c) Le rôle de l’encadrement

Quel est le rôle du clergé dans cette évolution ? L’inventaire après décès du curé Desfrançois de Fontachard, curé d’une petite paroisse des environs d’Annonay, est certes tardif mais il donne une vue assez précise sur la situation d’un prêtre à la fin du XVIIIe siècle. 706 La famille Desfrançois est, d’autre part, largement constituée de notables annonéens. L’inventaire après décès de ce curé montre des objets à caractère religieux, ce qui n’est pas très surprenant pour un prêtre. Ainsi, on relève entre autres dans le mobilier et la décoration du presbytère :

« Quatre tableaux à cadre bois doré représentant les quatre évangélistes, deux petits tableaux : St Pierre, St Bruno, six gravures : l'histoire de l'enfant prodigue, Moïse tenant les tables de la loi. Dans la chambre à coucher : un tableau représentant Isaïe à qui l'ange du Seigneur purifie les lèvres »

D’autre part, sa bibliothèque est en grande partie constituée de livres à thème religieux. Sur les cent trente-deux ouvrages que compte sa bibliothèque, quatre-vingts sont des livres à thème religieux, soit plus de 60 %. Parmi ces ouvrages on trouve la Bible de Saurin. La présence de cette Bible protestante montre-t-elle une plus large tolérance ? C’est ce que semble confirmer d’autres livres de sa bibliothèque. Son intérêt est marqué pour les livres de médecine ou de sujets pratiques, les livres d'histoire (11 soit 8 %), les livres de littérature ou de philosophie : 5 soit 4 %. Parmi ces ouvrages, on relève les titres suivants : Voltaire, Œuvres complètes en 70 volumes, Les erreurs de Voltaire, L'esprit des Lois de Montesquieu et des œuvres diverses de Jean-Jacques Rousseau. Il ne possède donc pas simplement des ouvrages de réfutation les idées philosophiques mais il a très certainement lu les ouvrages originaux, ce qui lui donne une culture des Lumières. Il s’intéresse également au droit (4 ouvrages). Le presbytère a perdu l’austérité monastique. Il a été aménagé en lieu de vie et de rencontre. Le cabinet de livres, avec « trois lampes dites d'économique en cuivre argent avec leurs claires vues », permet d’imaginer une vie largement employée à l’activité intellectuelle. La chambre à coucher, avec un lit et son ciel, une commode en bois de rose et palissandre, rappelle celle des notables. Le souci du confort apparaît également dans la recherche de l’hygiène : à côté de la chambre on retrouve « un tabouret bois noyer appelé bidet avec cuvette en fer blanc ». La grande salle, appelée « salle de compagnie » comprend dix fauteuils, six chaises, trois cadres dorés et une table à jouer. La table à jouer révèle une sociabilité intéressante et de nouvelles occupations bien éloignées des exigences des ordonnances épiscopales de 1734. Enfin l’habillement montre lui aussi la volonté de s’identifier aux notables : la soutane est présente mais on trouve également «neuf habits ou fracs noirs ou en couleur avec vestes et culottes de soie et de velours des bas en soie noire un corset de flanelle, caleçon en coton ou toile, deux redingotes ». Un nouveau modèle de prêtre apparaît donc en cette fin du XVIIIe siècle, avec une vie mondaine et intellectuelle, plus tolérant, semble-t-il, face aux réformés, si l’on prend leurs lectures comme critère d’appréciation. Cette évolution est antérieure à la Révolution. La Constitution civile du clergé n’a pas créé ces nouveaux comportements, tout au plus a-t-elle pu les renforcer. Les préoccupations religieuses ne sont pourtant pas écartées, mais elles ne constituent qu’une partie des activités, elles ne sont plus exclusives. Sans doute ce nouveau modèle ne concerne-t-il qu’une minorité, mais sa présence est plus marquée dans les villes. Il semble donc qu’ il y ait des prêtres, à l’image des pasteurs, qui arrivent à concilier leur foi et les idées des Lumières.

Tous les prêtres ne suivent pas cette évolution. Les déclarations de Léorat-Picancel tonnant contre les idées des philosophes montrent un autre modèle de prêtre encore largement attaché à la Réforme catholique. Son opposition aux nouvelles idées en fera un curé réfractaire au serment constitutionnel. Mais il est également attaché à l’activité intellectuelle, on lui doit des recherches en démographie pratiquées dans les registres paroissiaux. 707 Ce double modèle de prêtre a pu jouer dans les deux sens à propos de la déconfessionnalisation ; soit en l’accélérant : le curé trop intransigeant, ou seulement occupé par ses travaux intellectuels se coupe des fidèles, soit en la freinant, le développement d’une plus grande tolérance peut éviter de rebuter les fidèles de même que le refus d’abandonner les préceptes de la Réforme catholique.

La présence janséniste semble peu importante dans les deux diocèses concernés. Un cas est signalé à Annonay, sans doute vers 1700, par Chomel le béat, il s’agit de l'aumônier de l'hôpital, Mathieu Feydeau 708 . Les oratoriens de Joyeuse sont également attachés à la spiritualité janséniste mais leur influence est réduite en Vivarais. Enfin, un libelle anti-janséniste a été retrouvé dans les archives paroissiales, témoignage de l’opposition du clergé local à ce courant d’idée. Ecrit dans le premier tiers du XVIIIe siècle, ce tract anti-janséniste a été recopié par le curé de Satillieu, paroisse des environs d’Annonay. Le texte s'intitule : « Les miracles supposés de St Paris, au cimetière St Médard » 709 . Les allusions aux miracles du cimetière Saint Médard sont très ironiques: « Grand saint qui guérissez tous ceux qui se portent bien délivrez-nous des maux que nous n'avons pas ». Ce témoignage, certes isolé, peut être interprété comme une réaction d’hostilité. Or la faible diffusion du jansénisme correspond souvent à des régions dont la déconfessionnalisation est moins marquée. Ce pourrait être le cas ici. Le lien souvent observé entre réformés et jansénisme ne semble pas apparaître en Vivarais. De même, le rapport étroit que l’on relève souvent entre présence d’un clergé janséniste et précocité de la déconfessionnalisation ne semble donc pas s’appliquer au Vivarais.

D’autre part, la courbe des ordinations 710 montre un maintien des effectifs d’ordination. Alors que dans les autres diocèses 711 , après un maximum atteint dans les années 1740, une décroissance s’engage, parfois interrompue par une légère remontée, le diocèse de Viviers connaît une remontée tardive et forte, dans les années 1770-1780. Le creux qui précède la Révolution est de faible importance et une remontée s’amorce à la veille de 1789. Une telle évolution est-elle seulement le résultat de facteurs économiques ? Le diocèse de Viviers comprend une population assez pauvre, marquée par de nombreuses crises politiques, démographiques et religieuses au XVIIIe siècle. Dans ces conditions, les ordres ont dû constituer un moyen d’ascension intéressant pour beaucoup de familles. Même si les revenus des prêtres sont en stagnation alors que les prix augmentent, la situation économique, marquée par l’inflation, force les candidats à oublier ces inconvénients. C’est la thèse défendue par A. Arnaud. 712 L’origine sociale de ces prêtres ne paraît pas en contradiction avec cette affirmation, car parmi les curés dont on connaît la trajectoire sociale, on trouve un fort pourcentage de notables, hommes de loi ou paysans riches. Le clergé est donc un moyen, dans certains cas, pour satisfaire les ambitions d’un lignage pour ces groupes avides d’ascension sociale. La structure sociale du recrutement rappelle le XVIIe siècle avec l’importance des notables et distingue le Vivarais d’autres diocèses. Une telle situation a peut-être favorisé la multiplication du prêtre intéressé avant tout par sa carrière et ses revenus, à l’image d’Aygon curé du Pranles. Mais il est impossible d’étayer cette hypothèse pour l’ensemble du Vivarais.

Conséquence de la croissance des effectifs, la forte densité des prêtres dans le diocèse caractérise l’ensemble du XVIIIe siècle. Toutefois, cette situation a pu localement être remise en cause par des facteurs conjoncturels. Ainsi le départ des jésuites, en 1763, signifie pour Annonay la fin des missions régulières, puisqu’il y avait en permanence une mission jésuite de quatre prêtres. La coïncidence avec la baisse des effectifs des adhésions dans les deux confréries est d’ailleurs surprenante. Mais aucun document ne permet de confirmer la corrélation entre les deux évolutions. La même évolution se constate pour les pasteurs. Profitant de la période d’apaisement, les ministres formés à Lausanne viennent en Vivarais. La densité de pasteurs, rapport entre le nombre de pasteurs et les effectifs des fidèles, est certes nettement inférieure à celle des prêtres, mais cette situation existait déjà avant 1685. Donc la décléricalisation, un des éléments de la déconfessionnalisation, souvent constatée ailleurs n’est guère perceptible en Vivarais. Le maintien du recrutement d’un clergé local se confirme au XVIIIe siècle : 78 % des prêtres 713 sont issus du diocèse alors qu’ailleurs on atteint à peine 50 %. On retrouve sans doute ici le schéma décrit dans le Rouergue catholique par V. Sottocasa 714 , d’un clergé abondant et de recrutement local, donc bien connu par les fidèles et proche des populations ce qui constitue un facteur de confessionnalisation. Avec une réserve toutefois, l’origine sociale de ce clergé, d’après ce que nous en savons, est marquée par la notabilité. Cette caractéristique pourrait rendre plus difficile les relations entre fidèles et prêtres. Nous avons observé la même situation à propos des pasteurs dans la première moitié du XVIIIe siècle. Toutefois, ce constat général appelle quelques nuances locales en ce qui concerne les réformés : des pasteurs comme Chiron de Châteauneuf, Peirot ou Benvignat ne sont pas d’origine locale. Le nombre de pasteurs étrangers s’accroît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Certes, par leur mariage, ils s’associent avec les famillles locales mais quel est leur degré d’intégration ?

L’attitude des pasteurs a-t-elle constitué un frein ou un accélérateur à la confessionnalisation ? L’attitude vigoureuse de Peirot, en 1760, rebute les annonéens et les dissuade d’appliquer ses consignes, à savoir arrêter de faire baptiser les enfants à l’Eglise catholique. Peirot est un pasteur étranger au Vivarais ; il est né en 1702 à Faussemagne en Velay, dans une province rurale où les protestants sont parfois majoritaires face à un clergé catholique plus tolérant. Il fait des études de théologie au séminaire de Lausanne et rentre en France par Genève, en avril 1740. Un tel parcours ne favorise peut-être pas une bonne compréhension des difficultés des minorités protestantes urbaines. C’est peut-être ce qui explique la position très tranchée exprimée dans sa lettre de 1760, 715 alors que les annonéens face à la persécution ont appris à faire des compromis.

Face à un clergé catholique qui paraît mieux formé qu’au siècle précédent, la formation des pasteurs dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle reste encore incomplète pour certains 716 . Celle-ci est-elle susceptible de les opposer aux fidèles, ou au contraire de mieux les comprendre ? Les idées de certains pasteurs semblent très en retard sur leur siècle. P. Joutard 717  analysant le sermon sur les Nuées du pasteur Noé Benvignat, montre que l’on a affaire à une prédication très traditionnelle qui rappelle le XVIe siècle. Noé Benvignat, né en 1739 à Thônes en Genevois, est consacré pasteur en 1765. Il arrive en 1769 dans les Boutières, se marie avec une fille du pays et meurt en 1824. Trois sermons ont été conservés : un sermon de Pentecôte, un sermon sur les Nuées, un sermon sur les richesses. Dans le sermon étudié, Benvignat développe des thèmes traditionnels, il est convaincu que la grêle est une punition de Dieu et qu'il faut accepter sans murmurer le châtiment divin, alors que Franklin a découvert la foudre en 1746. Il condamne la richesse et rappelle que les « trésors du monde ne nous mettent pas à l'abri de la colère de Dieu ». Enfin, il développe des idées millénaristes en prédisant des menaces de guerre, de peste, l’imminence du péril turc, perçu comme un signe annonciateur de l’arrivée de l’Antéchrist. Mais, les sermons de Benvignat sont–ils un reflet exact de la situation des pasteurs en Vivarais ? D’autres sermons conservés, par exemple ceux de Pierre Peirot, pasteur au désert de 1740 à 1772, donnent une impression différente. Ils sont exprimés en termes simples et comprennent beaucoup de répétitions. Le sermon de 1744, lors de la première assemblée de jour, rappelle les intonations de Benvignat. Il s’agit d’une parabole sur l'histoire récente des protestants. Le pasteur rappelle qu’ils ont dû accepter une vie cachée, et parfois dissimuler leur foi avant 1744. Désormais, avec la première assemblée de jour, il est possible de manifester ses convictions religieuses en pleine lumière. Pour justifier ce comportement, le pasteur établit un parallèle avec la vie de Jésus :

« Le Seigneur Jésus en a lui-même agi de la sorte, dans certaines occasions, il s'est retiré, il s'est caché ; dans d'autres, il s'est montré, il a agi ouvertement » 718 .

En revanche sa lettre aux annonéens, de 1760, montre un individu cultivé, ouvert aux idées des philosophes. Ce que l’on pourrait interpréter comme le signe d'une moins bonne formation du pasteur Peirot n’est peut-être que la volonté de s'adapter à son auditoire. 719 Ces sermons donnent donc l’impression d’une formation inégale des pasteurs. D’autre part, des difficultés naissent parfois, avec les pasteurs étrangers à la province, pour comprendre le contexte local. Cela a-t-il constitué un frein à la re-confessionnalisation ? En dehors des réticences des annonéens, aucun autre exemple ne nous est connu.

Notes
706.

ADA 2 E 19420, inventaire après décès du curé de Félines, Desfrançois de Fontachard, notaire P. Chomel, volume 29, folio 51, 09/03/1793, la date est certes tardive, mais la situation décrite ici est plus ancienne.

707.

Abbé Léorat-Picancel, présenté et annoté par M. Guigal et M.-H. Reynaud, Annonay pendant la terreur, Annonay, 1988, p. 7-10.

708.

ADA 1 MI 150 Chomel le béat, Annales de la ville d’Annonay, ouvrage cité, p. 490.

709.

ADA 5 J 153/2, archives paroissiales de Satillieu.

710.

Voir graphique 43.

711.

Le Goff J. et Rémond R. (sous la direction de), Histoire de la France religieuse, tome III, Paris, Seuil, 1991, p. 98-100.

712.

D’après A. Arnaud, Le clergé séculier de l’ancien diocèse de Viviers, mémoire de D.E.S., Lyon, 1966, p. 39-40.

713.

D’après A. Arnaud, Le clergé séculier de l’ancien diocèse de Viviers, mémoire de D.E.S., Lyon, 1966, p. 39-40.

714.

V. Sottocasa, Mémoires affrontées…, ouvrage cité, p. 230-234.

715.

Fonds Chalamet, Peirot P., Lettre aux annonéens, 1760.

716.

Voir chapitre 1.

717.

Joutard P., « Une mentalité du XVIe siècle au temps des Lumières : les protestants du Vivarais », Dix-Huitième siècle, Paris, C.N.R.S., 1985, n° 17, p. 17-74.

718.

P. Peirot, «  Sermon de Pierre Peirot, transcrit par O. Autrand », Le peuple protestant en Vivarais, entre la Révocation de l’édit de Nantes et la Révolution, Patrimoine Huguenot d’Ardèche, Colloque du Fival, Privas, 2001, p. 104-107.

719.

Fonds Chalamet, Pierre Peirot, Lettre aux annonéens, 1760.