1-3-c- Analyse des manifestations comportementales : se risquer à émettre des hypothèses

Concernant la motricité des personnes âgées démentes, on constate une dégradation graduelle de l’efficacité des gestes volontaires (apraxie), laissant place petit à petit à des stéréotypies gestuelles.

Leurs comportements inadaptés vont de pair avec la difficulté à faire partager leurs émotions ; mais le besoin d’exprimer leur mal-être demeure assurément, l’apathie elle-même peut refléter une forme de désespoir et de protection ultime face à la crainte d’un nouvel échec relationnel. Selon Shomaker (1987) 11 , les formes inadaptées de leurs comportements constitueraient un mode de présentation modifié de comportements acquis antérieurement. Aussi, les données biographiques peuvent-elles nous éclairer sur certaines manifestations apparemment incongrues. Mais certains comportements caractéristiques des démences tels que la persévération, l’écholalie ou les cris répétitifs demeurent mystérieux et controversés au niveau de leur signification, sauf à envisager qu’ils constituent l’effet d’une pathologie neurologique.

Par contre, le dérèglement de l’état affectif que nous observons chez ces sujets (apparence de coquille vide, non-reconnaissance de certains visages…) ne reflète pas nécessairement une insensibilité à leur environnement. Ainsi, leur émotivité se révèle particulièrement démonstrative dans leurs comportements non verbaux (demande relationnelle par le biais de regards ou de gestes implorants).

A l’évidence, ils réagissent par le canal comportemental au climat affectif environnant, qu’ils percevraient avec une étonnante précision (agacement des soignants, désintérêt à leur égard,…) (N. Rigaux, 1998). Leurs manifestations d’angoisse, d’agitation, de dépression ou de délire doivent nous interroger sur nos propres comportements. Nos réactions inappropriées peuvent motiver leur mal-être et provoquer une escalade émotionnelle. Ces constatations mettent en exergue, s’il le fallait, leur fragilité émotionnelle.

Pour les personnes âgées démentes, avoir de fausses reconnaissances ou parler au présent de ses parents disparus participent de mécanismes de défense contre l’angoisse. Les contredire déclenche des manifestations intenses d’anxiété.

Lorsque la démence est plus avancée, les altérations cognitives engendrent davantage d’expressions non verbales de l’anxiété, tels les déambulations, les manifestations d’agressivité et les troubles délirants, et ce d’autant plus que l’anxiété ne peut plus « s’écouler » verbalement.

L’anxiété des proches, ressentie par les personnes âgées démentes, semble participer chez elles au déclenchement de nombreux troubles du comportement.

La technique de la réassurance consistant à mettre des mots sur ce qui se passe, ce qu’on leur fait ou ce qui est fait ensemble, s’avère, comme chez le nourrisson, très pertinente : là où l’agir semblait prévaloir, la parole qui accompagne les gestes apaise la personne âgée démente.

Même si elle n’est plus en mesure d’approuver ou de contester la signification que nous donnons de ses manifestations comportementales, des indices non verbaux de soulagement, d’apaisement ou d’excitation peuvent tout de même nous éclairer à ce sujet. Manifestations de conflits internes, éprouvé d’un besoin ou d’une souffrance, perpétuation de comportements antérieurs modifiés ?… Dans le doute, il se révèle cliniquement souhaitable au quotidien de formuler des hypothèses à propos de ces comportements jugés incongrus , l’essentiel étant de risquer des réponses aux conduites et aux attitudes ayant une valeur possible de demande d’ordre affectif.

Demeure cependant la question de la pertinence des affects exprimés par ces patients, que ce soit au niveau de leur fiabilité (cohérence dans le temps), de leur justesse (interprétations possibles) et de leur sensibilité (niveaux de variations perceptibles). Il s’agit là d’une recherche qui dépasse cette étude et qui devrait être traitée ultérieurement.

Pour l’heure, nous disposons de suffisamment d’éléments, comme nous le verrons dans le chapitre consacré aux émotions, pour admettre raisonnablement que les personnes âgées démentes conservent une forme d’expression émotionnelle non discordante, malgré les altérations neurologiques ou cognitives dont elles souffrent.

Nous attachant pour notre part à l’étude du canal visuel, nous tenterons de distinguer d’éventuelles manifestations comportementales, expressives d’affects, spécifiques chez ces patients.

Notes
11.

LEVESQUE L., (1990), Comprendre pour mieux aider, p.83