Conclusion générale

L’objectif de ce travail était de réfléchir à la question suivante : dans l’ancienne province du Vivarais, les réformés se distinguent-ils des catholiques ? Sur une période aussi longue, 1630-1787, et sur trois sites d’étude, la réponse ne peut être que nuancée.

La réponse peut être d’abord affirmative. Il y a de nombreux points qui séparent ces deux communautés. Bien qu’elles se côtoient quotidiennement et qu’elles aient des relations économiques fréquentes, elles gardent chacune des modes de vie et des modes de croire différents. Les évolutions entre 1630 et 1750 ont même tendance à renforcer ces différences. La Réforme catholique s’emploie, par l’intermédiaire d’un clergé mieux formé, à faire respecter des pratiques qui séparent les catholiques des réformés. La consommation de viande, le respect de certaines fêtes, le déroulement du culte du dimanche constituent autant de points sur lesquels les distinctions se maintiennent et parfois s’accroissent. D’autre part, les phases d’évolution des deux confessions ne sont pas les mêmes. Alors qu’avant 1685 l’emprise des pasteurs est certainement plus forte que celle des curés sur leur communauté, signe de forte confessionnalisation, le mouvement s’inverse après la Révocation. Les pasteurs sont chassés, la communauté réformée est en plein désarroi, alors que les catholiques continuent de se réorganiser activement, la Réforme catholique n’atteignant son apogée en Vivarais que dans la première moitié du XVIIIe siècle. C’est alors qu’on voit se mettre en place des répartitions mensuelles de mariages catholiques rythmées par les « temps clos ». Une dernière phase de décalage entre les deux confessions s’ouvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Alors que certaines communautés catholiques semblent touchées par la déconfessionnalisation, les réformés, c’est le cas de l’Eglise d’Annonay, continuent de pratiquer les rites qui cimentent la communauté. Enfin, la situation sociale renforce parfois les oppositions entre les deux confessions. Dans le cas d’Annonay, la distinction est très marquée, elle est encore davantage soulignée par la situation de l’alphabétisation, les comportements démographiques ou le choix de prénoms composés. L’évolution ne fait que renforcer ces différences ; les courbes de conception du XVIIIe siècle nous l’ont montré. L’enrichissement des notables réformés dans le négoce et la banque s’oppose à la paupérisation de certains ruraux catholiques émigrés en ville. D’ailleurs peut-on parler d’une communauté réformée si l’on se place à l’échelle des trois villes étudiées ? Quelles ressemblances peut-on trouver entre le riche manufacturier annonéen, Johannot, par exemple, que ses affaires mettent en contact avec toute l’Europe et dont le réseau d’influence dépasse largement le Vivarais, et l’artisan privadois, lui aussi réformé, mais ouvert sur un horizon bien plus modeste. Certes la Révocation a renforcé les solidarités, face aux persécutions, les réformés ont cimenté leur union. Mais, après 1750, le choc des persécutions passé, que reste-il ? Le constat est également, et peut-être même davantage encore, valable pour les catholiques, dont les notables développent des idées d’enfermement. Les notables annonéens iront jusqu’au bout en construisant un hôpital général ; un exemple parmi d’autres qui confirme l’importance des contrastes sociaux au sein de cette communauté. Enfin les encadrements pastoraux évoluent différemment, à un clergé de formation limitée au XVIIe siècle, on peut opposer des pasteurs à qui les études universitaires donnent un avantage certain dans la controverse. Après la Révocation, la situation s’est inversée. Les prédicants n’ont pas suivi de formation, et la durée des études au séminaire de Lausanne, pour les proposants qui pourront les suivre, est plus brève qu’avant 1685. En revanche, les prêtres suivent désormais plus largement la formation au séminaire et sont davantage encadrés par une hiérarchie contraignante.

Toutefois, on ne peut en rester à une réponse seulement affirmative. L’intérêt de ce travail a été de nous montrer l’importance des points de ressemblance entre les deux communautés, y compris dans les pires moments d’affrontement. Socialement, les réformés et les catholiques présentent beaucoup de points communs, un même monde d’artisans et de paysans, que ce soit à Privas ou à Villeneuve-de-Berg. Mais c’est surtout lorsque l’on aborde des domaines plus intimes que des ressemblances apparaissent. Dans les attitudes face à la mort, on s’aperçoit que les évolutions rapprochent les deux communautés. Les pauvres constituent dans les deux cas les mêmes intercesseurs indispensables, face à un salut que l’on estime de plus en plus incertain en raison d’une prédication inquiétante. Les espaces sacrés, souvent décrits comme complètement différents, présentent des ressemblances parce qu’ils cristallisent les hiérarchies sociales. Face à la fête, on a découvert les mêmes exigences de l’encadrement pastoral. Mais les condamnations émises ont des difficultés à passer dans les faits. Les écarts entre religion officielle et pratique des fidèles sont souvent identiques. De même, les deux communautés ont des modes de vie et de croire qui plongent dans une religion populaire très présente. La superstition, les pratiques magiques de guérison rapprochent davantage qu’elles n’opposent. Enfin, les notables, quelle que soit leur confession, trouvent des points d’entente, surtout dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ils ont la même volonté d’adopter un mode de vie noble, ce qui se traduit par une frénésie d’achat de terre, par l’adoption de prénoms composés, des noms de familles à particule. Ils estiment être au sommet de la pyramide sociale locale et attendent donc une reconnaissance, une exigence de prestige qui se manifeste notamment dans l’église ou dans le temple. Les notables apparaissent dans les deux confessions comme des précurseurs, ils sont les premiers, dans la communauté catholique, à entrer dans les confréries ou à tenter des expériences mystiques, de même les notables protestants tiennent plus que les autres à souligner leur appartenance confessionnelle par le choix d’un prénom vétérotestamentaire, et leur rôle dans le consistoire est essentiel. Au XVIIIe siècle, les notables se rapprochent de plus en plus, en dépit des différences confessionnelles, par la fréquentation des mêmes confréries, par la même soif de richesse terrienne, le même souci de luxe dans la maison et les mêmes formes de sociabilité ; ces attitudes en revanche les séparent de plus en plus du reste de la population. C’est ici que l’autre problématique de ce travail prend tout son sens : la comparaison des modes de vie et des modes de croire montre plus de ressemblances que de différences entre les deux confessions. La dialectique entre les deux termes est étonnante, car les modes de croire ont largement influencé les modes de vie, mais la réciproque est vraie également. D’autre part, les modes de vie conservent la trace de modes de croire, même lorsque ces derniers ont disparu depuis longtemps. Le bilan des ressemblances et des différences est donc bien difficile à établir, car la situation est marquée par la complexité ; situation complexe en raison de la diversité des lieux et des comportements des groupes sociaux.

Face à ces difficultés, la notion de frontière confessionnelle nous a permis de distinguer trois modes de cohabitation. L’absence de conversions détectables par les prénoms, de mariages intercommunautaires ou de relations difficiles, le maintien d’un strict partage de la gestion de la communauté sont autant de points qui ont permis de montrer une frontière étanche dans le cas d’Annonay. Le plus étonnant est qu’en dépit des persécutions cette frontière n’est guère remise en cause. Certes, nous avons rencontré des notables annonéens, « nouveaux convertis » qui n’hésitaient pas à faire baptiser leurs enfants à l’Eglise catholique. Mais, la gestion biconfessionnelle de la ville se maintient pratiquement sans interruption et les mariages mixtes restent l’exception. Les modes de croire, sous l’effet de la persécution sont marqués par les rites catholiques, en revanche les modes de vie séparent les deux communautés. Socialement celles-ci se distinguent encore fortement. Enfin, le point sans doute le plus marquant est la séparation spatiale entre les deux communautés, c’est l’inscription dans la géographie de la ville d’une coupure confessionnelle nette. Certes, cela n’empêche pas la présence de formes de sociabilité. Cette frontière confessionnelle très marquée conjuguée avec une attitude modérée des réformés, ainsi qu’en témoigne leur refus d’engagement dans le conflit des années 1620-1629, a favorisé le maintien de relations cordiales en dehors des périodes de persécution. En revanche, l’étude a permis d’apercevoir d’autres situations marquées par des frontières plus perméables. Le cas de Privas notamment est intéressant car il montre une ville dans laquelle la communauté réformée est majoritaire, ce qui n’empêche pas les conversions et les influences réciproques sans doute dans un climat de tension après les affrontements du début du XVIIe siècle. Villeneuve-de-Berg donne encore une autre image. Le déséquilibre numérique en faveur des catholiques a contribué à fragiliser la communauté réformée. Les conversions sont importantes, appuyées par un clergé nombreux. Toutefois, jusqu’à la Révocation, cette communauté se maintient dans une relative tolérance, ce qui lui permet de conserver une partie de ses caractéristiques jusqu’à la fin XVIIIe siècle. Ces trois modes de cohabitation sont sans doute le résultat de trois histoires différentes. Les annonéens réussissent à préserver la paix entre les deux confessions tout au long du XVIIe siècle alors que Privas et Villeneuve-de-Berg connaissent les violences des guerres religieuses. Mais les héritages différents n’expliquent pas tout. Ces communautés ont des comportements différents selon les villes. C’est la raison pour laquelle nous avons utilisé un autre concept pour appréhender cette réalité complexe, la confessionnalisation.

Nous avons tenté de l’utiliser de manière empirique, comme un outil permettant de mieux cerner la réalité et non comme une grille de lecture unique, ce qui aurait conduit à déformer les observations afin de les insérer dans un cadre prédéfini. Le but poursuivi n’était pas d’appliquer ici, sans nuances, le modèle construit par les historiens allemands mais bien davantage de reprendre la notion construite, au fil des observations, par G. Hanlon ou T. Wanegffellen et de l’adapter à notre étude. L’avantage de ce concept est de synthétiser un ensemble de réalités et de pratiques, tant dans les modes de vie que dans les modes de croire. Il nous a permis de distinguer des situations et des évolutions différentes. Les trois villes révèlent deux modèles. Les deux communautés annonéennes sont marquées par une forte confessionnalisation au XVIIe siècle. La présence des notables et le rôle de l’encadrement clérical participent largement à la persistance de l’attachement confessionnel. En revanche, Privas et Villeneuve-de-Berg ne connaissent pas la même situation dans la confessionnalisation. En raison de l’attraction des notables réformés vers le monde catholique ou de la pression de plus en forte du clergé, les réformés privadois ou villeneuvois sont marqués par les conversions. Mais, dans le cas privadois, des influences réformées sont également perceptibles dans les rangs des catholiques. C’est donc un autre signe d’une confessionnalisation incomplète. Des évolutions sont également visibles. L’étude a permis d’opposer au XVIIe siècle deux situations : d’une part, avant 1685, les communautés réformées paraissent assez soudées autour du consistoire et des Anciens. Certes, il y a des conversions, il y a des oppositions aux pasteurs, nous avons vu par exemple le peu de respect à propos de la place dans le temple, mais les consignes des synodes semblent, dans l’ensemble, appliquées. D’autre part, la Révocation crée une situation nouvelle. Alors que la confessionnalisation se renforce chez les catholiques, avec un clergé mieux organisé et désireux de contrôler la vie de la paroisse, les « nouveaux convertis », privés de pasteurs, sont jusqu’en 1720 désorientés. Enfin, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le processus de déconfessionnalisation est inégal selon les communautés. Les deux confessions en portent des traces, mais les catholiques semblent davantage touchés. Toutefois, les signes restent modestes. Car, c’est une autre surprise dans cette recherche, une province comme le Vivarais, en situation de frontière confessionnelle, n’est pas touchée très fortement par mouvement de déconfessionnalisation. Mais le rôle de la mixité confessionnelle dans l’attachement des fidèles à la religion est délicat à définir. Il pourrait être actif dans le cas annonéen alors que l’analyse de la situation privadoise a montré l’inverse. De ce point de vue, le Vivarais, tout au moins pour les trois villes étudiées, se rapproche davantage des comportements observés à Nîmes par R. Sauzet, que de ceux analysés par M. Vovelle et M. Agulhon en Provence. En effet, les notables restent également présents dans les confréries, et l’attachement religieux et confessionnel est marqué. La franc-maçonnerie lorsqu’elle existe n’est pas une concurrente sérieuse des confréries et des pratiques religieuses.

La combinaison entre les différents classements obtenus à partir de la frontière confessionnelle et de la confessionnalisation, des modes de cohabitation et du bilan comparatif, invite à distinguer trois cas. D’une part, Annonay se caractérise par une frontière confessionnelle étanche et des relations relativement sereines entre les deux confessions à l’exception des périodes de persécution de la Révocation. Les deux communautés sont également marquées par une forte confessionnalisation. Ensuite, le cas privadois est caractérisé par une frontière confessionnelle floue dont témoignent les conversions. Les comportements des membres de chaque communauté présentent des ressemblances. L’analyse démographique nous l’a montré. Les relations sont tendues entre les deux communautés : c’est sans doute le résultat du contexte local et des tentatives d’intimidation de la part d’un clergé déterminé à la reconquête. Enfin la situation de Villeneuve-de-Berg est marquée par une faible confessionnalisation surtout dans la communauté réformée, une frontière confessionnelle perméable et un déséquilibre démographique en faveur des catholiques. Ce dernier fait est peut-être à l’origine de relations intercommunautaires pacifiées, ce que confirme le faible exode réformé lors de la Révocation.

La situation du Vivarais évoque celle d’autres provinces analysées dans la littérature historique. En lisant le ton enflammé du curé Léorat-Picancel, rappelant que les protestants ont profité de la Révolution pour acheter des biens nationaux et se venger des persécutions de la Révocation, on se rend compte que les clivages confessionnels se remettent à jouer. On est alors frappé par les ressemblances avec Nîmes, où les pénitents deviennent des contre-révolutionnaires, ou avec les Cévennes, où les souvenirs des Camisards, au contact des troubles révolutionnaires, se réveillent, ainsi que le rappelle V. Sottocasa. Ces ressemblances invitent à imaginer d’autres pistes de travail. La typologie bâtie dans cette étude, pour les trois villes se vérifie-t-elle dans d’autres parties du Languedoc pendant la période révolutionnaire ? Le constat effectué ici est-il transposable ? C. Jolivet a certes longuement analysé la période révolutionnaire en Ardèche, mais sa problématique n’est pas confessionnelle. Une autre direction de travail possible paraît résider dans la construction, à une échelle européenne, d’une typologie des villes selon l’état du rapport confessionnel ; pas seulement le rapport numérique, mais il s’agirait de conduire une analyse de l’état de la frontière confessionnelle. Des monographies existent déjà bien sûr. Nous sommes largement redevable à E. François de son étude sur Augsbourg. Le travail de P. Benedict nous a été également précieux afin de comparer les différentes villes. Mais le travail de synthèse reste à construire, ce qui permettrait de répondre avec plus de précision à l’interrogation, maintes fois soulevée dans ce travail, concernant l’étonnante ressemblance entre Annonay et Augsbourg.

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