2-1-d- L’étude subjective de l’état émotionnel : les contraintes méthodologiques inévitables

L’étude de l’expressivité émotionnelle comporte plusieurs difficultés méthodologiques à souligner, afin d’en mesurer l’impact et les limites induites sur notre recherche.

En premier lieu, nous pouvons constater que les interlocuteurs en situation sont constamment sollicités sur le plan émotionnel.

Or, lors des interactions de face à face, la fugacité des ressentis exprimés par les interactants ne permet pas de parler d’émotions proprement dites, mais plutôt de micro-émotions que Cosnier (1994) nomme les “ affects conversationnels ”. Au contraire, certains états affectifs peuvent, à la différence des émotions, se poursuivre sur une longue période et constituent alors l’arrière-fond émotionnel.

Les manifestations affectives n’ont de signification que globale : leur aspect involontaire, spontané et surtout fluctuant ne permet pas de leur apposer un sens déterminé : elles sont en perpétuelle évolution.

Ensuite, la gradation de l’intensité émotionnelle ne peut se mesurer que par des cotations subjectives, quel que soit le type de technique utilisé (échelles, questionnaires d’auto-évaluation, Q.C.M.,…). La cotation varie en fonction du degré de pertinence et de signification personnelle que la personne expérimentée accorde à l’événement.

De nombreux auteurs ont relevé que les émotions négatives faisaient l’objet de discriminations plus précises et ciblées que les émotions positives, plus globales dans leurs caractéristiques. D’ailleurs, le langage est nettement plus riche concernant les émotions négatives. Ainsi, le vocabulaire comporte trois fois plus de mots pour les émotions négatives que positives. Cette dissymétrie s’observe dans quasiment toutes les classifications élaborées pour discerner des types d’émotions : un nombre restreint de catégories concerne des émotions positives.

Nous vérifierons au cours de notre étude ce constat concernant la diversité et la supériorité numérique des qualificatifs à connotation négative.

Un autre problème méthodologique auquel certains chercheurs et nous-mêmes sommes confrontés concerne la relative équivalence des réponses physiologiques face à des émotions différentes. En effet, comme l’observait Cannon, certaines émotions comme la colère, la peur ou la joie peuvent se manifester physiologiquement de manière identique : pâleur, augmentation du rythme cardiaque, dilatation des pupilles peuvent indifféremment illustrer ces émotions.

Le non verbal n’échappe pas aux malentendus, et si de la peur est prise pour de la colère par un interlocuteur dans une séquence de mauvaise communication, le malentendu peut dégénérer et dans ce cas précisément engendrer de la colère.

Concernant la distinction entre l’expérience (le vécu) et la réponse émotionnelle (le comportement), l’ordre de causalité a suscité une célèbre controverse entre James et Cannon, que nous détaillerons dans une prochaine partie. Leur désaccord se base sur l’antériorité (ou pas) de l’expérience émotionnelle sur le comportement.

Notre réflexion ne portera pas sur cette question conflictuelle, mais sur les marqueurs proprement dits : “ Lorsque je suis en situation de danger, quels sont les indices émotionnels laissant transparaître ma peur ? ”.

Plutôt que de restreindre notre champ d’analyse à l’étude des émotions dites ‘primaires’, nous étendrons notre axe de réflexion à ce que Cosnier (1994) nomme les éprouvés psychiques. Cette acception plus large comprend en effet l’ensemble des affects (émotions de base, déclinaisons des émotions primaires, sentiments) et comprend ainsi la globalité du champ affectif.

Les études de laboratoire effectuées ces dernières années pour explorer l’état émotionnel des personnes à travers leurs expressions faciales soulèvent d’autres biais, produits par la méthode elle-même :

‘“Que ce soit en imposant au sujet une grille de réponses sur le mode de la pure réaction, que ce soit en le mettant dans des situations de contrainte qui ne peuvent que produire la réponse attendue, ou encore, que ce soit en niant tous les évènements qui témoignent d’autres possibles de l’émotion, notamment dans les recherches menées autour des expressions faciales, je dois reconnaître que la recherche a manifesté une singulière rigidité quant à la définition des phénomènes “qui ne comptent pas” et un aveuglement tout aussi singulier par rapport aux phénomènes “qui comptent”” (V. Despret, p.96).’

La plupart des situations expérimentales, ayant pour but d’explorer les émotions, se basent généralement sur des photographies ou des projections mettant en scène des acteurs simulant des émotions. Ces situations, entièrement coupées de la réalité, ne prennent pas en compte l’impact de l’environnement, du contexte, dans la pertinence de l’émotion exprimée.

Le psychologue Cline a effectué une expérience illustrant clairement ce biais : il présente à des sujets plusieurs visages représentant des personnages de bande dessinée; sur chaque visage, les sujets pouvaient remarquer deux des trois expressions suivantes : le sourire, le froncement de sourcil et la tristesse.

Puis, Cline a disposé les visages par binôme, l’un en face de l’autre. Ainsi, par exemple, le visage souriant et fronçant les sourcils était face au visage souriant et triste. Le résultat est révélateur : l’état émotionnel identifié par les sujets à partir du visage présenté dépendait de ce qu’exprimait l’autre visage mis en face. Ainsi, “la manière dont les sujets peuvent donc reconnaître l’émotion est intimement liée à la possibilité d’envisager ce visage en relation avec autre chose.

Dès lors, ce que les sujets jugent dans ce type d’expérience de présentation de photographies de visages solitaires ne peut être que le fruit de la relation qu’ils établissent entre ce visage et quelque chose de la situation expérimentale, que l’expérimentateur ne nomme jamais, et dont il ne peut en aucun cas prétendre avoir le contrôle” (V. Despret, p.101).

Cela souligne pour notre étude expérimentale la nécessité de demander aux personnes interrogées leurs ressentis vis-à-vis de l’interlocuteur de la personne âgée.

Un autre biais méthodologique de taille peut être pointé concernant les expérimentations de laboratoire : les sujets expérimentés ne sont pas dupes de cette situation de tests et tentent indubitablement de comprendre ce qui est attendu et recherché les concernant. Le résultat peut être influencé par le manque de spontanéité de certaines de leurs réactions ou réponses :

‘“Ils voulaient découvrir mes réactions avant même de me l’expliquer. Mais les gens n’ont pas de réaction, ils essayent juste de faire ce qui est attendu d’eux” (N. Moseley, cité par V. Despret, p.99).’

Enfin, une dernière source de difficulté méthodologique réside dans ce qui relève ou non de la notion d’émotion. Pour Ortony et al. (1988) 27 , de nombreux termes inclus dans les diverses classifications proposées ne correspondent pas à proprement parler à des émotions. Un critère discriminant correspond à la distinction entre se sentir et être : pour constituer une émotion, il faut que le terme puisse être employé avec les deux verbes (par exemple, je suis heureux et je me sens heureux). Ainsi, avec ce critère de sélection, seules 22 émotions sont recensées.

Pour d’autres auteurs, les émotions de base constituent des états mentaux que nous ne pouvons relier à aucune autre représentation que ce soit.

Quelle que soit la classification adoptée, le recours au langage afin de signifier l’état émotionnel demeure subjectif et imprécis, sans compter les difficultés à décrypter les expressions émotionnelles d’autrui.

C’est pourquoi, nous le verrons plus loin, notre étude s’axe sur les impressions subjectives que nous procure autrui, et non sur des critères objectifs. Notre classification se basera sur des critères spécifiques à notre étude et non transférables à d’autres recherches.

Notes
27.

DE BONIS M., (1996), Connaître les émotions humaines, p.28