c) L’évolution des réformés

Ces constats trouvent-ils une confirmation dans les informations concernant les réformés des trois villes étudiées ? Les graphiques suivants 730 ont été construits avec les données des registres du Désert et de l’édit de 1787. L’analyse de la situation des réformés n’est pas sans difficultés. D’une part, le nombre de mariages est très réduit et tous les mariages réformés ne sont pas recensés. D’autre part la répartition des mariages n’est pas dans tous les cas le résultat du choix du couple ou de la famille, mais elle peut être la conséquence des visites, parfois irrégulières, du pasteur. Cette dernière observation ne s’applique toutefois pas à Annonay car la communauté réformée dispose d’un pasteur depuis 1773. De plus, la période choisie est largement postérieure aux persécutions. Cela réduit en partie le caractère aléatoire de la répartition des mariages due à la répression. Quel critère retenir pour apprécier le degré de confessionnalisation à partir de la courbe des mariages réformés ? A la différence de la situation catholique, nous ne disposons pas des instructions de l’encadrement pastoral, et le respect des « temps clos » n’est pas ici un critère satisfaisant. Nous avons donc pris comme points de repère les courbes du XVIIe siècle. La ressemblance entre les graphiques de la fin du XVIIIe siècle et ceux du XVIIe siècle serait plutôt un signe de confessionnalisation, de respect des instructions du pasteur, comme cela se produisait avant la Révocation dans une Eglise réformée officielle. Toutefois, les réserves exprimées à propos des graphiques catholiques sont valables ici. Nous avons vu que la confessionnalisation au XVIIe siècle présentait également des limites. Ces courbes apporteront donc des informations sur l’évolution économique et sociale autant que sur l’état confessionnel des communautés.

La courbe de Villeneuve-de-Berg 731 de la fin du XVIIIe siècle, ne ressemble pas du tout à celle des catholiques. Le tracé est très contrasté. Les « temps clos » apparaissent nettement, et l’impression est celle d’une courbe catholique du début du XVIIIe siècle. En tout cas, elle est très différente de celle des réformés villeneuvois du XVIIe siècle. Mais cette courbe est construite à partir de 29 mariages seulement, les seuls disponibles. La présence minoritaire de la population réformée est-elle à l’origine de la reproduction du modèle catholique ? C’est possible. Cette imitation du comportement des catholiques pourrait expliquer la moindre rigueur de la persécution. Ce qui est plus surprenant, c’est le maintien des habitudes alors qu’elles ont en partie disparu chez les catholiques. La courbe est-elle un « fossile » ? Dans ce cas, ce serait plutôt le signe du maintien des pratiques religieuses, mais pas celui d’une forte confessionnalisation. Ces constats sont donc cohérents avec les observations faites précédemment à propos des réformés de Villeneuve-de-Berg. Leur situation minoritaire a provoqué une déconfessionnalisation, et parfois une imitation des comportements catholiques.

La courbe d’Annonay 732 est construite à partir d’un nombre plus important de mariages, et la communauté dispose d’un pasteur résident. C’est donc la répartition d’une Eglise presque officielle. Les ressemblances avec le XVIIe siècle sont assez frappantes, notamment avec la courbe des vingt années qui précèdent la Révocation, ou encore avec la courbe de Privas. On y retrouve un creux en mars, en revanche l’Avent n’est pas respecté comme au XVIIe siècle. Un seul changement est visible : le pic de mariages qui apparaissait à l’automne a disparu. Ce maximum secondaire s’est déplacé en juin-juillet. Est-ce une évolution liée à une moindre importance des activités agricoles et à un renforcement de la proportion des notables et des artisans ? Nous manquons d’éléments pour répondre mais il s’agit ici d’explications d’ordre économique ou social et non confessionnel. Cette courbe est bien différente de celle des catholiques avec tout de même un point commun : le creux du Carême. Elle pourrait donc être le signe d’une plus forte confessionnalisation, la communauté réformée ayant son propre rythme des mariages, à l’exception toutefois du creux de mars qui paraît être, comme au XVIIe siècle, une influence catholique. Nous avons vu que certaines habitudes catholiques, tel le baptême à l’église, avaient été conservées après la période de persécution, ce pourrait être également le cas du respect du Carême. La communauté réformée semble retrouver, partiellement, une situation d’avant 1685, cela pourrait être le signe majeur de la confessionnalisation. Toutefois, les consignes données par le pasteur concernant le calendrier des mariages nous sont inconnues. L’existence de deux répartitions très différentes dans chaque communauté conforte l’idée du maintien d’une frontière confessionnelle étanche et de relations apaisées, chaque communauté pouvant pratiquer selon ses propres exigences. La courbe des conceptions confirme les informations fournies par la courbe des mariages. Les changements par rapport au XVIIe siècle sont très importants. De plus cette courbe est très différente de celle des catholiques. Le maximum de conceptions en été permet d’évoquer une société désormais peu reliée aux rythmes agricoles. La comparaison avec la situation à la fin du XVIIe siècle permet de mesurer plus précisément les évolutions, les deux courbes étaient alors pratiquement identiques. L’existence d’une frontière confessionnelle est donc bien palpable à travers les différences des modes de vie. Cette frontière s’est même renforcée, alors que l’analyse des modes de croire a montré des rapprochements. 733

La courbe des mariages de Privas 734 présente encore plus de différences avec celle des catholiques. Mais l’analyse est gênée par l’absence de pasteur résident à Privas. La répartition est peut-être perturbée par les passages irréguliers des pasteurs. Cette courbe est sans doute révélatrice d’une communauté encore en partie clandestine, sans pasteur résident, même si les assemblées au « Désert » se font à portée de voix de Privas, et d’une forte confessionnalisation, car la courbe est très différente de celle des catholiques. D’autre part 735 , dans la continuité de ce qui se passait au XVIIe siècle, la courbe de Privas et celle des environs restent différentes. Le fait le plus surprenant est que la situation s’est inversée : la courbe privadoise ne ressemble guère à celle des catholiques, en revanche les villages environnants, alors que la majorité de la population est réformée, ont adopté une répartition assez conforme aux exigences tridentines avec un creux bien marqué en mars et un deuxième, moins visible, pour l’Avent. La coupure entre la ville et son arrière-pays protestant semble donc subsister.

Dans les trois villes, les faibles effectifs de mariages en mai constituent un point commun assez visible. Est-ce le maintien des superstitions du XVIIe siècle ? Leur caractère n’était pas aussi marqué au siècle précédent. Ce pourrait être le signe de la réapparition d’une religion populaire, conséquence de la faiblesse de l’encadrement pastoral pendant une large partie du XVIIIe siècle ; une religion populaire qui visiblement n’est pas seulement la caractéristique des campagnes.

Au total on constate une situation très inégale dans l’attachement confessionnel des populations réformées de ces trois villes. Alors que la courbe de Villeneuve-de-Berg confirme une situation de stabilité pour les catholiques, l’évolution amorçée pour les réformés se poursuit, la déconfessionnalisation se lit dans une courbe des mariages alignée sur celle des catholiques. A Privas, la situation paraît inverse : les catholiques ont plus de difficultés à maintenir un respect strict des « temps clos », peut-être est-ce un signe d’un plus faible attachement confessionnel ou d’une influence réformée. D’autre part, les réformés privadois, dont la courbe de mariage se distingue de celle des villages environnants semblent retrouver leur identité. Enfin, le cas d’Annonay apparaît assez particulier. La frontière confessionnelle se dessine plus forte que jamais en cette fin du XVIIIe siècle au travers des modes de vie et également, après l’étape de le persécution, des modes de croire. Les comportements réformés sont très différents de ceux des catholiques et des attitudes du XVIIe siècle dans le cas d’Annonay. Les deux communautés paraissent garder un attachement confessionnel assez marqué. Certes la courbe des conceptions nous a montré des évolutions mais la courbe des mariages catholiques est aussi celle des trois villes qui est la plus conforme aux exigences tridentines. Dans le cas d’Annonay, il serait peut-être alors possible d’évoquer le rôle de la biconfessionnalité comme un des freins à la déconfessionnalisation. En effet, il semble y avoir, compte-tenu des limites de nos informations, une corrélation entre la forte confessionnalisation dans chaque communauté et l’existence d’une frontière confessionnelle bien marquée. Annonay est la seule des trois villes à présenter ces caractéristiques.

Quel bilan peut-on dresser sur la déconfessionnalisation dans les deux communautés ? Parmi les points communs, on peut relever les mêmes écarts entre les critiques du clergé, celles des pasteurs, et la pratique des fidèles. D’autre part, en dépit des accusations de l’encadrement pastoral, la déconfessionnalisation n’est pas si facile à percevoir, sauf tardivement, dans la décennie 1780. A la fin du siècle, on compte encore des dévots dans les rangs de la communauté catholique. Le même maintien des notables dans les institutions religieuses des deux communautés, gage de ralentissement de la déconfessionnalisation, a été constaté. L’incompatibilité entre la foi catholique et les idées des Lumières a souvent été rappelée. Toutefois, dans la pratique, certains curés agissent comme les pasteurs et concilient leur foi avec les idées nouvelles. Ces prêtres qui mélangent activité intellectuelle et spirituelle sont certes une minorité mais ils vont laisser une œuvre littéraire et scientifique importante en Vivarais. Pour autant la déconfessionnalisation est une réalité dans les deux communautés, mais avec une intensité différente. Les notables sont parfois les premiers touchés. Dans ce cas, l’ensemble de la communauté est fragilisée et le déclin des institutions religieuses est accéléré. Enfin, la biconfessionnalité pourrait être un facteur de maintien des pratiques, sinon des convictions religieuses.

Notes
730.

Voir graphiques 51, 52 et 53.

731.

Voir graphique 51 à comparer avec celui du XVIIe siècle n° 12 et avec la courbe catholique (graphique 45).

732.

Voir graphique 52 à comparer avec les graphiques 5 et 20. Voir également la courbe des conceptions n° 54 à comparer avec le graphique 17.

733.

Voir graphiques 35 à comparer avec le graphique 17 et avec la courbe catholique (graphique 46).

734.

Voir graphique 53 à comparer avec le n° 10 et avec la courbe catholique (graphique 47).

735.

Voir graphique 59.