1-3- L’outil contre-transférentiel : quels enjeux ?

1-3-a- L’effet Pygmalion dans la démence sénile ou comment les personnes démentes se conforment aux attentes stéréotypées les concernant.

Pygmalion était “un sculpteur légendaire de Chypre, qui tomba amoureux de sa statue et obtint d’Aphrodite de la rendre vivante”(Larousse encyclopédique en couleurs, vol 18 p.7714).

Dans le mythe de Pygmalion, le sculpteur est fasciné par son œuvre jugée parfaite. Elle symbolise pour lui l’aboutissement, le chef d’œuvre accompli, reflétant sa conception de l’idéal.

Ce que l’on nomme l’effet Pygmalion met en exergue l’enjeu et le pouvoir des représentations sociales : la perception préalable que l’on a d’autrui induit des comportements, des opinions et des attentes, qui déterminent en partie l’évolution du comportement du sujet.

Ce mythe s’adapte aisément aux représentations sociales actuelles de la démence : le regard d’exclusion porté par notre société à ces malades constitue un obstacle à une communication de qualité avec ces personnes.

Dans bien des situations relationnelles avec ces personnes, il nous est permis de constater que celles-ci ont tendance à se conformer aux stéréotypes sociaux dont elles sont l’objet : une personne que l’on sait atteinte d’une démence sénile de type Alzheimer induit chez nous des comportements spécifiques que ce soit au niveau proxémique, prosodique, lexical, gestuel… Ainsi, nous aurons tendance à nous approcher davantage d’elle, à « rentrer dans une distance sociale d’emblée plus intime », en privilégiant les contacts corporels tels lui tenir la main, la caresser. Nous utiliserons fréquemment un lexique simplifié, parfois impersonnel…

Tout cela se fera de façon souvent inconsciente ; cela déclenchera en retour un comportement « en miroir » de la personne, qui se conformera à l’attente implicite formulée par notre comportement : « vous me parlez comme à un enfant, comme à une personne attardée mentalement, je vais donc renforcer la confusion mentale que vous vous attendez à percevoir ».

Nous vous proposons une vignette clinique illustrant l’impact de nos représentations et de nos préjugés dans les comportements adoptés par certaines personnes âgées, ainsi que leur effet dévastateur :

Madame R., « démente malgré elle »
Madame R. est arrivée en établissement de Long Séjour suite à une phlébite et un début de refus alimentaire à l’hôpital, ne permettant pas temporairement un retour à domicile. Le médecin du Long Séjour désigne en réunion de synthèse cette personne comme atteinte de DSTA . Madame R. avait été présentée sous cet angle par sa famille lors de l’entretien de pré-admission et le médecin, persuadé que ce diagnostic avait été validé, ne l’avait pas remis en cause.
Dès lors que les soignants ont eu à l’esprit ce diagnostic, ils ont observé de manière consensuelle des attitudes caractéristiques de la DSTA chez cette personne : périodes d’incohérence et de confusion spasmodiques, épisodes de désorientation spatio-temporelle temporaire…
Lors du premier entretien avec cette personne, n’étant pas au courant du diagnostic de DSTA, je n’avais donc aucun a priori la concernant. Madame R. m’est apparue tout à fait cohérente, avec la ferme intention de retourner à son domicile sitôt guérie de sa phlébite.
Suite à cet entretien, étonnée d’apprendre que cette dame souffrait de DSTA, je décide de lui faire passer une batterie de tests psychométriques (M.M.S., Bec 96 et test de l’horloge), qui n’ont mis en évidence aucun trouble pathologique. Pourtant, force était de constater que cette dame manifestait auprès du personnel soignant des attitudes parfois incohérentes et confuses.
Lorsque nous nous sommes rendus compte en équipe que ce diagnostic de démence n’avait été apposé par aucun professionnel et ne constituait qu’un présupposé de certains membres de la famille qui redoutaient son retour à domicile, les soignants ont observé un changement d’attitude chez cette dame : ses instants de confusion signifiaient sa peur d’être “enfermée” ici et son appréhension d’être “prise pour une folle”. Bien que paniquée à l’idée de rester définitivement dans l’établissement (ce qui correspondait au désir inavoué de ses enfants), elle se conformait par moments, et de manière désespérée, à l’image que l’on attendait d’elle : celle d’une personne perdue, confuse et terriblement angoissée.
Quelques semaines plus tard, le médecin a envisagé son retour à domicile. Un entretien avec ses enfants a permis de leur faire comprendre et accepter cette décision, en mettant en avant le bien-être prioritaire de Madame R., malgré leurs craintes des obstacles à venir.
Madame R. vit actuellement à son domicile, sans plus aucune manifestation de confusion. Il s’en est fallu de peu que cette vieille dame ne se conforme, sans retour possible, à ce que l’on croyait qu’elle était, c’est-à-dire une personne âgée démente.

L’accès à une communication fructueuse et un échange authentique, nécessite la possibilité de s’étonner, de se laisser surprendre par la personne démente, en combattant nos a priori et les idées reçues la concernant. Cette « attitude d’intérêt, d’ouverture d’esprit, de disponibilité totale, sans préjugé ni a priori, ni réaction de défense » (C.Bizouard, 1997) est rarement obtenue naturellement mais nécessite une réflexion, une posture éthique préalable, presque militante en cas de démence avancée : partir de l’hypothèse émise par L. Ploton (1995) de « messages volontaires implicites » de la part de ces malades et préserver ainsi l’hypothèse du maintien d’un sens, d’une cohérence dans les échanges avec ces personnes.

Si nous prenons le parti de croire avec lui qu’une personne âgée démente, même grabataire, devient « co-acteur » d’une interaction basée sur les émotions et les ressentis, nous devons réfléchir en permanence à ce que provoquent, déclenchent en nous ces personnes : animosité, dégoût, affection, agressivité, pitié,…

‘« Qu’est-ce qui fait obstacle dans la communication avec lui : est-ce son atteinte intellectuelle ou une certaine utilisation défensive de notre propre fonction intellectuelle ? » (P. Charazac, 1991, p.4).’

Chercher à donner du sens aux messages non verbaux de la personne âgée démente nous évite à priori de prendre ses réactions pour des caprices, de la considérer comme incohérente voir inconsistante comme le montrent certains témoignages. La personne âgée démente cesse ainsi d’être uniquement abordée comme une “ enveloppe corporelle ”, vestige de ce qu’elle a été.

Cela revient d’un point de vue éthique à faire le « pari du sens » à l’instar du pari pascalien, en supposant qu’il y a une utilité clinique à agir « en supposant qu’il est moins dommageable de faire comme si l’expression avait un sens même si elle n’en a pas », alors qu’il y aura dommages là à « se conduire comme si elle n’en avait pas dans le cas où elle en aurait un » (Ploton, 1996).

Parfois, la vision d’une personne âgée démente provoque une impression immédiate de répulsion ; aussi, il nous faut demeurer vigilant quant à l’impact de nos préjugés :

‘“ Un coup d’œil, quelques mots suffisent pour produire une impression très nette et le pouvoir de ces impressions est tel qu’on ne peut empêcher leur développement, pas plus qu’on ne peut s’empêcher de percevoir un objet ou d’entendre une mélodie ”(Asch, 1946) 10 .’

Ce mécanisme d’inférence immédiate nous oblige à une constante introspection sur ce que nous fait vivre cette maladie déroutante, la répulsion parfois incontrôlée qu’elle provoque en nous, l’angoisse qu’elle déclenche… L’analyse de notre contre-transfert apparaît indispensable pour un travail de qualité auprès de ces malades, quelle que soit notre fonction auprès d’eux.

Le sens qui sera donné aux conduites des patients surdéterminera les jugements et les conduites des tiers, dont les soignants.

Le risque d’erreur sur ce sens est d’autant plus important que le patient ne dispose plus d’une possibilité d’expression verbale pertinente. Mais comme il faut prendre ce risque, il y a lieu de veiller à le réduire par une analyse critique de ce qui a été perçu, car une fois admis comme tel, le message sera structurant des conduites à venir avec le sens qui lui aura été attribué.

Cela souligne la nécessité de se doter de garanties contre l’aléa des perceptions, en ayant recours à une méthode constante d’analyse des expressions et par la mise en perspective des points de vue recueillis.

Cette conception dynamique nous conduit à étudier nos comportements, nos ressentis afin de mieux cerner la conflictualité démentielle. Considérer la personne âgée démente comme un partenaire pouvant nous communiquer des émotions par le biais de nos propres ressentis modifie le regard et ouvre des pratiques nouvelles : ce que J.P. Vignat (1993) nomme « créditer le patient d’une pensée et son comportement d’un sens ».

Pour casser le cadre courant de référence, il s’agit de dépasser des réticences profondément installées : l’image dégradante, voire intolérable de la démence (elle n’est pas une maladie « noble », elle est honteuse) doit laisser place à son statut de maladie.

‘« Prenons conscience de ce qui, en nous, est agressé par l’image de la personne âgée au lieu de retourner contre elle notre inquiétude en l’agressant à notre tour » (Reboul, 1985, p. 38).’

Cette maladie demeure cachée, tabou, et aucun espoir d’amélioration n’est permis au malade et à sa famille (elle est considérée comme irréversible, « par définition »).

Tout concourt alors à l’aggravation du diagnostic : une personne démente à qui on a perdu l’habitude de parler parce qu’ « elle ne comprend plus » s’enfoncera effectivement dans son mutisme.

Ainsi, puisque la communication avec les personnes démentes s’avère influencée par nos rôles sociaux et nos attentes (J.C. Abric, 1996), nous pouvons dégager plusieurs axes comportementaux qui nous permettraient de faire évoluer notre regard, et donc notre pratique, face à la démence :

  • s’attacher à la valeur des symptômes comme mode d’expression de la personne démente (L. Ploton, 1995 ; J.P. Vignat, 1993)
‘« Rien dans la forme des symptômes ne nous autorise à ce jour à préjuger d’une absence de vie psychique inconsciente, de même que rien ne nous autorise à préjuger d’un niveau plus ou moins régressé du fonctionnement mental profond, je veux dire que rien ne prouve que celui qui se présente comme un nourrisson ait un fonctionnement mental a priori superposable à celui d’un nourrisson » (Ploton, 1985, p.29).’
  • s’intéresser davantage à nos propres ressentis et à nos émotions, comme mode de communication indirecte de la personne démente,
  • faire évoluer le statut social de la personne démente en démantelant les clichés sociaux (effet Pygmalion) et en formant les professionnels en gérontologie à une conception plus dynamique (et avant tout humaine) de la démence.
Notes
10.

PLANTIN C., (2000), Les émotions dans les interactions, p.111