnat ». Ce « Désert » est connu de tous, à tel point que la porte d’Annonay qui y conduit a été surnommée la porte de Genève depuis 1764. Un témoignage de 1874 665 rappelle l'organisation du culte : la chaire était appuyée contre un arbre « on la démontait et on la déposait au moulin de Fournat ». Dans certains cas, le domicile d’un particulier peut être utilisé, les communions des enfants en 1773 par exemple : « ces jeunes gens ne furent pas reçus à l’assemblée mais en présence d’une commission des membres du consistoire tenue chez Mr Marcellin Lacoste, lui-même un des membres de la commission » 666 . Tous les signes d’un fonctionnement « normal », c’est-à-dire comme avant la Révocation, de la communauté réformée sont présents. Le pasteur est désormais entouré d’un consistoire. Sa composition nous est malheureusement inconnue. Il existe un sous-diacre par quartier, Jean Briançon est sous-diacre au faubourg de Cance. Léorat-Picancel, curé d’Annonay, confirme ces nouvelles relations :

« Mais ce petit nombre de protestants y exerçaient leur culte avec la plus grand liberté. Ils avaient un ministre qu’ils payaient et un lieu où ils s’assemblaient. Depuis l’édit sur les non-catholiques, la ville leur avait acheté de l’hôpital un terrain sur la place du Champ où ils enterraient leurs morts, non plus la nuit comme autrefois mais en plein jour. Aucun catholique ne leur disputait la liberté que la loi leur donnait ou qu’ils s’arrogeaient eux-mêmes. » 667  

Le ton est amer, et le regret de l’amélioration des relations à peine caché. Pourtant E. Arnaud 668 signale que le pasteur repart en 1778 sous les menaces des curés et de certains catholiques. Comment interpréter ces différences ? En réalité, l'information fournie par Arnaud est en contradiction avec les registres des communiants et les registres paroissiaux, 669 car le pasteur, qui aurait quitté Annonay, continue de signer les registres d’actes pastoraux pendant toute la période de son ministère, et aucune interruption n’est relevée en 1778. Vraisemblablement le pasteur n’a pas quitté la ville. L’hostilité de certains catholiques s’est peut-être manifestée contre lui mais pas au point de le pousser au départ.

D’autre part, Y. Krumenacker montre dans l’exemple lyonnais qu’ « un investissement massif dans la franc-maçonnerie témoignerait de difficultés des protestants à être acceptés par les élites locales, dans le cas contraire on pourrait supposer de bonnes relations entre les deux communautés » 670 . La part des notables réformés annonéens présents dans la franc-maçonnerie est de 23,3% entre 1772 et 1787, et la proportion de ces mêmes notables dans l’ensemble de la population, aux mêmes dates, est de 46 %. Certes ce dernier pourcentage, obtenu à partir des registres des déclarations de mariages de 1787, surévalue la part des notables. Ce pourrait donc être un signe supplémentaire de relations plutôt cordiales. De plus, les fêtes données par les francs-maçons sont un élément de rassemblement de certains membres des deux communautés au sein de la loge maçonnique. Certes, certaines familles protestantes, et non des moindres, comme les Johannot n’adhèrent pas aux loges maçonniques. Enfin, certains signes de la vie quotidienne trahissent l’établissement de relations plus sereines entre les deux communautés. Les relations épistolaires entre une épouse de notable catholique, Adélaïde de Montgolfier, et un avocat réformé Boissy d’Anglas, ont déjà été présentées. En 1760, Chomel le béat 671 rappelle que le sieur Alléon, un marchand et banquier protestant, achète pour 15 000 livres une maison sur la place vieille, quartier marqué par une forte concentration de notables des deux confessions. Est-ce un hasard ou est-ce volontairement, dans ce cas cela confirmerait l’existence de réseaux internes à la communauté réformée, il a racheté une maison ayant appartenu à des protestants, les Fornier. Il fait effectuer des travaux dans cette maison afin de la mettre au goût du jour ; ce qui confirme cette recherche du luxe chez les notables, quelle que soit leur appartenance confessionnelle. Il découvre alors, cachés dans une voûte, des armes et des cantiques. Pour Chomel le béat, les objets découverts datent des guerres religieuses du XVIe siècle, sans doute d’après l’aspect des armes dont la description ne nous est pas rapportée. Chomel s’attarde à décrire la démarche d’Alléon :

« Comme les armes ne peuvent plus être d'aucuns usages le sieur Alléon les a fait déposer à la maison de ville. »

En revanche il n’est pas fait mention des cantiques. C'est le signe qu'en 1760 les relations entre catholiques et protestants sont bonnes, que la période de clandestinité est terminée, personne ne pense à confisquer les cantiques au sieur Alléon.

La réduction des tensions entre les deux communautés est en partie le résultat d’un rapport de force désormais très inégal au plan démographique, résultat des conversions et des persécutions mais aussi d’une fécondité partout plus faible. De même, à Villeneuve-de-Berg et Privas, les protestants en raison de leur affaiblissement numérique n’apparaissent plus comme un danger.

Toutefois, les relations judiciaires permettent de nuancer la première impression de relations cordiales. Les déclarations de décès des réformés 672 , devant le tribunal de la justice seigneuriale d’Annonay, sont imposées depuis l’ordonnance de 1736. Ces déclarations se poursuivent jusqu’en 1787. Un arrêt rendu par le parlement de Toulouse précise que cet enregistrement est illégal depuis 1783 673 . Un premier constat qui fait apparaître des réticences certaines parmi les officiers de justice d’Annonay à abandonner la contrainte envers les protestants. Le rythme des déclarations est plus instructif sur les relations entre les deux communautés que sur l’état de la mortalité. Il montre un ralentissement des déclarations mais tout de même le maintien de la contrainte jusqu’au terme de 1787. Le maximum de déclarations est tardif si on le compare à la chronologie des emprisonnements à Beauregard 674  : dans les années 1760, peu de réformés peuvent se soustraire à l’obligation de déclaration du décès. A cela s’ajoute l’obligation d’enterrement de nuit pour les réformés. Lors de l'enterrement de Jean-André Delacou 675 , mort à 80 ans, l'enterrement doit se faire à six heures du matin, et pourtant l'édit de tolérance est entré en vigueur. La justice seigneuriale est-elle responsable de cette rigueur ? Alors que la proportion importante de francs-maçons parmi les officiers du bailliage d’Annonay 676 , 50 %, est sans doute un facteur de tolérance, les officiers seigneuriaux appartiennent encore en majorité aux confréries. Ainsi, en est-il de Malgontier procureur fiscal du marquisat. Est-ce la raison de cette attitude rigoureuse ?

Le maintien de réseau au sein de chaque communauté montre également les limites du rapprochement entre les deux communautés. Les réseaux de solidarité au sein de la communauté protestante apparaissent à travers cet exemple 677 : Jean-Baptiste, fils de Jean Johannot et Anne Léorat, se marie le 11 septembre 1770 avec Marguerite Guigal. Elle appartient à une famille de paysans catholiques, cet exemple d'un mariage mixte montre que des relations existent, même si les mariages mixtes restent rares. Lorsque son père, Jean Johannot, meurt le 2 janvier 1764, Jean-Baptiste lui succède à la tête de la papeterie. Celle-ci va alors connaître plusieurs crises dues à la mauvaise gestion du nouvel administrateur, dont le caractère est très violent et dissipateur, combinée avec la crise de 1771. Aussi Jean-Baptiste est-il obligé de déposer son bilan. Ses créanciers, dont Joseph Montgolfier, lui réclament leur argent. Jean-Baptiste se tourne alors vers Mathieu Johannot son cousin, mari de Marie Johannot, et il demande à Pierre Fournat, protestant lui aussi, de l'aider à le convaincre. Ce maintien d’un réseau qui dépasse les liens familiaux est un signe de liens forts à l’intérieur de la communauté des notables réformés d’Annonay. Les solidarités anciennes, notamment entre notables, persistent alors que la persécution est achevée. Les relations au sein de la communauté réformée d’Annonay apparaissent donc complexes, mélange de tensions et de solidarités.

Les mariages mixtes restent l’exception, comme au XVIIe siècle. Les parents sont opposés à ce genre d’union. Les quelques exemples qui nous sont connus sont rares et montrent les difficultés auxquelles doivent s’attendre les futurs époux. Ainsi, Jeanne, fille de Mathieu Johannot, notable réformé, 678 et de Jeanne Johannot, aime Jean-Claude Chomel de Midon, avocat, expert-géomètre catholique. Les parents Johannot s'opposent au mariage. Ce n'est qu'après son veuvage en 1778 que Jean-Claude Chomel peut épouser Jeanne Johannot. La communauté réformée reste assez largement repliée sur elle-même.

Si l’on tente de dresser un bilan des relations entre les deux communautés, on s’aperçoit qu’en dépit de certains signes de cordialité des comportements de méfiance réciproque persistent, par exemple chez les officiers de la justice seigneuriale. Les notables, membres de cercles de sociabilité communs, semblent dépasser plus facilement les anciennes barrières confessionnelles. En ce qui concerne la déconfessionnalisation, les indications sont contradictoires. Le Vivarais, zone d’affrontement confessionnel, objet de patients efforts de reconquête à l’époque de la Réforme catholique, n’apparaît pas, alors que l’on aurait pu s’y attendre, comme une terre de déchristianisation. Les points communs, à ce sujet, entre les deux communautés sont certainement plus nombreux que les différences. La permanence du sentiment religieux est forte dans les deux communautés, avec la même présence des notables au sein des institutions religieuses. Mais l’exemple annonéen ne vaut pas généralité et la référence aux deux autres points d’analyse s’impose.

Notes
665.

ADA 5 E 41 registre d’actes pastoraux, p. 207.

666.

ADA 5 E 41 registre d’actes pastoraux, 18/12/1773, p. 208.

667.

H. Léorat-Picancel, Annonay pendant la terreur, ouvrage cité, p. 15.

668.

E. Arnaud, Histoire des Protestants d’Annonay, Annonay, 1891, p. 119-120.

669.

ADA 5 E 41 registre pastoraux 1778-1787, p. 41-43.

670.

Krumenacker Y., Des protestants au siècle des Lumières, le modèle lyonnais , ouvrage cité, p. 288.

671.

ADA 1 MI 150, Chomel le béat, Annales de la ville d’Annonay, ouvrage cité, p. 662.

672.

Voir graphique 44.

673.

ADA 5 E 66, registre des déclarations de décès et autorisations de sépultures des protestants à la suite de l’ordonnance royale du 9 avril 1736, p. 3. Ce n'est qu'en 1783 que la procédure est simplifiée à la demande du procureur fiscal de Toulouse. Lettre adressée au bailli d'Annonay :

« Monsieur, la procédure que vous observez pour la sépulture des protestants est mauvaise en ce qu'elle est directement contraire à l'article 13 de la déclaration du Roy du 9 avril 1736 et qu'elle donne lieu à des frais considérables et inutiles pour l'inhumation de ceux à qui la sépulture ecclésiastique est refusée; il suffit, suivant cette loi, d'une ordonnance du juge de police rendue sur les conclusions de celui qui exerce devant lui les fonctions de ministère public, ce qui exclut toute idée d'enquête ou autre procédure. C'est donc à cela que je vous recommande de vous en tenir désormais, quelque soit l'usage que vous avez trouvé introduit dans votre ville qui ne peut être que très abusif dès qu'il n'est pas conforme à la loi du Prince. Je suis, Monsieur, votre affectionné serviteur. Lecomte à Toulouse. Le 27 janvier 1783 à monsieur Chomel, procureur fiscal à Annonay. »

674.

Voir graphique 22.

675.

ADA 5 E 66, registre des déclarations de décès et autorisations de sépultures des protestants à la suite de l’ordonnance royale du 9 avril 1736 (1739-1787), 12/11/.1787, p. 128.

676.

La liste des membres des officiers de la sénéchaussée fait apparaître de nombreux francs-maçons,

parmi eux : Desfrançais de Lolme, lieutenant général, Colonjon, lieutenant criminel, Chabert, lieutenant civil et criminel, Fourel premier conseiller, Marthoret, Veron de la Rama, Percie du Sert, Gaillard : conseillers

Le chanoine Montgolfier et M. Demeure conseillers, Lombard procureur, Chomel (Louis-Théodore) avocat du roi.

677.

Reynaud M. H.,  « L'étonnant destin de Jean-Baptiste Johannot », Bulletin des amis du fonds vivarois, n° 24, mai 1987, pp. 3-18.

678.

D’après M.-H. Reynaud, « Qu’il fut difficile à M. Boissy de devenir d’Anglas, ou l’hostilité de la famille Johannot », Le Vivarais dans la Révolution, Revue du Vivarais, tome XCIII, janvier-juin 1989, n° 697-698, p. 57-74.