3-3-b- L’apport du non verbal dans la communication avec les personnes âgées démentes : la place du sens

Notre difficulté à entrer en communication avec les personnes âgées démentes par l’intermédiaire du langage verbal présente des analogies avec la situation rencontrée dans la clinique des psychoses infantiles et adultes. Nous nous retrouvons dans une situation d’échec et d’impuissance identiques, que M. Czermak nomme « le ratage extrême et dénudé du dialogue ».

Selon C. Memin (1986), la souffrance ou le désarroi exprimés par certaines personnes âgées démentes implique une forme de communication basée sur le non-verbal.

Cela se justifie quand :

‘« toute parole serait dérisoire (…), quand l’autre n’en veut pas ou n’en veut plus, parce que son corps à lui seul est langage (…) » (Memin, 1986, p. 210).’

La communication passe alors essentiellement par la sensorialité, comme en témoigne cette vignette clinique :

Madame E. : lorsque le corps intègre ce qui n’est pas mentalisable
Madame E. est une personne âgée de 91 ans, résidant depuis peu en Long Séjour, atteinte de la Maladie d’Alzheimer. A son arrivée, il avait été convenu que son mari, lui-même malade, la rejoigne, sitôt une chambre à deux lits libérée.
Le décès brutal de celui-ci intervient avant que ce projet ne puisse se réaliser et, cette dame n’ayant pas de famille proche, il m’incombe la responsabilité de lui annoncer la mort de son mari.
Lorsque je lui en fait part, Madame E. est bouleversée ; elle ne pleure pas mais son visage se crispe, des plis inhabituels se forment sur son front, elle s’agite et me regarde profondément, avec gravité. Son corps entier marque son désarroi ; elle me donne l’impression de ne plus réussir à « tenir » son corps, qui s’affaisse et donne une vision d’écroulement physique comme psychologique.
Son corps exprime qu’elle a intégré la nouvelle, mais les mots ne suivent pas : la prise de conscience déclenche une réaction de douleur si intense qu’elle ne peut l’exprimer verbalement. Seule l’idée fixe d’une terrible nouvelle, et par moments d’un décès dans sa famille, demeure exprimable et mentalisable. Elle me questionne en boucle, avec inlassablement la même expression de douleur lors de mes réponses : « qu’est-ce qui s’est passé déjà ? Quelqu’un de ma famille est mort ? ».
Après chacune de mes réponses, elle conserve quelques instants l’information en mémoire, puis opère un mécanisme de déni envers cette information trop coûteuse sur le plan de son économie psychique.
Les jours qui ont suivi, certains soignants semblaient persuadés (ou peut-être se persuadaient inconsciemment) qu’elle n’avait pas intégré la nouvelle, car elle n’en parlait jamais spontanément et confondait son mari défunt avec un autre résidant.
Ses manifestations non verbales, pourtant si manifestes, n’ont pas été interrogées : peut-être afin de se préserver de cette souffrance, de ne pas s’y confronter ?
Quant à moi, celles-ci m’ont paru bien plus pertinentes et instructives que son discours, qui était souvent confus. Son corps porte les traces de sa souffrance morale et semble exprimer : « la réalité est trop de dure et ne m’intéresse plus ».

Tant que nous saurons aussi peu de choses sur l’impact inconscient produit par les canaux sensoriels dans la communication, nous sommes en droit de penser que lorsque l’échange verbal devient impossible avec la personne âgée démente, les expressions visuelles et tactiles constituent encore un moyen pour la personne d’exprimer ses ressentis. Nous pouvons supposer qu’elle devient elle-même particulièrement sensible à ce que nous pouvons émettre à ce niveau, ne se focalisant pas tant sur ce que nous disons, mais sur ce que nous dégageons .

Leur capacité à capter les signes non verbaux semble exacerbée et particulièrement en éveil lorsque l’échange verbal se détériore : c’est pourquoi nous devons apprendre à manier l’outil non verbal pour améliorer nos échanges relationnels avec ces personnes, tout en les maintenant dans un bain linguistique permanent. La parole, quel que soit leur degré de compréhension, demeure un soin à part entière.

En effet, si les personnes âgées démentes semblent au fur et à mesure de l’évolution de la maladie moins sensible aux contenus du discours et davantage attentives aux signaux non-verbaux que nous leur adressons, il demeure fondamental de maintenir une communication ayant un support verbal avec ces personnes, ne serait-ce que pour toujours affirmer leur humanité et pour leur servir de béquille verbale lorsque cela s’avère nécessaire. Il s’agit alors de valider ce qui est cohérent dans leur propos, de leur proposer des mots lorsqu’ils se trouvent en situation de panne lexicale, de leur faire part des indices que nous percevons sur le plan non verbal.

De plus, le recours à un bain de parole nous conduit dans tous les cas, même si notre message verbal n’est pas compris, à manier de façon cohérente et performante nos propres possibilités d’expressions non verbales qui accompagnent à notre insu notre discours (Ploton, 1995).

F. Dolto soulignait l’importance d’accompagner nos gestes de paroles car les mots symbolisent et donnent du sens à nos émotions. Ce qui est valable dans nos rapports aux nourrissons l’est probablement tout autant avec les personnes âgées démentes :

‘“ Leurs limites, leurs erreurs, leurs échecs, leur impuissance, n’empêchent pas que parler à quelqu’un, quoiqu’on lui dise, et même s’il ne comprend pas, c’est toujours le reconnaître ”. 52

Renoncer à parler à une personne âgée démente, en l’infantilisant ou en la mettant à distance, équivaut à lui refuser le statut d’être humain.

Comme le soulignent F. Marquis et L. Ploton (1999) :

‘“ Il est moins grave de se tromper sur ce qu’il aura émis que de lui signifier que nous ne le croyons pas capable d’avoir quelque chose à nous communiquer ”(p.19).’

Nous n’avons aucun moyen réellement fiable pour juger de ce que les personnes âgées démentes peuvent ressentir face à cette terrible maladie : du fait de la détérioration du langage dont elles souffrent, il s’agit donc d’interpréter, au moyen d’indices non-verbaux et para-verbaux, ce que la conscience ne produit plus : cela consiste ainsi à laisser place aux ressentis d’ordre émotionnel en créditant la personne démente du maintien d’une forme de vie psychique, c’est à dire de cohérence.

Pour finir ce chapitre, nous proposons une illustration concrète d’un outil, l’échelle Doloplus, permettant d’évaluer au mieux la douleur ressentie par les personnes souffrant d’une communication verbale altérée. Cet outil témoigne d’une réflexion menée à partir de l’observation comportementale et s’inscrit dans une recherche d’amélioration de prise en charge globale de ces personnes malades et souffrantes.

Notes
52.

MANCEAUX-DEMIAU A., (1999), Communiquer avec les personnes âgées démentes, p.42