Les courbes de mariages 723 ne permettent pas d’identifier des différences notables entre les trois villes. La situation était déjà identique au début du XVIIIe siècle. Les trois courbes ont été réalisées sur la fin du XVIIIe siècle. Elles montrent une étonnante conservation des habitudes de la Réforme catholique. En effet, ces courbes rappellent étonnamment celles réalisées au début du XVIIIe siècle avec le respect bien marqué des « temps clos ». Le poids du clergé semble donc encore très important dans les mœurs, et les habitudes des fidèles bien établies, notamment à Annonay puisque c’est dans cette ville que les « temps clos » sont le plus strictement respectés, alors que dans les autres villes quelques mariages ont lieu dans ces périodes. Ce serait les fidèles privadois qui respecteraient le moins l’Avent et le Carême. Cette évolution paraît aller à l’encontre des déclarations du curé d’Annonay Léorat-Picansel, en 1788, sur le développement de l’incroyance et de la liberté des mœurs. Evoquant l’influence des Philosophes, il affirme : « c’est une contagion qui a tout infecté de son souffle empoisonneur » ou encore : « Notre jeunesse, remplaçant les instructions qu’elle avait reçues de son enfance de ses parents et de ses maîtres par la lecture des ouvrages les plus infâmes qu’aient produits l’impiété et la licence y trouve l’écueil de sa foi et de sa vertu, y apprend à secouer le joug d’une religion dont la morale austère importune un cœur que les passions agitent si puissamment… » 724 . Certes la répartition des mariages n’est pas un indicateur global de la « moralité » au sens où l’entend le curé Léorat-Picansel. Mais il donne tout de même quelques indications sur le comportement de la majorité de la population catholique d’Annonay. Dans les trois villes, la seule différence manifeste est la présence de la mixité confessionnelle dans le cas des deux premières villes, et son absence pour la troisième. En fait il s’agit d’une quasi-absence, car une communauté réformée subsiste, mais elle est très réduite par rapport aux catholiques. Or, on ne trouve aucune différence entre les trois courbes de mariage. La thèse développée par E. François à propos d’Augsbourg ne semble donc pas s’appliquer dans ce cas, la biconfessionnalité ne semble pas être un garant contre la déconfessionnalisation. 725
Toutefois cette première impression mérite d’être nuancée avec l’analyse des courbes de conceptions. La comparaison des courbes 726 des trois villes avec celles du XVIIe siècle apporte des informations supplémentaires. Une différence nette apparaît entre les courbes de Privas et Villeneuve-de-Berg d’une part, et celle d’Annonay d’autre part. Dans les deux premiers cas, l’allure de la courbe est pratiquement inchangée. Mais la différence la plus nette concerne Annonay où la situation a profondément évolué. Peut-on interpréter cette stabilité ou ces transformations comme des signes de déconfessionnalisation ? En partie, mais d’autres facteurs interviennent. Le maintien de l’allure des courbes de conception de Privas et Villeneuve-de-Berg est d’abord le résultat de l’évolution sociale et économique très lente que connaissent ces deux villes. L’analyse de la composition sociale de la population villeneuvoise le confirme 727 . Elle ne fait pas apparaître de transformations économiques et sociales d’une intensité telle qu’elles modifieraient la courbe des conceptions. La réduction des paysans est réelle, mais elle reste très modérée pour les catholiques. La situation est inversée pour les réformés, le pourcentage de paysans augmente au contraire. Ce n’est certes pas une conséquence de l’émigration à la fin du XVIIe siècle, car elle a été très faible. Il s’agit peut-être d’apports migratoires. De même, l’analyse des prénoms composés montre que la ville est plutôt à l’écart des nouvelles modes, car le taux est très faible comparé à celui des autres villes. Un tel constat n’est pas un signe de dynamisme social ou économique. Quant à la proportion des notables catholiques, elle est largement surestimée au XVIIe siècle dans les registres paroissiaux. La stabilité de la courbe des conceptions est donc le reflet d’une stagnation économique et sociale. Peut-on également discerner des signes de déconfessionnalisation dans les courbes privadoises et villeneuvoises ? Le creux de mars est à peine marqué à Privas, quant à celui de l’Avent, il est inexistant dans les deux villes. Mais cette situation est identique à celle du XVIIe siècle. On ne mesure donc pas ici une déconfessionnalisation mais plutôt une confessionnalisation incomplètement effectuée au XVIIe siècle.
En revanche, la situation est complètement différente pour Annonay. Alors que la courbe des conceptions traduisait le respect des fidèles pour les « temps clos » au XVIIe siècle, à la veille de la Révolution la situation a fortement changé. La courbe révèle des évolutions économiques et sociales et religieuses. Il n’y a plus de creux bien marqué en été ainsi qu’on l’observe dans des populations majoritairement agricoles. Annonay présente un dynamisme économique, avec le développement de manufactures, supérieur à celui des deux autres villes. Les conséquences sociales annoncent déjà le XIXe siècle, avec la multiplication de compagnons et bientôt d’ouvriers dans les manufactures, et le nombre important de notables. Mais des facteurs confessionnels sont également à prendre en compte. Le non respect des « temps clos » est certainement le signe d’une évolution des mentalités, donc d’une possible déconfessionnalisation.
La densité du clergé ne semble pas en cause pour expliquer la situation particulière d’Annonay, car elle est identique à celle de Villeneuve-de-Berg. En revanche la densité du clergé est plus faible à Privas. Donc c’est à Privas que cette situation devrait se rencontrer, or ce n’est pas le cas. La mixité confessionnelle n’est pas responsable de cette évolution. En revanche les notables, et notamment réformés, par leur dynamisme économique, par le nouveau contexte qu’ils ont contribué à créer, ont favorisé cette nouvelle situation.
Toutefois d’autres signes complètent ou infirment les constats effectués à partir des courbes de conceptions. Le déclin plus rapide des confréries, constaté à Villeneuve-de-Berg 728 . Une seule confrérie nous est connue plus précisément, celle des pénitents noirs de Notre-Dame de la miséricorde. Certes, les données sont très incomplètes. Mais elles montrent des évolutions très différentes de celles des confréries d’Annonay et Privas, qui atteignaient leur maximum au milieu du siècle. D’autre part, l’appartenance sociale des confrères est très différente de celle observée à Annonay. La proportion des notables est en déclin rapide, le pourcentage est plus faible que dans l’ensemble de la société mais cette conclusion est fragile compte-tenu du peu d’informations disponibles. Or les notables constituent un môle de
résistance face à la déconfessionnalisation. Leur absence ne peut que l’accélérer.
De plus, l’illégitimité est très basse en 1780-1786 parmi les catholiques de Villeneuve-de-Berg : le pourcentage est de 2,70 % contre 4,43 % pour l’ensemble du Vivarais. Une situation qui pourrait caractériser une ville à l’écart des grands mouvements sociaux de la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, des affaires de mœurs 729 éclatent à Annonay et Villeneuve-de-Berg. Dans les deux cas il s’agit d’affaires de prostitution. Alors qu’on aurait pu s’attendre à un cadre moral plus strict dans la ville caractérisé par des courbes de conceptions stables. Toutefois la prostitution est également un signe de la misère et se développe souvent en lien avec la présence de troupes en casernement, ou avec l’apport de populations extérieures ; elle n’est donc peut-être pas significative d’une déconfessionnalisation.
La comparaison entre les trois villes montre des différences importantes dans l’évolution de la déconfessionnalisation. Villeneuve-de-Berg, à l’écart des évolutions économiques et sociales est aussi peu touchées par les idées nouvelles, la déconfessionnalisation est peu perceptible. Les fidèles d’Annonay semblent touchés en raison d’une plus rapide évolution économique et sociale. Mais cette évolution est contrariée par la présence de notables qui joue en sens inverse, notamment au sein des confréries. Il y a donc une double réalité au sein de la population catholique d’Annonay. Enfin la communauté catholique privadoise conserve les mêmes limites dans la confessionnalisation. C’est ce que montre la courbe des mariages moins accentuée que les autres. Peut-être est-ce l’influence réformée qui joue dans ce sens ?
Voir graphiques 45, 46 et 47.
Abbé Léorat –Picansel, Vie de Monsieur Louis Chomel mort en odeur de sainteté à Annonay, Avignon 1788, réédité et annoté par B. Chomel, 1928, p. 15.
Afin de confirmer ce point de vue, des courbes supplémentaires ont été réalisées sur d’autres sites caractérisés par l’absence de mixité confessionnelle ou au contraire la présence des deux communautés. Les courbes des mariages catholiques restent identiques. Voir annexes 22 et 23, les courbes du Cheylard, ville à forte communauté réformée, et de Bourg Saint Andéol, ville majoritairement catholique, sur la période 1774-1789.
Voir graphiques 48, 49 et 50. Les graphiques correspondants pour le XVIIe siècle sont : n° 4 (Privas), n° 13 (Villeneuve-de-Berg), n° 16 (Annonay).
Voir tableau 61.
Voir graphique 28.
ADA 25 B 18, archives de la justice royale de Villeneuve-de-Berg, 04/06/1768. Une affaire de prostitution éclate à Villeneuve-de-Berg, en revanche il n’y a rien à Privas dans les archives de justice. Marie Gachet âgée de 16 ans est accusée de prostitution publique avec scandale. Elle est la fille d'Etienne Garde et de Marie Manent, blanchisseuse. Elle est accusée d'avoir reçu des jeunes gens et des soldats de la garnison, surtout les jours de foire, et sa mère l'emmenait la nuit chez des particuliers, notamment dans l'auberge du Sr Toulouse. Marie Manent faisait également le métier d'accoucheuse. Les témoins racontent que la maison « est un véritable bordel » et qu’il y a « beaucoup de clients parmi les militaires de la garnison et aussi pendant la tenue de l'assiette ».
ADA 37 B 127 pièce19, le registre de la justice ordinaire, 17/06/1770, présente une affaire de prostitution et de maquerellage à Annonay. Tout commence par une assignation du procureur fiscal, Sr Antoine Dumoulin (membre de la confrérie des Pénitents), il se plaint que : « plusieurs femmes de cette ville font publiquement l'infâme commerce de maquerellage prostituant des filles qu'elles séduisent ». L'information commence et l’on apprend que les clients sont des officiers de la garnison, comme à Villeneuve-de-Berg, des religieux (d'après les témoins) et un jeune homme de famille. Une des « maquerelles » est accusée par Me Chapuis greffier en chef au bailliage : « elle ne laisse pas d'être ordinairement dans son état faisant de la dépense pour sa nourriture en viande, vin et tabac quoiqu'elle n'aye comme rien autant que si elle était dans l'aisance ». L'accusée est Anne Dumas surnommée la Perrussière, dont le mari est absent et « passe publiquement depuis 20 ans pour mener une vie scandaleuse ». Une des filles se prostituant est la fille de Pierre Blanchet vigneron d'Annonay.