Vers un autre regard : l’approche ethnologique

Toute catégorisation des émotions peut apparaître sujette à controverse car les distinctions entre certaines émotions semblent floues, difficilement délimitables et dépendent fréquemment de leur contexte. Il semble difficile et hasardeux de se prononcer de manière catégorique en terme d’appartenance ou de non-appartenance d’une émotion à telle ou telle classe d’adjectif.

Ainsi, l’anxiété et l’angoisse sont des émotions assez proches sémantiquement : leur étymologie commune (la racine indo-européenne “ Angh ”) précise l’idée de resserrement et de constriction. L’anxiété pose des problèmes de classification : elle est tantôt considérée comme un trouble psychopathologique, un trait de personnalité ou bien une période de transition chez l’individu. Cette distinction dépend essentiellement de la conception pathologique ou non que nous avons de cette notion.

Concernant les notions parfois confondues d’anxiété et de peur, nous observons que le langage courant utilisera la notion de peur lors de situations impliquant les intérêts personnels de survie et de fuite, alors que le terme d’anxiété sera davantage utilisé pour signifier une menace pour l’estime de soi et le bien-être de manière durable.

Un mal-être provoqué par un état pénible peut déclencher de l’anxiété, de l’angoisse ou du stress. Ces termes expriment des nuances significatives, mais appartiennent à une catégorie commune appelée “ états timériques ” (Le Gall ,1992). Pour l’auteur, la peur, correspondant à l’émotion de base, caractérise un objet ciblé ; une peur intense mène à la terreur ou à l’effroi. Enfin, la crainte et l’appréhension sont de nature anticipatoire à l’événement. La notion d’angoisse, définie par Lacan comme une “ peur sans objet ”, regroupe divers états différentiables par leur intensité : elle comprend l’inquiétude, l’anxiété et la panique.

De même, les conditions de déclenchement ainsi que les règles de convenances sociales se distinguent d’une culture à l’autre ; les marqueurs de respect diffèrent par exemple en fonction des cultures : regarder quelqu’un dans les yeux peut être considéré comme un affront dans certains pays d’Orient, alors que cela constitue une marque d’intérêt et d’attention dans notre culture occidentale.

Nous constatons par ailleurs que les émotions se distribuent différemment  en fonction du type d’intérêt en lien avec les évènements : les intérêts personnels vont susciter plus spécifiquement des ressentis tels que la joie ou la peur ; les besoins relationnels entraîneront plutôt des émotions comme la tristesse et aussi la joie. Enfin, les intérêts d’ordre social impliquent davantage le sentiment de colère (Rimé, 1988).

Selon A. Braconnier (2000, p.77), il existe une différence visible dès la prime enfance dans l’expressivité des émotions en fonction du sexe ; les garçons seraient ainsi d’humeur plus versatile que les filles, plus expressives et plus constantes dans l’expression de leurs affects :

‘« Les émotions positives sont mieux partagées entre les sexes que les émotions négatives (…). Si au cours de la première année, les cris et les pleurs sont d’égale fréquence chez les filles et les garçons, dès les premiers mois, les filles, reines de la communication, sont plus expressives et plus stables, les garçons, rois de l’intensité, d’humeur plus changeante. »’

Nous pouvons interroger l’impact du culturel dans ces données empiriques : qu’induit-on, même à cet âge, de nos représentations stéréotypées liées aux différences sexuelles ? Ne provoquons nous pas, sans le savoir, les comportements observés ?

Certains auteurs ont remarqué que, dans la démence sénile, les femmes demeuraient généralement plus expressives que les hommes. Ce constat s’observe d’une manière plus globale dans notre culture occidentale : en effet, l’éducation des jeunes garçons les conduit très tôt à contrôler davantage leurs émotions que les filles. Dévoiler ses affects, pleurer, montrer de manière expressive son plaisir ou sa souffrance devient alors une forme de démonstration affective typiquement féminine, un attribut marquant le côté fragile et sensible de la femme dans notre culture.

Certaines expressions d’usage courant, tel le fait que quelque chose soit « difficile à avaler » lorsque nous sommes insatisfaits d’une situation donnée, témoignent de réactions biologiques (pour cet exemple de sensations d’innervations localisées dans la gorge) aujourd’hui illustrée de manière imagée dans notre discours quotidien ; nous ne connaissons plus parfois les données biologiques à l’origine de ces expressions populaires qui jalonnent notre discours et qui constitueraient ce que Darwin nomme des « expressions de mouvements émotionnels » ; seule la personne souffrant d’hystérie persisterait à mettre en œuvre littéralement ces expressions courantes, en les appliquant dans leur sens corporel premier pour vivre ses ressentis.

La représentation que Platon se forgeait de l’âme nous éclaire sur certaines de nos expressions langagières. En effet, il concevait l’âme comme tripartite, se décomposant en :

-l’intellect : située dans la tête, sa fonction consiste à gouverner,

-le caractère ( thumos) : basée dans la poitrine, il contient les désirs violents “provenant de plus bas” que l’homme maîtrise grâce à sa capacité de volonté, de courage, voire de colère, et son partenariat avec l’intellect.

-la passion : concentrée dans le ventre, elle est dangereuse et violente ; elle essaye d’envahir le corps afin d’échapper à toute forme de contrôle et de maîtrise.

Le fait que les émotions aient une composante corporelle se retrouve ainsi dans nombre d’expressions : avoir le cœur brisé ou retourné, les nerfs à fleur de peau, la gorge nouée… Nous avons vu que la signification étymologique de certains termes, comme l’angoisse, illustre l’aspect physiologique de l’expression émotionnelle.

Le terme d’apathie provient du grec pathos, signifiant la passion : ainsi, il désigne le manque de passion et plus précisément l’amenuisement des éprouvés émotionnels et de l’intérêt accordé à l’environnement :

‘« Démotivation, apathie et aboulie (incapacité à prendre des décisions) représentent un continuum évolutif et régressif qui part du découragement, de la résignation et du renoncement à obtenir satisfaction à ses désirs, pour aboutir à la perte même de la notion de motivation, voire à l’indifférence à l’environnement. L’apathie conjugue alors la démotivation et l’émoussement affectif » (J.P. Clément, p.319).’

Selon certains auteurs tels que Weiss (1970) et Gray (1982) 26 , si l’apathie correspond à l’incapacité à ressentir et/ou à manifester une émotion quelle qu’elle soit malgré une stimulation externe, cette carence émotionnelle pourrait néanmoins provenir d’une incapacité à réagir à une situation lors d’un stress prolongé. Ainsi, l’individu se protégerait en se coupant des stimulations externes jugées trop violentes et s’isolerait dans une bulle, hermétique à toute émotion. : une situation prolongée de débordement émotionnel, telle une situation répétée de stress intense, pourrait alors conduire à une forme de tarissement émotionnel.

L’aspect de coquille vide qui correspond aux représentations sociales de la démence pourrait fort bien être rattaché à cette approche de l’apathie, comme à l’absence de pensée mise en mots, caractérisant l’absence de discours intérieur. Ce faisant, la démence sénile induirait une pensée subjective globale de type pré-verbal, par laquelle l’émotion serait ressentie.

Aussi, la personne âgée, privée des fonctions cathartiques de la parole, va t-elle être contrainte d’exprimer ses émotions (ce trop plein émotionnel) par le biais d’autres canaux et par la médiation du corps.

Notre représentation culturelle du débordement émotionnel semble prendre sa source dans ce rapport à l’origine corporelle de l’émotion : intégrer le fait que celle-ci puisse échapper à notre contrôle volontaire peut nous permettre de justifier socialement certaines manifestations pouvant être jugées comme déplacées. Ainsi, déclarer en s’excusant « avoir été hors de soi » ou bien « ne pas avoir maîtrisé ses propos, qui ont dépassé la pensée sous le coup de la colère », constitue une forme de stratégie sociale permettant de négocier nos rapports aux autres ; les émotions sont alors considérées comme des manifestations incontrôlables, irraisonnées et indépendantes de notre volonté.

V. Despret fournit l’exemple de l’absorption excessive d’alcool : l’enivrement permet d’exprimer sans retenue nos ressentis ; nos propos sous l’effet de l’alcool n’auront que peu de valeur sociale, car seront considérés comme irraisonnés, déplacés et sans fondement. Cet état “que nous construisons débordant afin qu’il nous produise débordé” (p.258) répond à une stratégie volontaire de lâcher prise et de désinhibition sociale.

La démence sénile permettrait-elle parfois des débordements émotionnels de ce type ?

Les ethnopsychologues observent que des émotions familières à notre culture, comme par exemple l’expression de colère, semblent inexprimées dans d’autres civilisations ou provoquent des manifestations émotives spécifiques.

La colère constitue pour de nombreux auteurs une émotion universelle ; pourtant, il semblerait que les esquimaux Utkus ne manifestent jamais cette émotion. Ils l’identifieraient cependant de par leurs contacts fréquents avec des Occidentaux, qu’ils qualifient de kaplunas (personnes versatiles et désagréables) (selon les observations de J. Briggs, cité par V. Despret p.115). Les réactions de colère provoqueraient chez ces personnes de la dérision et de la moquerie. Dès le plus jeune âge, le contrôle émotionnel de la colère et d’autres émotions serait enseigné aux enfants.

L’exemple des esquimaux Utkus, ne manifestant jamais extérieurement de signe de colère, montre à quel point nous pouvons contrôler nos émotions. Un observateur extérieur, étranger à cette culture, ne sera en mesure de comprendre et de détecter leurs émotions qu’en les étudiant à partir de leur mode de fonctionnement propre. Toute comparaison à partir de ses propres manifestations comportementales apparaîtraient vaines, comme en témoigne le récit de l’anthropologue J. Briggs :

‘“En voyant ce qui le dérangeait dans mon comportement, ce qui lui plaisait et ce qui le faisait se sentir fier et protecteur à mon égard, j’appris comment il pouvait manifester ses sentiments et comment il essayait d’influencer mes sentiments ou le contrôle de leur expression” (V. Despret, p.341).’

De même, dans d’autres cultures, l’expression de colère se manifeste de façon totalement différente de la nôtre : les Ougandais expriment leur colère en pleurant et en partant s’isoler temporairement, sans manifestation d’emportement ou d’irritation ; à l’inverse, les Néo-malaisiens, eux, vont exprimer leur tristesse par des signes d’agacement et d’énervement, caractéristiques pour nous d’un état colérique.

‘“Il y a interdépendance étroite entre structures sociales et structures émotionnelles. C’est la structure de la société qui postule et cultive une certaine forme ou expression affective” (N. Elias, cité par V. Despret p.232).’

La pratique anthropologique s’intéressera alors davantage aux contextes d’apparition des émotions, plutôt que de se focaliser sur une définition universelle des émotions.

Le fait que l’expressivité émotionnelle soit peu lisible dans la culture asiatique correspond au fait que les manifestations extérieures des éprouvés psychiques sont considérées comme déplacées et impolies, car elles sont des facteurs de risque de dysharmonie et de conflit avec l’entourage.

Dans la culture japonaise, les individus doivent se présenter sous un type de « soi social » jugé approprié en fonction de l’interlocuteur. Cette observation se retrouve aussi dans notre culture occidentale : notre façon d’être, nos comportements, vont être régulés par le contexte d’interaction. Nous sommes en mesure de contrôler volontairement, de modérer nos expressions émotionnelles en fonction de la situation.

Nous constatons la difficulté d’élaborer des théories consensuelles concernant l’émotion. Pourtant, simuler ou décrire avec finesse les variations émotionnelles est maîtrisé dans le domaine artistique. Le cinéma nous propose d’ailleurs des représentations émotionnelles jugées “culturellement acceptable” : les manifestations de désir, de plaisir, mais aussi de colère, de chagrin ou d’angoisse correspondent à des normes pré-établies socialement.

A chaque expérience affective correspondent ainsi des formes appropriées d’expression émotionnelle.

Cette part d’expression sociale, intégrée culturellement, permet de travailler nos ressentis en les modulant volontairement.

Nous suggérons que l’étude de l’expressivité non verbale des personnes âgées démentes doive être envisagée de manière similaire : afin de comprendre leurs émotions, nous devons observer leurs attitudes comportementales dans notre relation à eux, et non pas avec nos critères pré-établis.

V. Despret fait part des observations d’un anthropologue nommé P. Newman, décrivant les comportements d’une population de Nouvelle Guinée, appelée “Gururumbas”. Cet exemple atteste de manifestations de folie socialement contrôlées et ritualisées, signifiant l’impact du culturel sur notre fonctionnement psychique :

Certains hommes de cette tribu manifestent tout d’un coup des comportements violents et incontrôlables ; ils volent dans leur village, agressent des personnes rencontrées sur leur chemin, puis s’enfuient quelques jours dans la forêt. Surnommés alors temporairement des “Wild Men”, ces hommes réapparaissent quelque temps plus tard, après avoir détruit les objets de leurs larcins dans la forêt. Sans que quiconque ne leur demande d’explication, ces hommes réintègrent alors leur vie quotidienne.

Ce mécanisme de déraison serait provoqué, selon les Gururumbas, par une morsure de fantôme. Les hommes atteints de cet état de folie passagère seraient respectés, tout en étant tenus temporairement à l’écart par sécurité. Avant leur crise de conversion, ces hommes souffraient de fortes pressions sociales, dues à un système de dettes et d’obligations envers leur belle-famille particulièrement contraignant (aucune femme ne pouvant être touchée par cet état).

Après que l’épisode en tant que “Wild Men” s'est déroulé et quant tout est rentré dans l’ordre, la pression sociale subie par ces hommes diminue considérablement (diminution des dettes et obligations) et leur honneur de chef de famille est de ce fait restauré. “La crise de l’homme sauvage, dès lors, peut donc se comprendre comme une manière émotionnelle et culturelle, socialement acceptée, de réduire ses engagements sans s’exclure du collectif” (V. Despret, p.304).

Mais pour que cette crise soit prise au sérieux par la tribu, il faut que l’homme ait entre 25 et 35 ans, sous peine d’être l’objet de moqueries et de déconsidération. Cette coutume permet ainsi de négocier socialement les contraintes imposées par le collectif, par le biais d’une forme d’expression ritualisée.

Toujours selon V. Despret, cette illustration permet de “considérer les émotions comme des modes d’expression et de négociation actifs et efficaces ” (p.306).

Dans quelle mesure les personnes âgées démentes n’adoptent-elles pas elles aussi une attitude comportementale socialement attendue dès lors que nous les désignons comme “démentes”?

Les manifestations comportementales de ces personnes peuvent être interprétées comme des attitudes « culturellement incorrectes », exprimant l’angoisse ou l’agitation de manière “débordante”. Traduisent-elles expression d’un trop plein émotionnel incapable d’être communiqué, tant par la personne âgée démente (affect non élaboré, non organisé et ne respectant pas les codes culturels), que par son interlocuteur (n’en trouvant plus le sens par rapport au contexte).

Selon V. Despret, le bébé devra attendre de posséder un “je” constitué pour pouvoir ressentir de réelles émotions. En effet, l’émotion implique une capacité de ressenti, d’élaboration et d’organisation des affects permettant de transformer les “proto-émotions” en émotions proprement dites (V. Despret, p.171). Or, l’introduction du « je » se différencie du « moi » en positionnant l’enfant dans son environnement social et culturel : « Je est un autre »

Qu’en est-il alors dans la démence sénile ? Pouvons-nous faire le lien avec cette théorie, en suggérant que la démence sénile à un stade avancé opère un retournement régressif vers des ressentis davantage de l’ordre de « proto-émotions » que d’émotions au sens plein du terme ? Quelle place laissée alors au « je » pour ces personnes ?

Notes
26.

RIME B. et SCHERER K., (1993), Les émotions, p.43