1-4- Données expérimentales validées statistiquement

Pour dépouiller les données recueillies, nous avons eu recours au logiciel SPHINX. Devant l’ampleur du matériel récolté, nous avons rencontré d’importantes difficultés à organiser la méthode de traitement des données, afin de connaître quelles étaient les observations statistiquement fiables.

Nous avons tout d’abord fait appel à une étudiante en Maîtrise de statistiques à l’Université Lumière Lyon 2, Mlle Caroline Bonnet, afin d’avoir un éclairage sur les consensus statistiquement représentatifs. Le travail présenté ci-dessous est puisé dans son mémoire de statistique, validé en 2002, dans lequel elle a recherché les différences statistiques à partir des données de notre recherche.

Les citations en italiques sont tirées de son mémoire. L’argumentaire scientifique, validant ses données, est contenu dans son mémoire, mais ne nous a pas été transmis. Néanmoins, celui-ci a été validé par son professeur de statistique lors de la soutenance de sa Maîtrise.

En ce qui concerne l’analyse des visionnages en fonction du statut des personnes sondées, certaines observations importantes ont pu être relevées :

Observons tout d’abord les différences significatives relevées en fonction de la formation professionnelle des observateurs :

‘« Lorsqu’il est demandé d’exprimer les émotions de la personne âgée, les aides-soignantes évoquent plus souvent la désorientation que les infirmières et les psychologues. Par contre, les psychologues ressentent moins la sérénité et le mécontentement, mais ressentent plus d’angoisse » (p.20).’

Selon le rapport de Mlle Bonnet, nous remarquons ainsi des nuances dans les expressions dégagées par les personnes âgées, en fonction de la formation professionnelle de l’observateur, mais il n’existe cependant aucune différence significative dans la justification de leurs réponses.

En ce qui concerne l’item secondaire, « les infirmières ressentent moins de désespoir, alors même que les aides-soignantes l’évoquent très fréquemment. Les psychologues énoncent en proportion importante la crispation » (p.21).

De plus, les infirmiers et les psychologues considèrent la qualité de la relation entre le thérapeute et la personne âgée plus souvent médiocre que les aides-soignants.

Les aides-soignants et les infirmiers sont en opposition en ce qui concerne le besoin relationnel de la personne âgée. Les aides-soignants énoncent en proportion plus importante que les infirmières le fait que la personne âgée n’exprime aucun besoin relationnel. Peu de psychologues énoncent un faible besoin relationnel : pour cette catégorie professionnelle, le besoin relationnel apparaît particulièrement important pour les personnes âgées.

Concernant les variations en fonction du degré de démence de la personne âgée filmée, les statistiques font apparaître une nette corrélation (attendue) entre le degré de démence et le degré de désorientation apparent de la personne âgée :

‘« Plus le taux de démence est sévère, plus les sondés se rendent compte de la désorientation (…). En opposition, lorsque la personne n’est pas atteinte de démence, les sondés énoncent la sérénité plus souvent (…) » (p.23).’

Aussi, nous remarquons que plus de la moitié (53,6%) des personnes interrogées suggérant en item secondaire de l’angoisse ont porté leur jugement sur des personnes âgées atteintes de démence sévère.

L’indicateur « gestuelle et tonicité » pour définir les émotions ressenties par la personne âgée témoin est statistiquement moins important : plus la démence est avancée, plus la gestuelle et la tonicité apparaît un critère fiable d’observation.

Aussi, le discours et la prosodie n’apparaissent pas un critère révélateur des affects ressentis par les personnes atteintes de démence sévère :

‘« Seulement 26,6% des personnes répondant ‘le discours et la prosodie’ ont visualisé des vidéos de personnes atteintes de démence sévère » (p.24).’

La qualité de la relation instaurée entre le thérapeute et la personne âgée est jugée plus souvent insatisfaisante ou médiocre pour les personnes saines ; ainsi, la démence évoluant, la relation thérapeutique apparaît plus fine et pertinente, ou peut-être plus nécessaire.

Enfin, parmi les personnes âgées filmées dont la qualité de vie a été jugée très insatisfaisante, nous remarquons qu’une importante majorité de ces personnes souffrait de démence sévère. Plus la démence est avancée, plus la qualité de vie apparaît dégradée :

‘« Parmi toutes les personnes affirmant que la qualité de vie des personnes âgées est très insatisfaisante, on remarque que 58,3% de ses réponses provenaient des cassettes vidéos filmant un entretien entre un thérapeute et une personne âgée atteinte de démence sévère.
47,5% des réponses considérant la qualité de vie ‘médiocre’ portent également sur des personnes atteintes de démence sévère (…). Nous remarquons par ailleurs, ce qui est logique, que seulement 18,7% des réponses considérant la qualité de vie ‘très satisfaisante’ concernent des personnes atteintes de démence sévère » (p.24).’

Ce complément d’observation des variables, dont la représentation statistique a été établie, nous a permis d’ajouter quelques remarques intéressantes à notre analyse. Cependant, le fait que cette étudiante n’ait pas analysé les différences observées en fonction du thème abordé par le thérapeute, ainsi que le fait qu’elle ne nous ait pas transmis ses arguments statistiques, ont limité l’intérêt pour notre propre recherche.

Tableau 18 : Échantillons représentatifs regroupés pour le traitement statistique
Tableau 18 : Échantillons représentatifs regroupés pour le traitement statistique

Ainsi, nous avons observé 9 échantillons représentatifs, chacun comprenant les quatre vidéos visionnées pour une même population et sur un même thème.

Ainsi regroupées, deux modalités ont été analysées :

Toutes les analyses statistiques commentées ci-dessous ont été effectuées avec l’aide de Mr Nicolas Nicoloyannis et sont intégralement rapportées en annexe (cf. Annexe 15). La lecture de ces tableaux statistiques apparaissant complexe pour les non initiés, nous n’avons retranscrit ici, sous forme de tableaux, que les consensus statistiquement représentatifs regroupés en fonction du thème (la maman, le souvenir agréable ou l’avenir).

Tout d’abord, le statisticien a effectué un test de Khi-2 d’homogénéité, pour chacun des échantillons observés. Les résultats mettent en avant le fait qu’aucune répartition des items choisis par les personnes interrogées n’apparaît être liée au hasard, n’étant pas distribués de façon homogène par rapport à une distribution dite « théorique ». Il existe donc une fiabilité inter-juge dans les réponses émises concernant l’état émotionnel des personnes.

Ce constat valide notre hypothèse principale : il met en exergue le fait que toutes les personnes âgées filmées, indépendamment de leur atteinte cognitive, expriment des affects de façon suffisamment expressive pour engendrer chez les observateurs, quel que soit leur mode de visionnage, des ressentis cohérents et non aléatoires.

Concernant nos deux sous-hypothèses, le statisticien a effectué un test de comparaison de proportions entre la population dite théorique et la population observée, en fonction des modalités choisies (catégorie professionnelle, visionnage avec ou sans le son).

Nous observons une relative cohérence interprofessionnelle dans les consensus observés. En effet, les données recueillies montrent très peu de variations interprofessionnelles dans les jugements émis, ce qui infirme une des deux sous-hypothèses initiales.

L’idée hypothétique d’une sur-représentation des observations d’angoisse chez les psychologues et de douleurs physiques chez les aides-soignants et les infirmiers, répondant aux préoccupations professionnelles plus spécifiquement « attendues », ne se confirme donc pas sur un plan statistique si l’on prend en compte l’état émotionnel perçu d’emblée.

En effet, l’angoisse n’apparaît pas particulièrement mentionnée par les psychologues en item dominant et la notion de douleurs physiques n’est relevée qu’une seule fois de façon statistiquement représentative chez les soignants, faisant ainsi partie des états émotionnels les moins représentés.

Cette constatation ne contredit pas pour autant les analyses effectuées par Mlle Bonnet : même si il existe des variations concernant l’importance accordée par certaines catégories professionnelles à des états émotionnels spécifiques (comme le fait qu’il y ait davantage de désorientation constatée par les aides-soignants), l’ensemble des catégories professionnelles se sont toutefois accordées sur l’état émotionnel dominant de la personne âgée.

Quant à la suppression du son, elle génère une plus grande pluralité des réponses : en accroissant la richesse des réponses, elle diminue du même coup l’importance des consensus, mais sans les supprimer. Par contre, le visionnage avec le son ferme le regard et oriente davantage les représentations dans une vision déficitaire.

En effet, sans le son, les personnes cochent beaucoup moins la notion de désorientation que ceux bénéficiant du son, même si, pour tous, la notion de désorientation croît en fonction du degré de sévérité de la maladie.

Nous observons par ailleurs un consensus interprofessionnel sur l’impression de sérénité que dégagent les personnes âgées témoins, que le visionnage se soit déroulé avec ou sans le son et indépendamment du thème énoncé lors de l’entretien. Ainsi, l’absence de pathologie démentielle semble amener d’emblée au constat de sérénité chez la personne âgée.

De cette association « Personnes âgées témoins = Sérénité » peut découler un autre lien de cause à effet que nous enseigne l’analyse des définitions de termes (décrite ultérieurement dans notre étude) ; en effet, le mot « sérénité » ne se rapportant pas majoritairement à un bien-être intérieur de la personne âgée, mais renvoyant principalement à la notion de calme, nous percevons deux significations possibles à l’emploi de ce mot : la personne non démente manifeste t-elle un calme intérieur ou bien apparaît-elle calme au niveau de l’homéostasie institutionnelle et du fonctionnement du service ?

Selon le statisticien, en restructurant l’ensemble des données, des analyses multivariées pourraient être ultérieurement envisagées, en prolongement du présent travail statistique.

L’angle statistique choisi s’est attaché à traiter uniquement de la validité ou non de nos hypothèses initiales.

Nous avons ensuite analysé les différents consensus apparaissant statistiquement fiables, en fonction cette fois-ci des questions posées par l’interviewer. Le statisticien a effectué pour cela un nouveau test de comparaison de proportion.

Un autre enseignement important apparaît alors : selon le thème proposé lors des entretiens (la mère, le souvenir agréable ou l’avenir), des expressions émotionnelles différentes font consensus, que ce soit pour la population témoin ou pour les malades d’Alzheimer.

Ainsi, l’évocation de la mère induit un consensus général de sérénité, que ce soit pour la population témoin comme pour les populations atteintes de maladie d’Alzheimer. D’ailleurs, seul ce thème de la mère produit un consensus de sérénité chez les personnes malades d’Alzheimer à un stade sévère.

Tableau 19 : Consensus validés statistiquement pour le thème de la mère

Thème « maman »

Visionnage sans le son

Visionnage avec le son


DSTA
Avancée
Psychologues

Sérénité Désorientation
Infirmiers
Sérénité
Détachement
Sérénité
Désorientation
Aides-soignants
Sérénité
Détachement
Désorientation
Sérénité
Détachement


DSTA modérée
Psychologues

Sérénité Sérénité
Gaieté
Infirmiers

Sérénité Sérénité
Gaieté
Aides-soignants

Sérénité
Gaieté
Sérénité
Crispation


Population
Témoin
Psychologues

Sérénité
Sérénité
Infirmiers

Sérénité
Crispation
Mécontentement
Sérénité
Autre
Aides-soignants

Sérénité
Désorientation
Sérénité
Mécontentement
Tableau 20 : Consensus validés statistiquement pour le thème du souvenir agréable
Tableau 20 : Consensus validés statistiquement pour le thème du souvenir agréable

Nous relevons pour ce thème de nettes distinctions en fonction des groupes de personnes âgées : les personnes âgés témoins manifestent principalement de la sérénité, alors que les personnes âgées atteintes de démence modérée nous suggèrent à la fois des impressions de sérénité avec des marques de désorientation. Ces constatations s‘observent indépendamment du mode de visionnage et de la formation professionnelle des observateurs.

Chez les personnes atteintes de démence sévère, le thème du souvenir agréable induit des marqueurs de désorientation systématiques, accompagnés parfois d’angoisse.

Cela peut se comprendre par le fait que rechercher des souvenirs, lorsqu’on est atteint de démence, se traduit par des manifestations de désorientation, témoins de l’état de perturbation de la personne : les personnes âgées démentes recherchent souvent des repères intérieurs, dans une monde de souvenirs sans repères chronologiques stables et structurants. Ces personnes semblent donc parfois voyager dans leurs souvenirs, au gré de leur état émotionnel, pouvant revivre aussi bien des affects traumatiques anciens que des moments de joie ou de plénitude.

Ces situations du passé sont souvent source d’anxiété pour ces personnes : « il faut que j’aille chercher mes enfants à l’école », « je n’ai pas fermé à clef la maison », car elles retrouvent dans ces récits des préoccupations typiques de la vie active, lorsque leur impression d’utilité sociale était à leur apogée. Elles se sentent alors investies de contraintes professionnelles, familiales ou sociales qui redonnent parfois sens à leur existence présente : se considérant responsables de ces contraintes du passé, elles nous apparaissent alors comme préoccupées et désorientées.

A propos à présent du thème de l’avenir de la personne âgée, l’angoisse supposée pour ce thème délicat ne se perçoit nettement que pour les personnes âgées atteintes de démence sévère ; cette question génère en effet pour ces personnes principalement de l’angoisse et de la désorientation, quels que soient la profession des observateurs ou le mode de visionnage.

Tableau 21 : Consensus validés statistiquement pour le thème de l’avenir
Tableau 21 : Consensus validés statistiquement pour le thème de l’avenir

Concernant les personnes âgées atteintes de démence modérée, les états émotionnels apparaissent plus variés. La sérénité, l’abattement et le détachement sont toutefois les émotions les plus fréquemment retenues.

Enfin, les personnes âgées témoins laissent toujours transparaître de la sérénité, mêlée toutefois avec de l’angoisse, de la gaieté ou d’autres états émotionnels plus dispersés.

Ces données confirment l’impression clinique d’angoisses de mort proéminentes chez les personnes âgées démentes et donnent du soutien aux hypothèses psychogènes de certaines formes de démences suggérées par J. Maisondieu.

Ainsi sont observés chez les personnes âgées démentes des états émotionnels distincts, en fonction du thème abordé lors de l’entretien : même privés de l’indice sonore, les observateurs s’accordent à percevoir en majorité de l’angoisse et de la désorientation chez les personnes âgées atteintes de démence sévère interrogées sur leur avenir, de la sérénité chez les personnes âgées démentes évoquant leur mère, et de la désorientation chez les personnes âgées démentes invitées à se rappeler un souvenir agréable. Nous pouvons dès lors en conclure que non seulement les personnes âgées atteintes de démence expriment leurs ressentis à travers leur expressivité non verbale, mais elles reçoivent manifestement le contenu de la question posée par leur interlocuteur, réagissant de façon homogène au thème évoqué.