2-1-c- L’affect, l’émotion et le sentiment : trois notions à distinguer

Cosnier (1994) considère que l’émotion se rapporte à un état psycho-organique ayant comme caractéristique son intensité, sa brièveté et la scission brutale des fonctions mentales et physiologiques qu’elle induit.

Le sentiment, au contraire, constitue un état affectif mentalisé.

Certains affects comme par exemple la colère peuvent ainsi constituer aussi bien une émotion qu’un sentiment, en fonction des circonstances dans lesquelles elle se manifeste : nous parlerons d’une émotion de colère pour décrire physiologiquement une brusque montée d’adrénaline, alors que nous évoquerons plus spécifiquement un sentiment de colère pour relater un ressenti distancé et réfléchi, éprouvé par un individu.

Selon M. Pagès, Freud aurait progressivement abandonné la théorie de la Trace pour favoriser celle du Sens. Afin de comprendre la distinction entre les deux, Freud propose l’exemple de la conversion hystérique : le souvenir d’un cadavre en décomposition constitue une “représentation inconciliable”. Il engendre du dégoût, qui représente l’affect. Ce premier lien, marquant une causalité psychique, représente un lien de type “Sens”. L’expression de dégoût peut provoquer un vomissement hystérique, qui représente alors le symptôme corporel de l’expression émotive. Ce second lien, exprimant cette fois une causalité émotionnelle, constitue un lien de type “Trace”.

En laissant de côté la théorie de la Trace, le symptôme corporel devient un symbole figurant l’évènement psychique, sans permettre de distinction entre l’affect en termes de phénomène psychique, de l’affect en termes d’expression corporelle.

Dans l’exemple de conversion hystérique cité, la représentation du cadavre s’est dissipée et seul persiste le vomissement. Pour M. Pagès, “la conversion hystérique serait justement le processus suivant lequel la somme d’excitation qui, par l’intermédiaire de l’affect, s’est engagée sur la représentation, serait reporté sur le corporel, lui “arrachant” la représentation qui lui est liée et de ce fait, brisant la connexion psycho-corporelle”(p.58).

Nous pouvons constater l’ambiguïté de la notion d’affect, partagée entre l’aspect qualitatif de l’expérience psychique (notion de plaisir/déplaisir) et le prolongement somatique de cette expérience (traces corporelles). Le sens proposé par M. Pagès comprend indifféremment les aspects psychiques ou corporels de l’affect. Ce “phénomène affectif indifférencié” représente ainsi un quantum d’excitations en mouvement, “une quantité d’énergie pulsionnelle, dont le déplacement oriente l’investissement vers telle ou telle manifestation, psychique ou corporelle”(p.70).

Pour M. Pagès, l’affect n’est ni une représentation, ni le contenu de l’expérience psychique ; l’affect traduit la qualité de cette expérience ponctuelle éprouvée par le sujet : les sensations de plaisir, de souffrance, d’angoisse vont constituer l’état affectif de la personne, alors que l’émotion va davantage regrouper les manifestations comportementales de ces éprouvés psychiques. La gestualité, la mimique vont ainsi caractériser et représenter les ressentis éprouvés.

Le terme “émotion” sera davantage employé dans un discours non spécialisé. Les théories issues de la biologie l’envisagent sous trois aspects : l’éprouvé psychique (affect ou sentiment), les manifestations neurovégétatives (rougeur, pâleur, sueur,..) et les manifestations comportementales (mimiques, posture, geste,..).

‘“L’émotion, cela va de l’adrénaline au transfert” (Roger Gentis, cité par M. Pagès, p.9).’

Pour M. Pagès, l’émotion doit être envisagée en terme de traces, figurant des évènements psychiques ou physiologiques, et constitue une forme de communication paralinguistique. Elle ne correspond pas à un langage au sens strict du terme, ne se référant pas toujours à un discours intérieur du sujet.

Le terme “langage du corps” semble à cet égard inapproprié pour signifier les manifestations comportementales liées aux émotions ressenties.

Ne correspondant pas à une forme langagière, même inconsciente, nous sommes dans l’incapacité de répertorier exhaustivement un catalogue des émotions. Les émotions ne s’avèrent pas toujours traduisibles lexicalement, sous peine sinon d’effectuer des traductions sommaires et grossières dans certains cas, même pour le sujet percevant l’émotion :

‘“Si mon regard, mes épaules ramassées, mes poings tendus expriment l’agression et la haine, c’est justement que je ne peux dire : je te hais, ni même me le dire, même inconsciemment. Cela est vrai en particulier des émotions inhibées” (M. Pagès, p.119).’

Le système émotionnel comprendra alors la représentation, l’affect et l’expression émotive appropriée. Ces trois notions ne comprennent pas de chronologie figée dans leur déroulement et peuvent être envisagées comme un processus pouvant intervenir dans des ordres d’apparition différents. Leur rapport doit être perçu sur un mode circulaire et dynamique, permettant en fin de cycle la représentation consciente de l’émotion ressentie.

Quant au conflit psychique, celui-ci peut engendrer deux manifestations émotionnelles opposées que sont, soit des expressions émotionnelles liées à des images ou affects précis, soit l’inhibition et donc le blocage de ces éprouvés psychiques dérangeants. La présence simultanée de ces deux formes émotionnelles (l’émotion exprimée, couplée du dispositif inhibiteur la comprimant) constitue deux pressions antagonistes qui engendrent les mécanismes de tension corporelle. Ainsi, M. Pagès interprète les tensions corporelles comme une expression émotive inhibée.

Le système émotionnel classique comprenant la triangulation : expression émotive/affect/représentation peut en cas d’échec constituer alors une expression ratée de l’émotion, représentée par le blocage émotionnel, la suppression de l’affect et le refoulement de la représentation conflictuelle.

La théorie de W. Reich élimine les notions de représentations et de conflits psychiques, ainsi que celles de fantasme et d’inconscient. Les phénomènes psychiques sont écartés au profit des manifestations corporelles comprenant à elles seules la trace et le sens de l’éprouvé psychique.

Ce primat donné aux traces corporelles se résume en une idée de W. Reich, selon laquelle “toute rigidité musculaire contient l’histoire et la signification de son origine” (cité par M. Pagès, p.86).

Pour M. Pagès, la trace corporelle n’équivaut pas à l’expérience psychique et ces deux notions ne peuvent en aucun cas se transmuter l’une en l’autre. La trace corporelle ne peut être envisagée comme un discours équivalent à l’affect.

Enfin, la notion de sentiment constitue une forme organisée et davantage élaborée de l’affect. Il apparaît très difficile de les distinguer. Le sentiment s’élabore dans la durée, suite à des relations renouvelées entre les individus, et s’associe “au discours intérieur qui nomme et l’objet et la nature de la relation : amour, haine, jalousie, envie, ses circonstances, son histoire”(idem, p.71).

Le terme de sentiment s’utilise enfin dans un mode plus vulgarisé : en effet, nous évoquerons plus spontanément un sentiment de joie, de peur,…lorsqu’il s’agit en fait d’une émotion ressentie.