Discussion

L'absence d'items intermédiaires a privé les participants d'une position neutre (concernant la qualité de la relation et l'évaluation de la qualité de vie) et « relativement importante » (concernant le besoin relationnel de la personne âgée). Nous pouvons dès lors penser que la position « correcte » a bénéficié du report de la position « neutre ».

Nous constatons cependant aux deux autres extrémités un rapport identique entre la part pris des « très satisfaisants » par rapport aux « médiocres » et des « très insatisfaisants » par rapport aux « correctes » (rapport de un sur quatre environ), ce qui laisse suggérer une faible pénalité de l’absence de position neutre.

Le qualificatif « correcte » semble ainsi avoir été investi comme médiane plutôt positive et « médiocre » comme médiane plutôt négative.

Le visionnage sans le son était considéré comme plus difficile, les personnes testées étant privées de l'indice sonore, l'expérimentation semblait plus complexe.

L'analyse des réponses indique davantage de réflexions pertinentes, de recherches et d'analyses approfondies chez les personnes ayant visionné les entretiens sans le son : elles se sont apparemment posées davantage de questions, en s'interrogeant sur ce qui motivait réellement leur jugement.

La passation même de cette étude, pouvant apparaître assez rébarbative à cause de la répétition de 36 questionnaires, a semblé plus bénéfique aux personnes visionnant les vidéos sans le son : elles ont perçu pour la plupart un intérêt personnel pour cette recherche plus important, s'interrogeant davantage sur ce qui fonde leur jugement dans leur pratique professionnelle quotidienne ; se questionner sur le non verbal permet ainsi une mise en questions de nos jugements et des critères d'observations usuels.

Certaines attitudes non verbales n'étaient pas précisées ou bien laissaient une certaine ambiguïté ; après réflexion, nous avons choisi d'inclure dans les messages non verbaux les qualificatifs « posé », « à l'aise » et « calme », fréquemment émis concernant la personne âgée filmée ; en effet, nous pensons que ces qualificatifs décrivent l'état tonique dans lequel se trouve la personne âgée durant l'entretien.

D'autres critères explicatifs jugés trop ambigus n'ont pas été côtés : c'est le cas de formulations telles que « c'est son attitude » ou « c'est son comportement », qui ne spécifient pas s'il s'agit d'indices verbaux ou non verbaux.

Généralement, les indices non verbaux ayant permis aux personnes testées de répondre semblent plus difficiles à prendre en compte et à décrire. Les indices non verbaux donnent souvent lieu à des réponses plus nuancées que les indices verbaux : « il me semble que..., je crois que... » ; les personnes testées donnent des réponses beaucoup plus tranchées lorsqu'elles motivent l'état émotionnel de la personne âgée par des indices verbaux émis au cours de l'entretien. Se baser sur les indices verbaux pour évaluer l’état émotionnel des personnes procure ainsi une impression de fiabilité.

Certains indices non verbaux sont interprétés de manière différente selon les personnes testées, en fonction certainement du sens donné aux mots employés ou des critères subjectifs sur lesquels est émis l'avis : ainsi par exemple, lorsque les jambes ou les mains de la personne âgée filmée ne cessent de bouger durant l'entretien, certains vont y voir une marque d'excitation, ou d'autres pencheront pour de l'angoisse...

De même, des personnes testées vont juger une personne âgée « exhibitionniste » car elle se déshabille devant la caméra sans gêne, ni motifs apparents, alors que d'autres émettent l'hypothèse que la personne âgée se croit, dans un réflexe conditionné, en situation de toilette.

Certains critères peuvent être mentionnés à partir d'indices perçus, non pas chez la personne âgée, mais chez son interlocuteur. L'état émotionnel de la personne âgée se réfléchirait ainsi dans les attitudes ou le discours émis par le thérapeute ; par exemple, une personne testée évoque la désorientation apparente de la personne âgée filmée à partir de l'observation suivante : « la soignante remue la tête comme si elle écoutait sans comprendre ce que la patiente dit ». Une autre soignante motive ce même choix ainsi : «  c'est l'attitude de l'interlocuteur qui se montre très attentif et prévenant pour capter et rassurer la personne ».

Certains participants ont, semble t-il, des difficultés à expliciter clairement leur choix et fournissent des critères parfois peu précis, voire paradoxaux ; pour illustration, un soignant écrit : «  semble être un peu agacé » afin d'expliquer le choix de l'item dominant « détachement ».

Certains termes comme la sérénité semblent avoir un contenu très ciblé, admis par la majorité des participants : ainsi, ce terme semble induit par la notion de cohérence de la personne âgée, comme si un certain degré de cohérence entraînait (ou surdéterminait) la cotation de sérénité...

De nombreuses personnes ayant visionné les vidéos sans le son ont eu besoin de « se raccrocher » au message verbal supposé de la personne âgée afin de déterminer subjectivement son état émotionnel.

A l'inverse, des participants à cette étude se sont montrés particulièrement sensibles aux messages non verbaux des personnes filmées, même lors du visionnage avec le son ; mais la plupart du temps, ces personnes axent particulièrement leur attention sur un critère non verbal donné sur lequel ils se polarisent : Ainsi, la posture et la tonicité des personnes âgées ont constitué le critère non verbal le plus fréquemment cité.

Quelques participants n'ont mentionné aucune référence à un critère non verbal dans l'ensemble de leur fichier d'expérimentation (comprenant nous le rappelons 36 observations distinctes).

Des remarques montrent la difficulté pour certains à garder un recul et une distance nécessaire avec les scènes d'entretiens visionnées : certains considèrent parfois que l'entretien est pénible, d'autres que la personne âgée ou le thérapeute agace, ennuie, choque, voire repousse. Quelques participants ont même observé de l'agressivité de la part d'une personne âgée filmée, ce qui ne paraissait pas du tout flagrant de prime abord.

Cela peut faire réfléchir sur la portée symbolique des mots employés : quand qualifie t-on quelqu'un d'agressif ? Pour quels motifs ? Est-ce son image qui nous agresse ou des faits précis de sa part ? Qu'est-ce qu'il y a d'objectif dans ce jugement ?

Certaines personnes testées arrivent au contraire à définir et argumenter avec précision leur choix concernant l'expression émotionnelle dominante de la personne âgée : la sérénité est par exemple choisie à un moment donné par une soignante, qui motive son choix par « le visage ouvert, la forme des yeux et l'aspect de la peau » de la personne âgée.

Nous remarquons aussi que les personnes interrogées qui utilisent la case « autre » pour qualifier l'état émotionnel global de la personne âgée ont tendance à réutiliser plusieurs fois le même terme au fil de l'expérimentation, sur lequel elles se focalisent. Nous avons ainsi des termes que nous employons plus souvent que d'autres, car ils font partie de notre lexique usuel.

De même, certains termes semblent être utilisés souvent en couple, comme si l'un entraînait presque automatiquement la présence du second : par exemple, la gaieté est souvent couplée avec l'impression de sérénité.

Il nous semble intéressant de noter une remarque fréquemment entendue lors des groupes d’expérimentation ayant visionné les vidéos sans le son : une fois l’expérimentation terminée, nous proposions aux participants de visionner l’ensemble des vidéos cette fois-ci avec le son, afin de pouvoir comparer (à titre personnel) leurs réponses « sans le son » avec cette fois un aperçu de l’échange verbal. Lorsqu’elles effectuaient ce comparatif, les personnes expérimentées avaient d’emblée l’impression très nette d’avoir minoré l’impression de désorientation chez les personnes âgées filmées ; de même, nous avons souvent entendu la remarque : « ici, je me suis trompée » ; cela sous-entend que, pour ces personnes faisant cette réflexion spontanée, l’apport du son a une valeur de référence, nous pourrions presque dire de « vérité », concernant l’état émotionnel de la personne âgée.

Le fait que l’indice verbal soit considéré comme un critère fiable est peut-être aussi lié à la formulation de la question posée : en effet, en demandant aux personnes interrogées de se prononcer sur ce qui a motivé leurs jugements, nous les poussons à un questionnement de type rationnel, du registre de la preuve ; si nous avions demandé à ces personnes ce qu’elles ressentaient, peut-être aurions-nous fait plus de place au non verbal…

Certaines remarques particulièrement vagues témoignent de la difficulté de certains soignants à motiver leurs jugements ; la douleur physique, notamment, est un ressenti difficile à expliquer et les critères émis laissent parfois perplexes : ainsi, en guise d’illustration, la personne ressent de la douleur physique car « elle est sur un fauteuil roulant », « parce qu’elle a un bandage à la main », ou bien encore « parce que sa sonnette est accrochée à son fauteuil et qu’elle apparaît de ce fait dépendante ». Autre exemple cette fois avec la notion de désorientation, cochée par un soignant qui la motive de cette façon : « Les personnes désorientées se font souvent mal (bras avec des bandes) ».

Ces amalgames paraissent bien sûr dangereux si nous imaginons qu’ils constituent l’unique critère d’analyse des soignants. Il nous semble cependant que d’autres indices, peut-être moins évidents à percevoir d’emblée, ont motivé les réponses de ces soignants, qui se trouvent plutôt dans la difficulté à motiver clairement leurs choix.

D’autres exemples illustrent bien cette difficulté à expliciter l’item choisi ; une personne expérimentée pointe ainsi la notion de désespoir, en la motivant par la remarque suivante : « Fait une petite tête ». D’autres montrent leur difficulté (leur malaise ?) vis-à-vis de ces vidéos montrant des personnes dégradées psychiquement : « on a l’impression d’avoir à faire plus à un enfant qu’à une personne adulte ».

Enfin, il existe des écarts de niveaux sensibles entre les personnes interrogées concernant leur niveau de français ; certaines personnes testées s'expriment sans difficulté majeure, alors que d'autres cumulent parfois fautes d'orthographe, de grammaire et lexique très réduit, ce qui les prive d'outils précieux pour mettre des mots sur leurs ressentis et pour communiquer (il y a bien entre ces deux catégories une fracture linguistique).

Certains même, pensons-nous, s'expriment peu par écrit de peur peut-être de mal s'exprimer ou de faire des fautes.