3-3- La maladie démentielle et son expression non verbale

3-3-a- L’expressivité non verbale des personnes âgées démentes est-elle pathologique ?

Nous avons choisi le biais de la communication non verbale pour approcher la démence sénile, car cette pathologie met à mal l’approche des malades concernés, dans la mesure où la communication verbale apparaît rapidement inappropriée pour entrer en relation avec eux.

La dégradation de l’outil verbal chez la personne démente s’effectue progressivement : elle commence généralement par des pertes de mots, des néologismes, et débouche presque toujours sur une forme d’aphasie. Seuls la tonalité vocale, les contacts visuels et tactiles demeurent signifiants.

Parfois aussi, les personnes démentes souffrent de jargonaphasie, et leur discours devenu confus, incohérent et sans lien évident entre les idées, perd toute valeur de message compréhensible.

Ainsi, seules les tentatives de décodage de la communication non verbale permettent d’approcher l’état psychique du patient. Selon Mahl (1968) 50 , cette approche apparaît fondamentale et particulièrement significative pour le thérapeute :

‘“ Les cliniciens spécialisés sont préconsciemment, sinon consciemment, guidés par les comportements gestuels de leurs malades ”.’

Mais l’ensemble des critères nécessaires pour accomplir un acte communicatif sont-ils réunis lors d’une interaction avec une personne âgée démente ?

Pour qu’une transmission d’informations puisse avoir lieu, deux conditions primordiales doivent être remplies :

  • la présence d’un système émetteur et d’un système récepteur
  • l’existence d’un message

Lors d’une interaction avec une personne âgée démente, nous ne sommes pas toujours sûrs de correspondre à l’interlocuteur réel de la personne : elle peut s’adresser à un interlocuteur imaginaire qu’elle transpose en nous parlant. Parfois même, la personne soliloque et ne s’adresse pas à nous. Cependant, elle le fait ici et maintenant, devant nous, ce qui n’est peut-être pas totalement fortuit. Quoi qu’il en soit, la personne âgée nous communique son état émotionnel.

Freud, traitant le cas Dora, confirme ces propos :

‘“ Celui dont les lèvres se taisent bavarde avec le bout des doigts ; il se trahit par tous les pores ”. 51

C’est ainsi que, au fil de l’évolution de la maladie, les personnes âgées démentes conservent des comportements à portée symbolique.

L’articulation entre les significations langagières et gestuelles ne demeure pas forcément, car l’aspect conventionnel des normes socioculturelles s’efface au fil de la maladie. Cependant, certaines conventions sociales déclenchées de façon quasi-automatique, telles que serrer la main, persistent assez tardivement chez ces malades.

Nous pouvons également faire l’hypothèse que les gestes auto-centrés, fréquents chez les personnes âgées démentes, ont pour effet de décharger le surplus de tension ou d’excitation interne : ainsi, les balancements et les gestes répétitifs des personnes âgées démentes caractériseraient une manifestation d’anxiété importante.

Une expérience relatée par D. Guillaume (1995) concernant le toucher des soignants sur les personnes âgées démentes a mis en évidence l’impact du contact physique volontaire et non utilitaire (hors cadre du soin à donner) sur l’expressivité verbale des malades, tant sur le plan qualitatif que quantitatif.

Cette étude nous semble particulièrement féconde : les personnes âgées démentes se sentent en confiance lorsque nous utilisons le mode non verbal lors de nos interactions et recourent comme en contre-partie à des efforts d’expression verbale substantiels. Mais cette approche n’apparaît fructueuse qu’à la condition d’utiliser ce registre depuis le début de l’interaction, comme si leur confiance devait se gagner initialement.

Avec les personnes âgées démentes, l’expérience montre que, comme dans une interaction entre personnes de langues différentes, nous pouvons non seulement avoir recours aux indices para-verbaux, mais aussi à la reformulation, à la prise en compte du contexte, avec des tentatives d’approximations successives (F. François, 1990). Notre aptitude à entrer en interaction avec les personnes démentes dépend beaucoup de notre degré d’implication : il nous faut mettre en œuvre une démarche active, innovante et individualisée lors de l’échange.

J.M. Talpin et O. Talpin Jarrige (1996) refusent néanmoins d’admettre dans la démence un « discours du corps » à visée systématiquement communicative : en effet, selon ces auteurs, cela induirait de la part des personnes âgées démentes une représentation de l’interlocuteur lors de chaque échange, ce qui apparaît improbable.

Ces auteurs interrogent également la pertinence d’un acharnement à poser du sens et une valeur communicative, là où la personne démente effectue peut-être « un mouvement défensif de désinvestissement des fonctions les plus secondarisées du moi ».

Pour certains auteurs, nous ne pouvons parler en terme de ‘communication’ que s’il y a réellement intention de communiquer. Cette conception dévalue l’expressivité inconsciente et le postulat de Watzlawick, qui considère que nous communiquons non intentionnellement de manière permanente. Cela conduit, dans le cas de la démence sénile, à dissocier la notion de communication non verbale de celle d’expressivité non verbale (qui supprime l’aspect volontaire des signaux émis).

Ainsi, le corps de la personne démente révèle ce qu'elle éprouve sur le plan psychique, sans qu’il y ait nécessairement une visée de transmission consciente à un interlocuteur.

Face aux réserves formulées par J.M. Talpin et O. Talpin Jarrige (1996), nous distinguerons deux préoccupations :

  • celle de chercher la signification objective des comportements non verbaux des personnes démentes ; cette démarche apparaît actuellement hors de portée.
  • celle de comprendre l’impact contre-transférentiel que produisent leurs manifestations non verbales sur l’entourage ; cette analyse, qui est la nôtre, permet de se risquer à émettre un sens, peut-être erroné, mais qui a le mérite de nous interpeller sur l’humanité de l’autre, du sens donné à ses manifestations et de leurs effets sur nous.

Comme l’écrit A. Ancelin-Schutzenberger (1978) :

‘« La communication non verbale n’informe pas d’une façon neutre et détachée : elle implique ».’

D’une façon générale, tout se passe comme si le corps exprimait ce que l’esprit ne peut pas dire avec des mots ; il n’y a donc pas d’intentionnalité dans l’expression corporelle de la personne démente, mais l’expression involontaire d’affects.

Malgré ses atteintes cognitives, la personne démente conserve une expressivité non verbale cohérente, par le biais de la tonalité, du contact visuel et tactile. Qui plus est, on ne fait pas dire n’importe quoi à des personnes démentes qui ne sont pas confuses.

De fait, ces personnes dégagent une tonalité émotionnelle grâce aux outils non verbaux, auxquels nous devons être attentifs si nous souhaitons appréhender leurs ressentis subjectifs.

Nous devons donc apprendre avec ces malades à manier simultanément plusieurs modes de communication et à être vigilant aux « messages secondaires » accompagnant parfois leur discours incohérent.

‘« Les façons de se vêtir, de se tenir, de s’asseoir, de marcher les bras ballants ou serrés le long du corps, de parler en agitant le bras ou seulement les mains et les avant-bras, la distance établie avec l’interlocuteur, un froncement de sourcil, une moue (dubitative, approbative ou dégoûtée), un regard peuvent être porteurs de significations » (A. Berrendonner, 1990).’

Ainsi, ce que le thérapeute prend en compte via le langage corporel des personnes âgées démentes peut constituer un étayage précieux, celui-ci devant pouvoir jongler entre le registre non verbal et verbal. Il s’agit notamment d’être en phase avec le patient dément en privilégiant le mode non verbal, tout en l’accompagnant souvent de paroles, marqueurs de son humanité préservée.

Notes
50.

FREY S. et al. in COSNIER J. et BROSSARD A., (1984), La communication non verbale, P.152

51.

CORRAZE J., (1980), Les communications non verbales, p.54