1-1- Clinique de la démence sénile de type Alzheimer

1-1-a- Présentation de la pathologie démentielle

Parler de DSTA suppose qu’il existe une altération mnésique progressive associée à au moins un déficit lié aux fonctions supérieures (le jugement, le langage,…). Le diagnostic est porté lorsque les troubles altèrent gravement les comportements du patient. Les déficits cognitifs devenant de plus en plus handicapants, le sujet se coupe progressivement de toute vie sociale.

Toute sa personnalité et son affectivité vont s’en trouver modifiées au cours du temps. L’Etre même du malade, dans sa globalité, va être perturbé et va le conduire à un isolement social et affectif.

D’un point de vue métaphorique, après avoir étudié des vidéos de personnes démentes mises à sa disposition par G. Le Gouës, H. Aupetit (1991) compare nos vies à des pièces de théâtre, dans lesquels joueraient de nombreux acteurs (famille, amis, relations,…) et suggère que chez une personne atteinte de DSTA, la pièce de théâtre deviendrait progressivement trop difficile à suivre, la distribution des rôles apparaissant trop importante. Ne resteraient alors que les grandes lignes de la pièce, les personnages centraux, afin de simplifier la distribution :

‘“ Toute fille est ma fille. Toute femme est ma mère. On est même prêt à ‘tuer’ un personnage encombrant, ou ressusciter un mort vécu comme nécessaire ” (H. Aupetit, 1991, p.29).’

Nous constatons l’association de trois ordres de symptômes récurrents dans le développement de cette maladie :

  • au plan neurologique : des lésions cérébrales caractéristiques, observables uniquement lors de l’autopsie du malade. Ces lésions vont de pair avec des déficits en neuromédiateurs tel l’acétylcholine.
  • au plan cognitif : des déficits invalidants qui touchent progressivement les capacités mnésiques, l’orientation spatio-temporelle, le langage et la cognition de manière générale, englobant l’ensemble des fonctions acquises par apprentissage. On parle à ce propos des trois “ A ” : agnosie, aphasie et apraxie.
  • au plan psychopathologique : des manifestations que l’on peut rapporter à des préoccupations de mort, à un déficit narcissique, à un vécu d’abandon et une quête de présence maternelle.

Lors de l’évolution de la démence, la communication non verbale et sensorielle prend petit à petit le relais de la rationalité du propos. La perception de l’entourage du malade cède la place à un ressenti émotionnel global, à la manière des jeunes enfants. Evoluant progressivement dans un univers a-temporel avec un fonctionnement de type pré-verbal et une pensée non mise en mots (Le Gouës, 1991), la personne âgée démente ne conserverait alors qu’une intelligence affective autour de sentiments de plus en plus primaires au fil de la maladie. Au stade ultime, la personne ne garderait que la distinction sommaire entre l’agréable et le désagréable, le bien-être et le mal-être. Bien qu’altérée par la maladie, elle conserverait néanmoins une vie psychique et relationnelle (Selmes, 2004).

De nombreuses hypothèses existent sur les facteurs favorisant l’apparition de cette maladie. Diverses pistes médicales sont avancées, encore au stade de la recherche. Les principaux modèles proposés, concernant l’étiologie de la démence sénile, partent des lésions anatomiques, vasculaires ou dégénératives ; d’éventuels facteurs toxiques (radicaux libres,..), mais aussi viraux, immunologiques etc., font l’objet de recherches actuelles. L’étude des facteurs génétiques de développement des lésions a notamment connu des progrès remarquables ces dernières années. (Nee, 2004).

Notre point de vue de psychologue nous conduit à considérer l’impact de la vie psychoaffective dans l’évolution (et peut-être dans le déclenchement) de cette maladie ; il faut pour cela « ne pas aborder cette maladie en terme de perte, mais de modification du fonctionnement mental » (Ploton, 1995).

A titre d’exemple, dans cette optique, J. Maisondieu (1989) propose de concevoir la DSTA comme une réaction de défense contre l’angoisse de mort qui envahirait le sujet. Les lésions organiques pourraient alors être envisagées comme le débranchement de la pensée face à cette angoisse insurmontable, sans qu’il y ait nécessairement une relation directe de cause à effet entre ces deux facteurs.

Dès lors, les personnes âgées démentes « réussiraient leur coup » en effectuant une sorte de transaction symbolique, s’échappant de la réalité et ainsi de la prise de conscience de leur finitude. Un mécanisme inconscient les conduirait à s’évader dans un monde a-temporel les préservant de la confrontation pénible à un présent composé de souffrances et de désespoirs. Il y a lieu de souligner que leur angoisse (si manifeste dans la communication para-verbale) marquerait une part d’échec de ce mode de défense et la persistance de leur souffrance signerait un relatif échec : « la folie ne supprime pas l’angoisse de mort, mais la masque » (Maisondieu, 1989).

L’entourage du malade est particulièrement exposé au stress lié à cet accompagnement et manifeste fréquemment des troubles anxieux, ainsi que des symptômes dépressifs (Rhonda, 2004 ; Aguglia, 2004). Il a souvent tendance à effectuer partiellement un deuil anticipé de la personne âgée démente afin de se préserver des feed-backs violents qu’elle renvoie. Cela se manifeste essentiellement par la mise en place de mécanismes destructeurs de disqualifications tels que le maternage excessif ou la mise à distance. Dans le premier cas, nous nous autorisons à parler et penser à sa place ; dans le deuxième cas, “ on parle de lui, on ne lui parle pas ” (Ploton, 1982).

La personne démente qui fait peur, communément perçue comme inaffective et incapable de communiquer, risque de se voir emmurée dans ce statut.

Dans la mesure où les personnes démentes sont privées de la parole pour communiquer, le regard des soignants et ce qu’ils pensent de ce que le malade tente ou pas d’exprimer, risque de jouer un rôle essentiel dans l’évolution de la relation.

Des intervenants en situation de fuite relationnelle risquent d’avoir tendance à désaffectiver leur relation aux personnes âgées démentes en se dégageant des situations trop impliquantes. Ainsi par exemple, repousser toute intimité en parlant constamment d’une voix forte et monocorde induit le maintien d’une distance ‘publique’ avec la personne âgée démente, sans échappées émotionnelles de la part des soignants.

On comprendra alors l’importance de travailler avec les soignants sur les représentations qu’ils se forgent à propos de ce que le patient tente d’exprimer :

‘« Dès lors, oserons-nous ne pas détourner le regard et prendrons-nous le risque de la relation sans pour autant devenir ni infantilisants ni insensibles » (F. Blanchard et ali., 2001, p.204).’

Il y a de fait deux façons d’aborder les conduites ou les attitudes des personnes atteintes de DSTA :

1. considérer cette maladie comme le résultat d’une mort cérébrale progressive.

Le terme de démence (étymologiquement « des » et « mens ») signifie d’ailleurs « privé » de « raison », ce qui sous entend l’absence de vie psychique et de pensées réfléchies.

2. la considérer comme relevant (dans un contexte neurologique particulier) d’un mode d’adaptation, voire d’un processus défensif psychodynamique.

Selon ces deux façons, les représentations associées produiront des effets probablement bien différents dans la relation au patient et sur le patient.

Nous pouvons à ce propos faire référence aux travaux de Krebs (1975) et Mitchell (1976) 8 qui mettent en évidence le fait que les individus non attrayants physiquement souffriraient davantage d’angoisse et de difficultés relationnelles et émotionnelles.

A ce sujet, Rosenthal (1973) avait élaboré la théorie de la ‘réalisation des prophéties’, constatant que les individus se conforment petit à petit aux attentes dont ils sont l’objet dans un contexte donné ; la perception d’autrui agirait sur l’image de soi et entraînerait des modifications comportementales adaptées aux attentes extérieures.

C’est pourquoi l’un des risques majeurs liés au diagnostic de “ démence sénile de type Alzheimer ” est d’enfermer le sujet dans une catégorie figée et particulièrement effrayante, scellant définitivement le destin du sujet et cela malgré des tâtonnements diagnostiques évidents (Mok, 2004).

‘«  Ainsi le malade dément est d’un côté victime de projections sociales dévalorisantes et de fantasmes angoissants et d’un autre côté objet d’étude par une science qui détaille ses lésions et le réduit trop souvent à la somme de ses déficits » (F. Blanchard et ali., 2001,p.203).’

F. Blanchard pointe le paradoxe de la recherche actuelle concernant la démence sénile, faite de formidables avancées des connaissances sur le plan neurologique, mais de nettes carences d’études sur la vie psychique préservée par la maladie.

Selon la première représentation (mort cérébrale programmée), l’annonce du diagnostic tend à annuler toute espérance pour ne laisser qu’une image inhumaine et dégradée comme unique perspective pour le sujet. Nous risquons alors de nous concentrer malgré nous sur les manifestations symptomatiques dans lesquelles nous avons enfermé le malade :

‘“ Ces catégories trop rigides sclérosent ce qui caractérise l’être intime dans une dimension à laquelle on ne pense pas à appliquer ce qualificatif : les mouvements. Ils sont pourtant, dans leurs styles particuliers, l’expression même de la personne ” (Personne, 1998, p.153).’

Lorsque nous abordons la démence sous un angle psychodynamique, nous nous autorisons à dépasser la vision déficitaire de la personne démente.

Réduire cette maladie à une lésion anatomique limite le sujet à son statut de malade « incurable » et sa place comme sujet à part entière devient menacée, progressivement déconsidérée.

Comme l’écrit pertinemment L. Ploton (1982, p.97), « vouloir guérir un dément revient en quelque sorte à tenter de démontrer que l’on est un clinicien établissant des diagnostics erronés ». Nous constatons le piège qui se referme sur nous, empêchant tout regard critique sur l’aspect inexorable des déficits observés.

Et alors même que nous percevons un sens caché et percutant, noyé dans un flot de propos confus (ces fameux « éclairs de lucidité, maintes fois constatés), le retour rapide à l’apparente incohérence nous déstabilise.

Inspirée par la systémique et les travaux de l’école de Palo Alto, N. Feil apporte un éclairage différent concernant sa vision de la grande vieillesse, qu’elle nomme les « old-old » : durant cette ultime étape de la vie, la personne âgée serait en position de reconsidérer les conflits non résolus de son passé, en effectuant un bilan de vie.

Sa méthode, nommée « Validation », se base à la fois sur une théorie proche des « tâches de vie » d’Erikson (auxquels elle ajoute celle de résolution des conflits passés) et sur une écoute empathique, rejoignant la conception rogérienne de l’entretien :

‘« Quand nous créons de l’empathie avec les gens désorientés, nous commençons à mieux percevoir les raisons qui sous-tendent leur désorientation » (N. Feil, cité par F. Blanchard et ali., 2001, p.216).’

Lorsqu’elle serait atteinte de désorientation, la personne âgée pourrait exprimer « en décalé » et de manière parfois incongrue ses souvenirs et des relents du passé, porteurs d’affects. Cette conception éclaire de façon dynamique des troubles du comportement tels que la déambulation ou les cris incessants de certaines personnes atteintes de DSTA :

‘« Quand on perd la notion du temps présent et du lieu, quand les obligations sociales ont perdu tout intérêt, alors c’est l’essence même de l’humain qui s’exprime (…). Si elles perdent l’usage de la parole, des sons et des rythmes la remplacent, et les mouvements appris dans leur jeunesse se substituent aux mots » (N. Feil, cité par F. Blanchard et ali., 2001, p.215).’

Le non-sens résulterait de souvenirs enfouis émergeants anarchiquement du passé de la personne :

‘« A travers ses émotions, le vieillard vole d’âge en âge. Dans un souci perpétuel de laisser une maison propre, les personnes ne cessent de mettre de l’ordre dans leurs émotions » (N. Feil, cité par F. Blanchard et ali., 2001, p.207).’

M.F. Rochard-Bouthier insiste enfin sur le besoin de reconnaissance affective des personnes âgées démentes et l’aide psychologique que peuvent procurer ces méthodes de Validation, afin de redonner place et crédit à leurs émotions et leurs désirs :

‘« Fonctionner en miroir de certaines de leurs émotions, les aider à les exprimer, les reconnaître comme sujets pertinents dans l’expression de leurs sentiments quelques soient les moyens qu’ils emploient, remettre à jour des processus de séduction et de désir chez eux fait partie de l’aide que nous pouvons leur apporter » (M.F. Rochard-Bouthier, 1998, p.79).’

Nous observons chez ces personnes l’émergence de réflexes archaïques à travers des gestes auto-centrés, ayant une fonction contenante et rassurante, telles la succion des mains, les caresses… Leur communication non verbale révèle alors leurs ressentis et nous livre des informations précieuses sur des époques prégnantes de leur vie (bercement d’un bébé imaginaire, dépoussiérage d’un meuble avec la main de façon répétitive, gestes mécaniques effectués à leur ancien travail, avec souvent des outils imaginaires,...).

Cependant, l’essentiel ne consiste pas à déceler systématiquement le sens caché de ces comportements apparemment incongrus et décalés : bien entendu, le percevoir favorise une compréhension plus fine des comportements de la personne et facilite un échange relationnel de qualité avec elle. Mais il faut tenir compte des erreurs d’interprétation possibles et dangereuses : la recherche obstinée de sens peut engendrer des attitudes persécutoires, une volonté de maîtriser ce qui nous échappe en faisant inconsciemment interférer nos ressentis avec ceux du patient âgé dément.

Méfions-nous ainsi du risque de vouloir « donner du sens à tout prix », lorsque nous sommes témoins de comportements incongrus et inexplicables de la part de sujets déments. Les projections de sens liées à une sur-interprétation des comportements démentiels apparaissent en effet aussi dangereuses que l’excès inverse, consistant à nier l’éventualité d’un sens caché possible. Cela résumerait alors le comportement démentiel à une signification figée, faisant figure de diagnostic arrêté, schématique et catégorisé :

‘« Le premier danger est donc de vouloir injecter du sens à tout prix, mais en venant le clore sur une signification arrêtée qui viendrait faire office de diagnostic et fermerait la situation, dans une volonté de maîtrise de notre part. Il me semble qu’on peut aussi ouvrir cet espace-là, pour admettre qu’il y a peut-être aussi du non-sens à assumer, que ce non-sens peut être apporté, sans déclarer trop vite que ce comportement est absurde, sans se débarrasser du non-sens, mais en disant ‘je ne vois pas, pour le moment, le sens’» (C. Perrotin, 2001, p.289).’

Ce qui nous apparaît déterminant réside dans la démarche et le positionnement éthique consistant à postuler l’existence d’un sens caché probable pour la personne, même si celui-ci nous échappe la plupart du temps.

Il est malheureusement très rare de pouvoir influer sur la qualité de leur niveau de communication, même dans un échange relationnel de qualité axé sur la prise en compte d’« un sens derrière l’apparent non sens » (F. Blanchard, 1995). Mais cet auteur souligne cependant une diminution des perturbations comportementales de la personne âgée démente, de l’état d’anxiété et des manifestations de tensions et d’agressivité, liés fréquemment au ressenti d’incompréhension de la personne.

Ces modifications comportementales se constatent lors de la mise en place d’ateliers sensoriels réguliers : dans un environnement chaleureux et contenant, les personnes âgées démentes s’apaisent au fil des séances, limitent leurs déambulations et font preuve d’une capacité d’attention volontaire plus importante.

‘« Identifier que le patient n’est pas seulement un moindre sujet, ce qui resterait comme souvenir de lui d’avant la démence, mais de s’intéresser à lui dans ce qu’il devient en étant affecté par la démence » (C. Perrotin, 2001, p.288).’

L’auteur nous alerte sur le réflexe inconscient de vouloir « normaliser la différence », en comparant mécaniquement les attitudes démentielles avec celles considérées comme étant la référence, la norme valable et admise. Accepter de sortir de cette comparaison quasi-automatique nécessite non seulement une large ouverture d’esprit, mais aussi un véritable travail contre-transférentiel.

Notes
8.

BRUCHON-SCHWEITZER M., (1990), Une psychologie du corps