1-1-b- Le langage démentiel

Nous assistons fréquemment à une « juxtaposition de monologues » entre personnes âgées démentes : même lorsqu’elles donnent l’impression de s’adresser à un interlocuteur privilégié, il apparaît souvent que leurs discours peut, d’un instant à l’autre, se poursuivre de façon identique auprès d’un autre partenaire, qui devient alors sans interruption un autre « interlocuteur prétexte ». La personne âgée démente semble alors nécessiter de s’adresser à quelqu’un, mais ne paraît pas se préoccuper apparemment de l’écoute de cet autre, considéré uniquement comme un support à son besoin expressif.

Nous avons ici à priori affaire à un discours sans dialogue, où aucun feed-back n’est attendu de la part de l’interlocuteur potentiel.

Cependant, les monologues produits par les personnes âgées démentes posent un ensemble de questionnements :

Ont-ils automatiquement un destinataire, qu’il soit réel ou imaginaire ? Dès lors, quelle part d’intentionnalité peut-on accorder à ces propos ? Quels effets indirects produisent-ils sur leurs interlocuteurs ? Enfin, doivent-ils être perçus comme des obstacles à la communication, ou bien plutôt comme des indices révélateurs et pertinents ?

Pour notre part, nous rejoignons M. Hybler (1996, p.146), déclarant que

‘« [les monades démentielles] contiennent une très forte sollicitation communicative indirecte qui rayonne tout autour et influe très sensiblement sur l’ambiance générale de la situation, sur nos sentiments et sur nos pensées. Elles ont une très forte expressivité dont l’emprise se mesure à l’intensité de nos réactions défensives ».’

La surabondance du discours, devenu logorrhéique, interroge sur la prise en considération du contenu discursif comme élément de référence :

‘« Dans le langage courant, un lapsus peut prendre sens, mais que faire d’un discours où tout serait lapsus, sinon le renvoyer à l’absurdité ? » (C. Caleca, 1998, p.21).’

Ce fonctionnement de déliaison et de déstructuration attaque en effet nos schèmes de pensées, nos modalités d’élaboration psychique, en empêchant ou obstruant nos capacités d’associations :

‘« Soit il nous fait trop penser, soit il ne nous fait plus rien penser, et pour finir nous ne savons plus qu’en penser, et encore moins quoi y répondre, car même si la personne à qui il s’adresse est de statut incertain, une réponse n’en est pas moins sollicitée. (…) S’il existe un sentiment de mort psychique dont nous sommes sûrs, c’est bien du nôtre qui est ainsi mis à l’épreuve » (idem).’

Nous interroger sur nos ressentis contre-transférentiels et faire partager nos affects permet de sortir de cette sidération de la pensée, en maintenant un lien affectif avec le patient dément et en lui permettant de restaurer son intégrité psychique fragilisée.

Nous suggérons dès lors que l’interaction avec une personne âgée démente ne se résume pas à ces soliloques fréquemment observables ; il existe et demeure très tardivement dans cette maladie une capacité de transmission des affects, via une communication non verbale à visée relationnelle, permettant de maintenir un lien, un échange interactif lorsque la communication verbale fait défaut.

Manifester à ces personnes notre intérêt et notre attention à ces messages qui transparaissent à travers des signes non verbaux, semble essentiel au maintien du lien et préserverait parfois un effort de communication verbale de leur part :

‘« Ainsi les capacités de verbalisation sont favorisées ou freinées par la qualité des affects qui surgissent de ces conversations » (J. Zinetti, 1998, p.504).’

P. Magdinier (1991) effectue une distinction intéressante concernant le langage pathologique, dont il distingue deux catégories :

  • Le langage baroque : les mots sont alors « dégagés de toute pesanteur référentielle » ; le sens des mots devient secondaire et les messages non verbaux accompagnant la parole sont démultipliés (gestes, intonations, mimiques…). Ce déversement sans limite de la pensée, noyée sous l’effervescence de signifiants anarchiques, annihile toute possibilité réelle d’échange.
  • Le langage factuel : tout apparaît lissé, sans nuances, ce que l’auteur nomme « le refus de l’épaisseur ». Cette forme de langage entraîne indubitablement une mise à distance et un renoncement à engager quelque forme relationnelle que ce soit.

Ces deux formes de langage empêchent toute forme d’échange et enferment la communication dans un système de vase clos, stérile et unilatéral.

Nous percevons une analogie avec le discours démentiel, qui lui aussi enferme fréquemment le sujet dans une forme pauvre de langage verbal, noyé soit dans un discours fleuve (logorrhée, jargonaphasie), soit dans un discours terne, lissé et sans nuance.

L’accès à l’indice non verbal devient alors d’autant plus nécessaire pour apprécier l’état émotionnel global de la personne âgée démente, afin de pouvoir prendre acte des messages implicites qu’elle nous adresse.

Marion Péruchon (1994) évoque le « déliaisonnement » qui s’opère progressivement dans la structuration du langage des personnes âgées démentes. Elle évoque par là une dissolution des liens signifiants et donc une perte de la structure logique de l’expression verbale, favorisant ainsi ce qu’elle nomme des « pseudo-constructions » verbales.

Les représentations de mots les plus investies par le sujet malade persisteraient cependant à un stade avancé de la maladie, comprenant des bribes de sens détachées les unes des autres et formant un ensemble de plus en plus incohérent au fil de la maladie.

Les mots à lourde portée symbolique, rattachés à des souvenirs intenses et particulièrement signifiants pour le sujet, semblent néanmoins survivre à la lente dégradation de la portée signifiante des mots employés ; M. Péruchon explique ce phénomène ségrégatif par l’argument freudien de l’intensité de l’association : plus les représentations de mots sont rattachées à une signification investie par le sujet (comme par exemple le thème de la mère dans la démence), plus l’association sera aisée et persistera malgré l’évolution de la maladie ; quant aux autres représentations de mots, moins investies, elles se dépouilleront de leur signification pour le sujet, et contribueront à l’apparition d’un lexique pauvre, erroné et souvent inadapté.

Demeurera alors une tentative d’expression qu’il s’agira pour nous de décoder « au mieux » en recherchant les indices pertinents au milieu parfois de propos écrans, de phrases toutes faites, évasives et « passe partout », faisant illusion.

Toutefois, lorsque la maladie évolue, le langage verbal ne permet pratiquement plus de percevoir ces significations cachées ; il nous faudra alors se baser essentiellement sur des manifestations non verbales qui demeurent pour la plupart cohérentes et ce, très tardivement, afin d’approcher subjectivement les ressentis éprouvés par la personne.

La vignette clinique proposée par P. Charazac illustre clairement ce propos :

‘« Nous ne pouvons communiquer avec G., même à partir des associations qu’éveillent ou non ses chants, parce qu’elle souffre dans sa capacité de représentation et d’utilisation du symbolique (…). Cette fixation à travers la plainte – ici le chant – laisse peu d’énergie pour l’établissement d’une relation de type transférentiel (…). Elle nous communique des efforts. Elle paraît même capable d’investir de temps en temps l’espace de nos rencontres en montrant des mimiques de plaisir ou en nous adressant des demandes » (P. Charazac, 1991, p.5).’

Enfin, nous demandons-nous suffisamment souvent si les personnes âgées démentes sont disposées ou non à communiquer avec nous, lorsque nous les sollicitons ? En effet, de quels moyens disposent t-elles pour refuser ou interrompre la relation que nous leur proposons ? Certaines manifestations agressives de leur part ne correspondraient-elles pas à un signe de refus d’entrer en relation avec nous à un moment donné ? Se donne t-on suffisamment le temps et les moyens de comprendre leurs réactions ?

M. Perron (1996) analyse ces nombreux malentendus dans nos relations aux personnes âgées comme celui résultant des formulations fermées, et de ce fait biaisées, du personnel soignant :

‘« Mais qu’advient-il de la personne âgée quand le seul mode de communication qu’on lui propose sont les sempiternelles questions et remarques qu’on lui formule à chaque rencontre : - « Bonjour, ça va ? Vous avez bien dormi ? C’était bon ? ». Des questions fermées, n’admettant qu’une réponse positive, si bien que la personne ainsi sollicitée va peu à peu ne plus répondre » (M. Perron, 1996, p.48).’

L’auteur les relie pour une grande part à un manque de disponibilité des soignants, dû à un temps relationnel possible trop réduit, ainsi qu’à une certaine pudeur de soignants, souhaitant parfois se cantonner dans une distance professionnelle stricte, peu impliquante :

‘« Il n’est pas facile de parler de tendresse dans les soins infirmiers, c’est un sujet tabou qui déclenche quand on l’aborde des positions souvent défensives et toujours excessives » (M. Perron, 1996, p.90).’

Nous pouvons aussi lier ces difficultés à un manque de remises en question et de réflexions, faute d’une formation continue de qualité.