Conclusion des études expérimentales secondaires

Cette seconde partie traitant du sens des mots employés nous apparaît fondamentale, compte-tenu des conclusions qui s’en dégagent : les personnes âgées interrogées, pourtant atteintes de démence modérée, se sont montrées capables de définir avec précision et justesse ce que leur évoquaient les termes proposés. Ces personnes ont fait preuve de beaucoup de pertinence dans leurs définitions, précisant les signes cliniques majeurs correspondants et les situations concrètes pouvant y faire écho. Elles témoignent au travers d’anecdotes, de situations rencontrées dans leur quotidien, ainsi qu’en indiquant finement les modifications corporelles que ces états émotionnels déclenchent. Nous sommes toujours surpris de constater que ces personnes, malgré la maladie, expriment encore très précisément leurs ressentis, pour peu qu’on prenne le temps de les y inviter.

Concernant les soignants interrogés sur ces mêmes termes, nous constatons à la fois des consensus pouvant apparaître comme réducteurs ou ambigus (c’est le cas par exemple de la définition de la sérénité, avec la prédominance de l’adjectif « calme », sans autre précision), mais aussi des variations sémantiques pouvant entraîner des erreurs d’interprétation et des contresens (telle la notion de détachement, amenant des définitions diverses comme le désintérêt, le fait d’être ailleurs ou d’être hors de soi). Nous mesurons à travers cette étude l’intérêt de réfléchir dans notre pratique quotidienne aux sens et acceptions des mots employés, en ayant le réflexe de s’interroger sur ce qui peut être compris à travers eux.

Ainsi, les mots ont un impact considérable dans la prise en charge des patients. Dans une étude antérieure, nous avions relevé que les adjectifs les plus régulièrement mentionnés dans les cahiers de transmissions soignantes à propos des personnes âgées démentes présentaient pour la plupart d’entre eux une connotation très négative ; l’adjectif le plus utilisé était « agressif », suivi de « calme » 57 , rare terme non négatif. Venaient ensuite par ordre décroissant : perturbé, agité, excité, fatigué, endormi, déprimé, énervé et désagréable.

L’étude du parler (et de l’écrit) soignant, ainsi que des représentations rattachées, semble nécessaire pour comprendre les carences éventuelles au niveau de la formation, l’impact du groupe dans le vocabulaire employé et enfin l’influence sur la qualité de vie des personnes âgées démentes (attitudes et comportements soignants, communication et interactions, estime de soi, …).

La plupart du vocabulaire employé se situait du point de vue des répercussions sur le travail des soignants (soit en positif : calme, soit en négatif : agressif). Ces adjectifs renvoyaient à des écarts (ou des conformités) par rapport aux comportements « attendus » et ne disaient quasiment rien des états ou émotions de la personne démente. Ils évoquaient essentiellement des manifestations bruyantes ou déstabilisantes perturbant l’homéostasie institutionnelle (suractivité, léthargie).

Dans le quotidien, il suffit par exemple qu’une personne soit définie comme « perturbatrice » pour que s’installe insidieusement une attitude de rejet à son égard. Ce qualificatif sous-entend pour les soignants un surcroît de travail, lié à la vigilance et la sollicitation que va demander le patient. Il s’agit alors davantage d’un terme quantifiant la pénibilité que va engendrer sa prise en charge quotidienne, que d’une réflexion sur son état général.

Lorsque nous prenons soin de nous centrer sur les ressentis du patient, nous parlerons alors davantage de personne « perturbée », reconnaissant alors la souffrance et le mal-être éprouvés par la personne et invitant à en analyser les causes et déterminants. Parler en terme de comportement « perturbé » ou « troublé » renvoie à la désorganisation psychique de la personne et au trouble de l’affectivité : cela permet de replacer la personne malade au centre de nos réflexions et d’éviter de considérer la personne avant tout comme sujet de désagréments avant d’être sujet souffrant.

De plus, cette nuance sémantique permet d’envisager les troubles du comportement de manière individualisée : même si deux personnes occasionnent la même gêne pour le service en déambulant dans l’établissement, il convient de chercher pour chaque personne le sens et la fonction de la déambulation.

Cette réflexion doit alors prendre en compte l’histoire personnelle de la personne âgée et la spécificité de sa souffrance.

De plus, au-delà des réflexions sémantiques ayant trait à la démarche qualité en cours dans les établissements gériatriques, les mots usités (leur sens, leurs connotations, …) dépendra des règles éthiques de l’institution et du cadre de déontologique régissant leur usage.

Notes
57.

Dans notre étude expérimentale, les deux états ou émotions les plus couramment perçus sont la sérénité et la désorientation. Bien que limité par les différences méthodologiques, un rapprochement peut être effectué entre l’utilisation des termes dans les deux recherches.