3-2- Le non verbal : quels impacts ?

3-2-a- Le langage du corps, support à l’expression verbale ou langage à part entière ?

La notion de langage corporel a été introduite par la sémiologie, qui étudie les significations pouvant être rattachées aux expressions non verbales telles que les mimiques et la gestuelle.

Le concept de cœnesthésie quant à lui provient du grec « koiné » (commun) et de « aisthesis » (sensation) et a été employé par la première fois par Reil au début du 19ème siècle. Il désigne, selon M. Bernard (1995, p.18), « le chaos non débrouillé des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au ‘sensorium’, c’est-à-dire au centre nerveux des afférences sensorielles ».

Proche de l’introspection, cette notion constitue pour beaucoup une forme de conscience corporelle.

Le corps a une place centrale dans la définition de l’identité. Il constitue la frontière entre l’intérieur et l’extérieur : il est à la fois point de contact et ligne de partage entre intimité et rapport aux autres. A la jonction du biologique, du psychologique et du culturel, le corps nous inscrit indubitablement dans notre rapport aux autres.

Le langage du corps constitue donc un élément fondamental de l’interaction et dépend étroitement de la personnalité, de la culture, du statut social et de l’état affectif des personnes. Certains auteurs le jugent plus révélateur des affects que l’expressivité verbale, qui permet davantage de dissimulations (Birdwhistell, 1970 ; Argyle, 1975) 48 .

Même si le langage du corps n’a pas nécessairement une visée communicative, il transmet cependant des informations concernant l’état tonique, émotionnel et affectif de l’interlocuteur.

‘“ Le corps n’est pas que surface ou apparence. Il est aussi mouvement et traduit par là des intentions ” (Personne,1998).’

Certaines manifestations corporelles ont valeur de symptômes, de messages inconscients qu’il s’agit alors d’interpréter :

‘« Entendre l’inconscient, c’est entendre le corps » (P. Bousquie, 1997, p.40).’

Cette prise de position constitue le fondement du modèle psychosomatique, postulant que le corps exprime des intentionnalités enfouies et inexprimables consciemment.

Bruchon-Schweitzer distingue deux types de perception du corps :

  • l’image spatiale du corps (orientation des mouvements dans l’espace)
  • l’image affective du corps (affects et représentations attribuées à notre corps)

L’image affective du corps joue un rôle déterminant dans notre perception du corps et se trouve étroitement liée à l’évaluation subjective de notre entourage. L’auteur cite à ce propos une étude d’Edwards (1957), qui remarque qu’une appréciation négative portée par autrui sur notre corps va fréquemment entraîner une perturbation de notre « sphère affectivo-émotionnelle » et des perturbations d’ordre narcissique importantes (dévalorisation, inquiétude marquée,…).

Concernant plus particulièrement les personnes handicapées ou vieillissantes, Maisonneuve (1981) souligne la mise en œuvre de mécanismes de défense, plus ou moins efficaces, pour pallier l’image affective du corps dégradé ou meurtri :

‘« (…) un véritable processus défensif est en effet élaboré, avec maintien (fragile) d’une image du corps favorable, l’irréalisme et le déni pouvant céder brutalement et dramatiquement » (Bruchon-Schweitzer, 1990, p.256).’

Il n’existe pas en effet d’effondrement massif de l’image du corps lorsque celui-ci est meurtri, du fait du mécanisme de déni ou de dénégation qui s’instaure en guise de rempart psychique. Parfois, la défaillance d’un de ces mécanismes de défense entraîne une résurgence d’anxiété, jusqu’alors masquée et tapie.

O. Renaud et ali. ont cherché à appréhender la représentation de l’image du corps de ces personnes démentes en les soumettant à l’épreuve du « dessin du bonhomme ».

Au fil des passations, plusieurs éléments caractéristiques ont été observés : régulièrement a été constaté une sur-représentation de la tête, une absence d’identité sexuelle et de vêtements (surtout chez les sujets institutionnalisés). Lors de démences très avancées, les représentations du corps se déshumanisent souvent et laissent apparaître des figures « animalisées, robotisées, morcelées ». L’auteur effectue le parallèle entre la représentation picturale de corps défigurés avec l’attitude de rejet de certaines personnes âgées envers leur corps dégradé, pointant une attitude défensive de non-reconnaissance du corps vieilli.

Il nous semble à présent nécessaire de distinguer deux notions souvent indifférenciées que sont l’image du corps et le schéma corporel :

L’image du corps s’organise pour F. Dolto (1984) à partir d’un premier sentiment d’enveloppe corporelle et correspond à l’image que nous nous faisons de notre propre corps ; de nature inconsciente, elle se perçoit à travers nos discours : comment parlons-nous de notre corps, quelle description en faisons-nous, quels qualificatifs lui apposons-nous. Elle se lit aussi dans nos comportements ; dans nos gestes, nos attitudes et notre démarche, la manière de percevoir notre corps se reflète. L’image du corps est perceptible dans tous mouvements de communication. Elle est entièrement personnelle et évolue au fil de la vie. Elle est, selon Dolto (1984, p.22), « la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles ».

Le schéma corporel quant à lui est une réalité qui s’impose à tous et qui est, en principe, identique pour tous. C’est une figuration spatiale du corps, permettant le mouvement et la localisation de nos membres.

Il constitue, selon M. Bernard (1995, p.30), « un processus continuel de différenciation et d’intégration de toutes les expériences incorporées au cours de notre vie (perceptives, motrices, affectives, sexuelles, etc.) ».

Lorsque le corps est atteint (par exemple lors d’une infirmité physique d’un enfant), le schéma corporel se modifie mais l’image du corps ne s’en trouve pas pour autant bouleversée ; tout dépend ensuite du rapport au corps que la personne aménagera grâce au regard et au discours de son entourage :

‘« L’évolution saine de ce sujet, symbolisée par une image du corps non infirme, dépend donc de la relation émotionnelle de ses parents à sa personne » (Dolto, 1984, p.20).’

Il semble à présent important de spécifier ce que Bruchon-Schweitzer englobe quant à elle dans la notion d’image du corps :

‘« Au-delà du corps « objectif » des anthropométriciens (morphologie), du corps « intersubjectif » que véhicule le consensus social (que nous avons dénommé apparence), il existe aussi un corps « pour soi », un corps phénoménal à propos duquel l’individu élabore certaines représentations et affects. C’est ce corps perçu que nous appellerons « image du corps » (…) » (Bruchon-Schweitzer, 1990, p.171).’

Pour cet auteur, l’image du corps comprend donc l’ensemble des représentations et des attitudes relatives à son corps au fil du temps. Le schéma corporel renvoie à une conception plus neurologique : il nous permet, après acquisition, de pouvoir prendre conscience et mettre en mouvement de manière réfléchi notre corps.

Aussi, Bruchon-Schweitzer distingue quatre dimensions que peut revêtir l’image corporelle, correspondant aux processus adaptatifs et identitaires de la perception de soi :

  1. la satisfaction corporelle : gratification narcissique rattachée à l’image de soi. Elle vise à une adaptation à notre environnement extérieur.
  2. la conscience corporelle et l’anxiété corporelle : ressentis plus ou moins conscients liés à notre corps et à ses avatars. La conscience corporelle permet (ou non) une bonne adaptation affectivo-émotionnelle.
  3. l’enveloppe corporelle et son accessibilité : délimitation psychique de notre corps (espace et distance souhaités vis-à-vis d’autrui). L’enveloppe corporelle permet une différenciation entre soi et autrui.
  4. les attributs masculins et féminins du corps perçu : ils sont rattachés à notre identité sexuelle.

Notre corps nous permet de manifester nos émotions, et son expression suscite en retour des réactions de notre entourage. Il constitue un vecteur de communication et d’échange incontournable, qui s’établit dès l’enfance. Ajuriaguerra parle de « dialogue tonique » pour spécifier cette forme primaire de communication émotionnelle, par l’intermédiaire de la posture et du tonus musculaire, qui s’établit avec l’entourage avant même l’apparition de la communication verbale. Une véritable relation d’échange se forge, par assimilation progressive de son propre corps en miroir de celui d’autrui. : en effet, nous absorbons l’image de l’autre, afin de nous refléter dans celle-ci. L’identification de son image visuelle passe nécessairement par ce phénomène d’intégration et de dissociation du corps d’autrui, qui constitue une médiation primordiale :

‘« Nous savons déjà, par l’analyse du « stade du miroir », le rôle primordial que joue chez l’individu, adulte aussi bien qu’enfant, la captation visuelle par l’image de son corps et par là, la recherche narcissique d’une identification avec les autres. Leurs yeux ne sont-ils pas, pour chacun d’entre nous, autant de miroirs pour refléter notre corps ? » (M. Bernard, 1995, p.105).’

Aussi, nous insistons sur la position déterminante de la mère dans la construction émotionnelle de l’enfant, afin de souligner l’aspect fondamental de la relation à l’autre pour une structuration émotionnelle stable :

‘« C’est, en effet, l’attitude émotionnelle de la mère et de ses affects, tels qu’ils se traduisent dans son jeu corporel, qui serviront à orienter ceux de l’enfant et donneront vie à ses expériences » (M. Bernard, 1995, p.57).’

L’expressivité corporelle comme capacité à communiquer de manière non verbale se manifeste dès les toutes premières expériences relationnelles, lors des contacts parent/enfant. Nous sommes ainsi éduqués très tôt à comprendre ce que révèlent les signes non verbaux et à en produire nous-même. Nous remarquons rapidement que ceux-ci révèlent des intentions non élaborées et difficilement dissimulables.

Nous pouvons distinguer trois types de supports permettant l’expression du non verbal :

  • les mouvements corporels et le corps de manière générale,
  • les parures (vêtements, tatouages),
  • la proxémie.

Afin de connaître le degré de satisfaction corporelle de quelqu’un, il apparaît aussi fondamental de s’interroger sur l’investissement que celui-ci porte à son image corporelle, par le biais de son apparence extérieure. Cela inclut l’ensemble des soins et des attentions élaborés dans un souci esthétique : l’habillage, la coiffure, mais aussi la posture, la démarche, certaines mimiques…

Nous allons à présent décrire l’enjeu lié à notre apparence physique et son aspect déterminant dans nos rapports aux autres, afin de comprendre l’origine des mécanismes de rejet parfois constatés vis-à-vis des personnes âgées démentes.

Notes
48.

MARC E. et PICARD D., (1989), L’interaction sociale, p.169