1-5- Biais et contraintes méthodologiques liés à notre recherche

1-5-a- Les difficultés méthodologiques rencontrées, liées à la classification des émotions

Lors de l’élaboration de notre méthodologie, nous nous sommes heurtés à la difficulté de construire une grille d’analyse concernant l’état émotionnel des personnes âgées, à partir d’un modèle pré-existant. En effet, toutes les classifications existantes ont été élaborées pour une population ciblée, et s’avèrent difficilement transposables pour notre recherche concernant des personnes souffrant de démence sénile.

De plus, toute catégorisation des émotions peut apparaître sujette à controverse car les distinctions entre certaines émotions semblent floues, difficilement délimitables et dépendent fréquemment de leur contexte. Il semble très délicat de se prononcer de manière catégorique en terme d’appartenance ou de non-appartenance à telle ou telle classe d’adjectifs, sans émettre un jugement subjectif et contestable.

Aussi, une source de difficulté méthodologique réside dans la séparation entre les émotions et les non-émotions.

Pour Ortony et al. (1988), de nombreux termes inclus dans les diverses classifications proposées jusqu’alors ne correspondent pas à proprement parler à des émotions : pour constituer une émotion, il faut selon l’auteur que le terme puisse être employé à la fois avec les verbes se sentir et être (par exemple, je suis heureux et je me sens heureux). Dès lors, avec ce critère de sélection, seules 22 émotions distinctes subsistent.

Pour d’autres auteurs, les émotions de base constituent des états mentaux que nous ne pouvons relier à aucune représentation que ce soit.

Quelle que soit la classification retenue, le recours au langage afin de signifier l’état émotionnel demeure subjectif et imprécis, sans compter les difficultés supplémentaires à décrypter les expressions émotionnelles d’autrui. Toutefois, notre problématique nous a amenés à nous axer non pas sur des critères objectifs, mais sur les impressions subjectives que nous procure autrui. Notre classification elle-même se base sur des critères spécifiques à notre étude et non transposables à d’autres recherches.

J. Cosnier écrit d’ailleurs à ce sujet qu’il existe autant de classifications des émotions que de chercheurs travaillant sur le sujet !

Dans un premier temps, nous avions néanmoins tenté de nous inspirer de certaines classifications émotionnelles reconnues comme pertinentes et fiables : celle de Ekman regroupe six émotions fondamentales (la joie, la surprise, la peur, le dégoût, la colère et la tristesse), celle d’Isard en comprend neuf (la joie, la surprise, la peur, le dégoût, la colère, la tristesse, l’angoisse, le mépris et l’intérêt).

Certains termes retenus dans notre étude sont inclus dans ces listes. Mais d’autres demeurent inexorablement à l’écart, relevant de caractéristiques assez spécifiques à la vieillesse, et en particulier à la démence sénile.

Il n’existe actuellement aucune classification des émotions élaborée spécifiquement pour cette population. Ce constat nous a conduit en définitive à construire notre propre outil d’analyse, en élaborant une classification à partir des observations subjectives les plus fréquemment citées lors des projections vidéos de notre travail de D.E.A.

Lors de cette recherche exploratoire, les personnes expérimentées (composés de professionnels de santé travaillant en gériatrie) devaient en effet s’exprimer sur leurs ressentis quant à l’état émotionnel des personnes âgées filmées. Les entretiens filmés étaient visionnés tout d’abord sans le son, puis avec le son. Les observateurs ne disposaient alors d’aucune grille d’analyse préétablie pouvant orienter leurs choix.

Pour élaborer notre classification actuelle, nous avons relevé les états ou émotions les plus fréquemment cités dans cette pré-recherche, avec et sans le son des vidéos :

La plupart des qualificatifs les plus employés sans le son étaient identiques à ceux de la liste avec le son. Seules quelques nuances ont été relevées : l’état de crispation et d’abattement, relevé majoritairement sans le son, et l’état de désespoir et de désorientation, davantage perçu avec le son des vidéos. Nous les avons donc inclus dans notre nouvelle classification.

Il semble important de spécifier que les consensus observés à propos de l’état émotionnel des personnes âgées filmées ne doivent pas être considérés comme des réponses « justes », que les personnes âgées interrogées valideraient assurément : elles témoignent plutôt de ce que les personnes âgées dégagent, souvent inconsciemment, concernant leur disposition psychique ; les réponses émises peuvent davantage être envisagées comme des pensées suggérées à la rencontre de deux inconscients : l’état émotionnel qui relève de l’inconscient pouvait en effet en partie échapper aux personnes âgées filmées et donc ne pas être traduisible concrètement par des mots.

Nous souhaitions préalablement ajouter deux autres catégories de groupe d’observateurs :

  • un groupe qui aurait pour sa part observé les vidéos avec l’apport d’un son faible. Nous voulions ainsi observer ce que la diminution de l’apport sonore, et donc de la compréhension qui pouvait parfois laisser place à la suggestion, pouvait modifier dans les impressions subjectives des observateurs. Nous avons choisi en dernier lieu de ne pas rajouter cette catégorie, pensant que le son faible risquait de focaliser l’attention des observateurs sur le son de la vidéo et les distraire de façon trop importante de l’observation visuelle de l’entretien filmé.
  • nous avions également songé à l’élaboration d’un autre groupe, qui aurait uniquement écouté les bandes son des vidéos, sans aucun support visuel. Ce groupe aurait permis d’observer l’impact du langage, mais aussi de la tonalité et de la prosodie dans les jugements subjectifs. Il aurait aussi permis d’évaluer l’effet parasite éventuel produit par l’image, en analysant les réponses spécifiques produites par la seule écoute des entretiens.

Nous avons choisi de ne pas inclure cette distinction pourtant a priori très intéressante pour ne pas surajouter une variable à notre recherche, comprenant d’ores et déjà de nombreux critères d’analyse. Mais cette étude pourra faire l’objet, nous l’espérons, d’une recherche ultérieure.