2-2- Emotions et démence sénile

2-2-a- La fonction relationnelle des émotions

Notre corps s’offre au regard des autres et témoigne de notre émotion. Sa seule présence constitue un signe de communication et d'expression des émotions. Il représente, selon P. Dumouchel (1995), “ l’inéluctable irruption du moi dans l’univers d’autrui ”. C’est pourquoi nous ne contrôlons pas toutes nos émotions : celles-ci peuvent nous trahir par notre gestualité, nos attitudes… Ainsi, nous ne sommes pas toujours conscient de ce qu’induit notre corps : certaines émotions peuvent transparaître, sans que nous ayons conscience de ces affects.

La fonction communicative des émotions s’applique aussi bien à l’émetteur (connaissance de soi) qu’au récepteur (fonction relationnelle). La communication émotionnelle étaye ainsi le discours, ce qui permet à M. Pagès (1986) 28 d’affirmer que l’émotion constitue le socle de la communication interhumaine et de l’organisation sociale.

Mais les termes, décrivant les émotions que nous percevons, manquent d’objectivité et sont à relativiser en fonction de plusieurs critères : nous choisirons un terme plutôt qu’un autre en fonction de notre lexique, notre culture, nos affinités avec notre interlocuteur, nos rapports de pouvoir avec celui-ci…

Pour distinguer précisément une émotion, nous sommes particulièrement vigilants aux occurrences de l’émotion, au contexte émotionnel. Aussi, selon Bedford (1957) 29 , les termes utilisés pour qualifier les émotions ne désignent pas tant les états internes du sujet, mais plutôt les rapports entre les interlocuteurs.

Les états intérieurs sont, quant à eux, innombrables (à chaque fois différents les uns des autres) : ils se distinguent par des classifications sommaires et en fonction des situations qui les occasionnent.

La notion d’épisode affectif dépend ainsi des états qui le précèdent et qui le suivent : il ne prend sens que dans un contexte relationnel donné, ce qui permet à P. Dumouchel (1995) de les qualifier de “ phénomènes historiques ”.

Il écrit à ce propos :

‘“ Etre en colère n’est pas une propriété intrinsèque d’un sujet, propriété physique ou psychique, mais une propriété d’un individu dans un certain contexte, une propriété relationnelle ” (p.94),’

d’où le caractère fondamentalement social des émotions.

Selon Hobbes (1651) 30 , nous ne pouvons cerner que l’approbation ou le mécontentement du locuteur si nous ne prenons pas compte des circonstances de son énonciation. L’attribution d’émotions dépend du jugement évaluatif sur le contexte.

Ainsi, qualifier la vie affective d’un interlocuteur relève d’une démarche subjective variant en fonction de critères externes (contexte) et internes (définition personnelle des termes, lexique disponible,...). De plus, certaines représentations stéréotypées peuvent déformer et orienter notre jugement. Mais il ne nous est pas nécessaire de cerner l’émotion exacte, éprouvée par la personne, pour percevoir qu’elle est émue : la difficulté consiste à lui apposer un qualificatif objectif, grâce à des critères communs reconnus.

Ce faisant, la nature sociale des émotions constitue un point fondamental pour la prise en charge des personnes âgées démentes : elle indique une voie privilégiée pour entrer en communication avec elles et les considérer dans leur humanité.

Cependant, le caractère social des émotions n’implique pas forcément un destinataire privilégié et précis : elle s’adresse indifféremment à toutes les personnes susceptibles de l’entendre, de la voir ou de la ressentir. P. Dumouchel (1995) poursuit cette idée :

‘“ Ce qui fait que l’émotion est sociale, ce n’est pas que l’affect a toujours l’autre comme objet, mais qu’il est premièrement expression, avant même d’être telle ou telle émotion ”(p.133).’

D’ailleurs, nous pouvons ressentir une émotion sans pour autant qu’un interlocuteur soit présent.

Ce qui nous intéresse concernant les personnes âgées démentes, c’est que l’émotion exprime tout ou partie de leurs ressentis.

Notes
28.

COSNIER J., (1994), Psychologie des émotions, p.11

29.

DUMOUCHEL P., (1995), Emotions, pp.51-52

30.

DUMOUCHEL P., (1995), Emotions, pp.44-45 et pp.68-69