Objectifs et hypothèses

Nous sommes partis du postulat de Watzlawick selon lequel une personne transmet des informations concernant son état émotionnel au moyen d’indices non verbaux et de messages symboliques pour parties involontaires. Chez la personne âgée démente, l’expressivité émotionnelle se réduit progressivement à ces informations non verbales, de plus en plus souvent émises involontairement.

Or, nous savons que la subjectivité des observateurs entre en ligne de compte dans la perception des émotions communiquées par le registre non verbal.

Ainsi, l’expressivité émotionnelle de ces malades via le registre non verbal et sa perception par autrui maintient des possibilités de communication malgré la dégradation cognitive et verbale propre à la maladie.

L’analyse de ces impacts subjectifs chez les observateurs ouvre indirectement à la connaissance de l’état émotionnel de la personne âgée démente.

En cela, la communication non verbale constitue un mode opérant et privilégié de prise en compte et de mise en évidence de telles émotions.

Des observateurs naïfs, c’est-à-dire se fiant à leur subjectivité (dans un cadre clinique), peuvent remplir une fonction de « révélateur » de ce que le patient communique dans le registre de l’implicite.

Notre objectif consiste à savoir si cette démarche peut concerner les patients atteints de DSTA ; en effet, la clinique quotidienne nous autorise à regarder cette maladie autrement que sous l’angle d’une mort cérébrale progressive, supprimant tout affect et toute sensibilité chez le malade. Manifestement, les personnes âgées démentes éprouvent des affects, continuent malgré leur maladie à ressentir des émotions. Nous formulons comme hypothèse forte que leur expressivité non verbale, marqueur de leur affectivité préservée, constitue une forme de communication persistante lors de la dégradation cognitive produite par la maladie. Cette position n’est pas incompatible avec l’apparent appauvrissement des manifestations non verbales au cours de la maladie. Celles-ci n’en demeureraient pas moins congruentes avec le ressenti des malades, à un stade où leur discours verbal s’appauvrit au point de devenir incompréhensible.

Certes, nous savons que certaines pathologies, neurologiques ou psychiatriques, peuvent brouiller la communication et conduire à des interprétations erronées, mettant en échec l’observateur, perplexe devant la confusion des messages.

Mais nous pouvons considérer, d’un point de vue théorique, que ces états de confusion ou de perplexité constituent à leur façon une information délivrée inconsciemment par le patient et qu’ils ont une valeur de message remplissant une fonction de mise à distance.

Nous formulons alors une hypothèse concernant l’expressivité non verbale des personnes atteintes de DSTA :

Les ressentis subjectifs des tiers qui interviennent auprès des personnes âgées atteintes de DSTA sont le fruit d’une prise en compte souvent à leur insu de messages implicitement émis par les patients. Ce qui ne peut pas être facilement vérifié concernant la communication de pensées ou de fantasmes, est envisageable concernant l’état affectif et émotionnel des patients, état que ceux-ci ne peuvent communiquer avec des mots.

La question qui se pose alors, nonobstant la question de la pertinence de ces ressentis, est de savoir s’il y a autant de ressentis que d’interlocuteurs en présence ?

En d’autres termes, quelle est la part de reproductibilité du sens donné à ces messages ? Ce qui sera verbalisé des perceptions « naïves » peut-il faire consensus dans un groupe d’observateurs et, si oui, dans quelles conditions et dans quelles limites ? Avec quelles explications des possibles contradictions et avec quels risques de perceptions biaisées pour des raisons de culture institutionnelle ou de leaderships groupaux ?

Notre objectif de recherche vise à mettre à jour une réalité souvent ignorée dans nos relations aux personnes âgées démentes : non seulement ces malades souffrent et l’expriment, mais ils ne laissent pas indifférents leurs interlocuteurs. C’est même dans le registre affectif que se nouent les échanges possibles avec eux : qu’ils s’agissent de prendre acte de leurs attentes ou bien de forger nos points de vue. C’est pourquoi nous pensons qu’il existe très probablement tout un registre d’échanges implicites qui orientent nos jugements.

Nous retiendrons comme éléments de présomption significatifs le fait que ce qui est perçu par les proches n’a rien d’aléatoire, en ce sens que des consensus spontanés peuvent être mis en évidence concernant l’état émotionnel de malades gravement handicapés au niveau de l’expression verbale.

Nous nous proposons de valider ou non notre hypothèse en mesurant le caractère statistiquement significatif de la concordance des réponses émises par différents groupes d’observateurs visionnant des documents.

Pour cela, nous avons choisi de recourir à une situation standardisée d’entretiens filmés de thérapeutes avec des personnes âgées (démentes ou non) et de nous référer aux points de vue faisant consensus ou dissensus dans des groupes d’observateurs, soumis à des visionnages d’entretiens standardisés.

Si nous constatons des consensus lexicaux entre différents observateurs décrivant l’état émotionnel des personnes âgées démentes, nous pourrons envisager cette convergence des opinions comme une aptitude à prendre acte des messages non verbaux émis par ces patients.

Nous pourrons alors entrevoir ces indices non verbaux comme des facteurs cohérents, pouvant être pris en compte dans une analyse des ressentis émotionnels des personnes âgées démentes, et ce, malgré nos difficultés à expliquer le (ou les) critère (s) ayant motivé notre jugement.

Dans le cadre de ce travail, deux aspects nous intéressent particulièrement concernant la concordance des points de vue subjectifs émis lors des visionnages :

  1. Quel impact produit le message verbal dans nos appréciations subjectives, concernant l’état émotionnel des personnes âgées démentes ? Existe t-il une influence distractive du message verbal du sujet dément, au détriment des messages non verbaux qu’il peut émettre ?
  2. Notre formation professionnelle induit-elle un type de perception privilégié, une culture dominante modélisant nos représentations ? Peut-elle expliquer certaines contre-attitudes spécifiques, du fait de nos sensibilités différentes ? De là, qu’allons-nous faire dire aux personnes âgées démentes, ne maîtrisant plus l’outil verbal ?

A cet égard, nous formulons comme sous-hypothèses que :

  1. Le texte du discours n’ajoute guère, voire enlève de la pertinence et de la richesse aux ressentis des observateurs ; il ferme le regard et oriente les représentations dans une vision déficitaire.
  2. La formation professionnelle, quant à elle, serait de nature à influer sur notre jugement concernant l’état émotionnel en produisant des consensus particulièrement représentatifs d’une profession.
  3. La capacité de perception des émotions des personnes âgées démentes diffère peu de la capacité de perception des émotions des sujets cognitivement sains, en ce sens que la force des consensus établis à propos des personnes âgées démentes sont pas aussi forts que ceux établis autour des émotions attribuées aux sujets sains.