Conclusion générale

Deux approches psychologiques ont été distinguées dans la littérature concernant le rapport du sujet à sa pathologie démentielle : la maladie a été envisagée comme altérant la perception identitaire du sujet ou bien comme mode d’expression comportemental « bruyant » du sujet.

Se représenter les manifestations de la démence comme obstacles ou révélateurs d’affects modifie donc considérablement l’angle d’approche de cette maladie, et dès lors notre rapport à ces malades.

Au cours de notre travail, nous avons exploré une voie possible de communication avec les personnes âgées atteintes de DSTA, lorsque la communication verbale se trouble. Notre approche théorique s’est inspirée principalement du modèle psychodynamique de la démence, suggérant en cas de doute de privilégier l’ « hypothèse haute » : celle du maintien du sens, même caché, enfoui, loin des codes et des normes établis. Partir du postulat que la personne âgée démente prend acte de plus de choses qu’elle n’en laisse percevoir de prime abord implique de s’intéresser à son affectivité et à ses possibilités restantes pour manifester et transmettre ses émotions. De plus, il faut avec modestie se laisser porter selon un mode de raisonnement « autre » et l’accepter sans vouloir obstinément que la personne démente réintègre à tout prix nos propres schémas de pensée : l’accompagner en recherchant le sens profond de ses actions, le cheminement perturbé de la pensée. Arriver à se décentrer du discours littéral de la personne, comme s’il constituait la seule voie de communication et de compréhension mutuelle possible.

Cette approche constitue un enjeu majeur dans la pratique quotidienne des soignants et des aidants non professionnels : elle permet de se recentrer sur les ressentis des malades et de fournir des outils aux familles en souffrance (« mon parent ne me reconnaît plus, il n’éprouve plus rien, à quoi cela sert de venir le voir ? »), ainsi qu’aux soignants (« ce monsieur perd la tête »).

L’enjeu s’avère l’appropriation par les professionnels des enseignements de cette recherche : l’expressivité émotionnelle de ces personnes est bouleversée par leurs difficultés à les contrôler et les exprimer via l’expression verbale. Elles souffrent d’une maladie qui les isole et qui semble exacerber des ressentis tels que l’angoisse d’abandon, l’angoisse de mort, la quête de la présence maternelle et la baisse de l’estime de soi.

Apparaissant souvent à l’état brut, sans verbalisation possible, les émotions peuvent conduire à des comportements troublés (déambulation, cris, gestes répétitifs,…). Il nous appartient alors d’adopter de façon volontaire une posture attentive aux manifestations non verbales, de rechercher les conflits psychiques à l’origine de ces manifestations, les vécus émotionnels associés et de prendre le risque de leurs mises en mots. Servir ainsi de « béquille verbale » permet souvent l’apaisement des tensions, la personne malade percevant notre écoute et notre volonté de comprendre ses ressentis.

Parfois, des comportements demeurent incompréhensibles, même après réflexion en équipe : accepter que le sens profond nous échappe, ne soit pas mis à jour, c’est abandonner la position toute puissante (« Je ne vois pas le sens, donc la personne est insensée ») et accepter de se sentir dépassé ; ne pas tout comprendre, mais toujours et encore se poser des questions, émettre des hypothèses, même au risque d’erreurs. Tout est préférable à l’absence de questionnement, synonyme d’abandon, de démission psychique.

S’interroger sans cesse, accepter de ne pas toujours comprendre, implique de travailler sur nos limites et frustrations dans notre travail auprès de ces personnes. L’empathie relationnelle nécessaire pour une telle approche, n’apparaît ni une évidence, ni un acquis : elle s’étaye sur un fort positionnement éthique, à réinterroger constamment dans notre pratique quotidienne avec ces personnes, notamment à partir de l’analyse de situations concrètes.

Dans ce cadre, nous nous sommes penchés sur l’étude de la communication non verbale : les études sur ce sujet s’accordent à souligner l’importance de l’empathie et de l’étude de la proxémie dans notre communication non verbale à visée relationnelle.

Il faut s’interroger sur les corps en mouvement lors d’une relation avec une personne âgée démente, afin de percevoir chez elle des indices émotionnels perceptibles uniquement par cette voie de communication. Cela nous conduit à la fois à rechercher chez la personne âgée, à travers ses mimiques, sa gestualité, sa posture, des éléments pertinents sur lesquels nous fonder, mais aussi à nous interroger sur nos propres ressentis contre-transférentiels : qu’est-ce que cette personne nous fait vivre ? Que nous renvoie t-elle ? Nous fait-elle violence, nous perturbe t-elle ?

L’analyse des manifestations non verbales apparaît d’autant plus pertinente et essentielle que cette population se trouve parfois privée des moyens cathartiques offerts par la parole. Elle permet enfin d’éviter la mise en échec de l’effort de communication ou de la vivre comme stérile ou vaine.

L’étude des émotions a permis de confronter les définitions, les classifications et les échelles d’intensité utiles à notre recherche expérimentale. Préciser ce que nous englobons dans ce vaste champ théorique des états émotionnels est apparu déterminant pour l’approche des ressentis des personnes âgées démentes : dès lors que nous admettons que ces malades perçoivent et ressentent des émotions complexes, même à un stade avancée de la maladie, il faut appréhender la fonction sociale des émotions, leur rôle dans la relation et la communication avec ces personnes ; autrement dit, comment pouvons-nous mobiliser ce matériel clinique riche et complexe dans nos interactions avec ces personnes ? C’est ce que nous avons souhaité illustrer par certaines méthodes utilisées par des professionnels de santé, que ce soit par des soignants (l’échelle Doloplus) ou bien par des psychologues (la méthode « La clef des sens » et la technique de Validation).

Notre recherche expérimentale est partie de cette préoccupation initiale de mieux comprendre les émotions que nous transmettent les personnes âgées démentes, consciemment ou non, à travers leur expressivité non verbale. Nous avons souhaité savoir s’il existait des convergences d’opinions et des consensus lexicaux entre observateurs quant à la qualification des émotions et des états supposés des personnes âgées démentes, étayées sur des informations non verbales et des indices comportementaux de ces patients, perçus comme cohérents.

Nous avons également voulu savoir si différait systématiquement ce que donnait à voir le malade, selon la question posée à la personne âgée démente, avec des thématiques à plus ou moins forte sollicitation émotionnelle.

A ces questions s’ajoutait la recherche de l’impact éventuel de la formation professionnelle des personnes interrogées, sur la perception des émotions ressenties par les personnes âgées démentes.

Les résultats de l’étude expérimentale ont conduit à plusieurs constats et enseignements :

Les personnes âgées atteintes de démence sévère ont entraîné les observateurs à s’appuyer davantage sur les indices fournis par la communication non verbale : en effet, par comparaison avec la population témoin ou atteinte de démence modérée, les observations concernant la population atteinte de démence sévère se sont largement étayées sur des critères non verbaux, que le visionnage ait été effectué avec ou sans le son. Cette constatation témoigne de l’intensification du rôle de la communication non verbale avec l’avancée de la maladie.

Nous notons par ailleurs que si, sans surprise, la notion de désorientation apparaît de plus en plus notée en fonction du degré de démence des personnes filmées, cette corrélation est nettement moins marquée pour ceux qui ont visionné les vidéos sans le son.

Ainsi, en s’appuyant sur la communication non verbale, les observateurs manifestent de nombreux consensus sur les émotions supposées des personnes âgées démentes qui ne font pas référence à l’incohérence ou à la désorientation.

De plus, sans le son, les réponses des observateurs couvrent une palette d’émotions plus large et plus riche.

Ce constat suggère un maintien des capacités expressives de la personne âgée démente via le mode relationnel non verbal, validant notre hypothèse principale. Malgré la dégradation cognitive, un lien relationnel peut être préservé à travers ce que ces personnes nous communiquent par le registre non verbal.

Ce constat est d’autant plus pertinent que nous avons souligné l’importance croissante des informations non verbales émises par les personnes âgées démentes, dans notre effort d’évaluation de leur état émotionnel. Demeurant parfois l’unique support à notre disposition lorsque la communication verbale se délite, il semble ainsi nécessaire d’en reconnaître la fiabilité et la pertinence.

Deux hypothèses secondaires de notre recherche ont donné des résultats moins probants :

Tout d’abord, il apparaît des différences marginales dans les observations en fonction de la catégorie professionnelle des observateurs interrogés. On note toutefois chez les aides-soignants un plus grand recours à la notion de désorientation par rapport aux infirmiers et chez ces derniers par rapport aux psychologues. Certains états ou émotions apparaissent rarement perçus d’emblée et nécessiteraient peut-être une attention et une vigilance d’autant plus accrues qu’ils semblent peu perçus ; c’est le cas de l’angoisse, notamment chez les aides-soignants et les infirmiers.

A l’opposé, on observe chez les psychologues une perception accrue de la notion d’angoisse, une plus grande diversité des réponses, ainsi que la référence plus fréquente aux messages non verbaux. Les aides-soignants soulignent quant à eux plus souvent une impression de souffrance physique.

Cependant, la majorité des distinctions constatées a trait à la suppression ou non du son des vidéos et au degré de sévérité de démence de la population filmée.

La seconde hypothèse quant à l’impact du son dans les réponses se vérifie partiellement : la suppression du son génère une plus grande variété des réponses et augmente la dispersion des consensus exprimés. Avec le son, certaines vidéos entraînent des consensus proches du plébiscite (comme par exemple la sérénité ou la désorientation, en fonction de la population filmée) ou conduisent à des réponses tranchées et définitives, ce qui apparaît moins marqué sans le son, avec des réponses plus nuancées et moins affirmatives.

Mais sur le fond, les états émotionnels dominants apparaissent régulièrement identiques, avec ou sans le son : lorsque nous ne bénéficions pas d’indices verbaux, peut-être nous risquons nous simplement davantage à émettre des hypothèses complémentaires concernant l’état émotionnel des personnes âgées (parce que nous restons en questionnement), alors que les indices verbaux nous apparaissent plus fiables. D’où le besoin constaté dans l’étude de se raccrocher au verbal, même supposé, lorsque le son fait défaut.

D’autre part sont observés chez les personnes âgées démentes des états émotionnels distincts, en fonction du thème abordé lors de l’entretien : même privés de l’indice sonore, les observateurs s’accordaient à percevoir en majorité de l’angoisse et de la désorientation chez les personnes atteintes de démence sévère interrogées sur leur avenir, de la sérénité chez les personnes âgées démentes évoquant leur mère et de la désorientation chez les personnes âgées démentes conviées à évoquer un souvenir agréable.

Ce résultat va au-delà de notre hypothèse initiale : non seulement les personnes âgées atteintes de démence expriment divers ressentis à travers leur expressivité non verbale, mais manifestement le contenu de la question posée par leur interlocuteur a un impact émotionnel spécifique chez elle. Ainsi, même si la personne démente ne semble pas « entendre » la question, même si elle répond « à côté » ou soliloque, ses manifestations corporelles témoignent d’une forme de compréhension globale et source d’éprouvés psychiques. Ce constat est déterminant car il s’inscrit à l’opposé des impressions de « mort psychique », d’insensibilité émotionnelle de ces malades considérés à tort comme reclus dans une « bulle inaccessible ». Il doit davantage inciter à s’adresser à ces malades, en tant qu’interlocuteur à part entière ressentant et exprimant des affects jusqu’au stade ultime de la maladie.

Concernant la question sur le besoin relationnel des personnes âgées filmées, celui-ci est jugée d’autant plus important que la démence augmente, la personne âgée manifestant de plus en plus une demande, à la fois verbale et non verbale, perceptible à travers le visionnage.

La qualité relationnelle instaurée avec le thérapeute, ainsi que la qualité de vie apparente de la personne âgée, est apparue relativement bonne, se dégradant toutefois lors de l’avancée de la maladie.

Nos études annexes ont permis de mettre en avant les débouchés concrets permis par notre recherche. Il est apparu que le sens des mots couramment utilisés en gériatrie (tels que l’angoisse, le détachement ou l’agitation) varie non seulement en fonction de notre cursus professionnel, mais aussi de la culture du groupe avec qui nous partageons des références implicites communes. Il nous faut donc sans cesse interroger et inventer un langage commun, faisant partie de la culture du groupe. Non seulement les professionnels doivent partager le sens donné à chaque terme récurrent (sachant que le vocabulaire utilisé fonctionne avec un certain nombre de mots-clefs, largement employés, variant en fonction des formations professionnelles, mais aussi des lieux de travail), mais ils doivent être attentifs au fait que les personnes âgées elles-mêmes peuvent percevoir des sens variables aux termes employés.

Notre recherche a aussi pu mettre en avant l’importance d’une sensibilisation, voire d’une formation à l’écoute des messages non verbaux des personnes âgées démentes, afin d’adopter de façon volontaire une posture attentive aux signes non verbaux ; ceci pour faciliter la prise en compte des ressentis et des émotions de la personne âgée démente, améliorer la qualité de vie par l’échange relationnel ainsi permis, et redonner corps à un projet d’accompagnement professionnalisé riche de sens.

Nous proposons pour conclure ce schéma récapitulatif, reprenant à notre sens la clef de la communication non verbale auprès de ces personnes :

Tableau 34 : L’information non verbale, « voie royale » de la connaissance des émotions de la personne âgée démente
Tableau 34 : L’information non verbale, « voie royale » de la connaissance des émotions de la personne âgée démente

Cette étude ouvre de nombreuses pistes de réflexion concernant les émotions des personnes âgées démentes :

Nous souhaitons ultérieurement entreprendre un travail expérimental traitant de l’impact de nos représentations sur la formulation de nos questions : cette expérience se basera sur la retranscription littérale de la formulation des questions posées aux personnes âgées filmées lors de notre étude principale ; nous demanderons à un échantillon représentatif de personnes de donner leur avis subjectif sur ces différentes formulations : ces questions semblent-elles s’adresser à des personnes âgées souffrant de démence sénile ou non ?

Cette étude aura pour objet de déterminer si les thérapeutes filmés adaptent, consciemment ou non, leur formulation en fonction de l’état de leur interlocuteur.

Concernant cette étude, nous émettons l’hypothèse que le degré de sévérité de démence de la personne âgée induit un type spécifique de formulation de la question qui interfère dans la relation.

Un autre projet consistera à interroger les personnes âgées (atteintes ou non de démence) sur les expressions faciales de sujets photographiés, éprouvant des émotions négatives ou positives, afin de connaître la perception des émotions selon l’atteinte démentielle : comment des émotions comme la peur, la joie, la tristesse, sont identifiées en cas de pathologie démentielle ; quelles sont les difficultés à les discerner, à les distinguer les unes des autres ?

Ce travail permettra l’analyser la convergence entre ce que la personne âgée décrit et ce qu’elle discerne. L’objectif sera de mieux connaître le vécu des personnes âgées atteintes de démence sénile dans leur relation aux autres.

Rappelons que le projet final dans lequel nous entendons nous inscrire vise à évaluer l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées démentes à travers des actions spécifiques de prise en compte de leurs expressions non verbales, rétablissant la voie d’un échange possible au-delà du verbal.