Positionnement épistémologique

Considérer la planification urbaine comme un mode d’action publique implique en effet d’opérer des déplacements méthodologiques en regard des analyses habituellement développées dans l’étude de la planification et peu adaptées à ce type d’approche. Notre démarche intellectuelle s’inscrit notamment dans le cadre de l’analyse de l’action publique, dans la mesure où elle vise à comprendre les modes opératoires ou la logique de la planification urbaine, entendue comme un mode d’action publique, en reconstruisant les hypothèses sur lesquelles les collectivités publiques se fondent (parfois implicitement) pour résoudre les problèmes publics.

Toutefois, l’analyse de l’action publique sera mobilisée dans notre thèse comme un guide d’investigation, un moyen, permettant de poser des questions et de fournir des outils conceptuels, et non comme un révélateur d’un fonctionnement général du système politique. Notre ambition consiste en réalité à appliquer les méthodes d’analyse de l’action publique à un objet qui n’a jamais été étudié sous cet angle, pour contester un certain nombre d’idées, souvent élevées en postulats, selon lesquels la planification urbaine serait en renouvellement permanent aussi bien en terme de conception que de mise en œuvre. Selon nous, la planification a un rôle précis et surtout stable dans la conduite de l’action publique urbaine.

Dans cette perspective, l’attention sera essentiellement focalisée sur la mise en évidence de permanences, de règles générales de fonctionnement propres à la planification urbaine.

En considérant la planification comme un mode d’action publique, le SDAU et le projet de territoire seront donc analysés comme des plans d’action, c’est-à-dire comme des instruments de pilotage de l’action urbaine 10 qui s’inscrivent dans des systèmes d’action riches de problèmes, et non plus comme de simples objets externes techniques, fort bien traduits par l’image de la « boîte à outils » du management public technocratique (J.-G. Padioleau, 2000) 11 .

L’étude de ces systèmes d’action au travers de l’analyse de l’action publique renvoie pour l’essentiel à l’existence d’interactions entre acteurs publics et acteurs sociaux dès lors que ces derniers sont associés ou consultés dans l’élaboration du schéma directeur et du projet de territoire. Le « jeu » de ces acteurs dépend quant à lui des ressources qu’ils parviennent à mobiliser pour faire valoir leurs valeurs et leurs intérêts et pour défendre leurs positions. Ce jeu peut porter aussi bien sur le contenu substantiel du SDAU et du projet de territoire que sur les modalités procédurales et organisationnelles de leur formulation et de leur mise en œuvre. Par ailleurs, il est bien évident que les acteurs doivent tenir compte des contraintes et des opportunités constituées par les règles institutionnelles en vigueur. Celles-ci conditionnent directement l’accès d’un acteur à l’arène du plan d’action d’une part, et aux ressources d’action mobilisables d’autre part. Autrement dit, les règles institutionnelles limitent de fait l’étendue de l’arène. Au total, les acteurs, les ressources etles règles institutionnelles constituent les trois concepts clés de notre analyse. C’est à partir de ces trois éléments de base que nous définirons les phases de conception et de mise en œuvre du SDAU de la ville nouvelle et du projet de territoire Nord-Isère.

En revanche,si le recours à l’analyse de l’action publique nous permet de saisir le contenu et la forme de ces interactions, et donc d’appréhender les modes opératoires ou la logique de la planification urbaine en tant que mode d’action publique, une telle approche doit être mise en perspective avec les apports de la géographie sociale et du courant dit de la « géographie des représentations » (G. Di Méo 1998, 2000 ; J. Lévy, 1994, 1999 ; M. Lussault, 1996, 1998 ; L. Marin, 1993 ; X. Piolle, 1991 ; J.-L. Piveteau, 1995 ; E.-W. Soja, 1989 ; M. Vanier, 1997, 2001 ; A. Vant, 1981 pour ne citer que ces auteurs).

Le schéma directeur et le projet de territoire sont en effet des procédures éminemment territorialisées : ils relèvent d’une construction socio-spatiale, d’une projection plus ou moins conscientisée dans l’espace et dans le temps, d’une intention collective plus ou moins globalisée. Analyser la territorialisation de ces plans d’action implique de centrer l’attention sur les différents milieux d’acteurs sollicités qui parlent avant tout d’un lieu, d’un territoire, et sur les institutions qui renvoient aussi à une géographie.

Dans le cas de la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau, l’observation de la gouvernance de l’articulation entre attentes locales et objectifs exogènes défendus essentiellement par l’Etat sera particulièrement prometteuse. Quel est le personnel politique, technique ou professionnel, qui s’investit dans le travail d’articulation, qui formule et met en œuvre le SDAU et le projet de territoire ? S’agit-il de systèmes d’action ouverts ou fermés à certains espaces, à certains groupes d’acteurs ? S’agit-il de systèmes d’action hiérarchiques, au fonctionnement pyramidal, ou de systèmes plus réticulés, qui trouvent des relais là où existent des possibilités et des disponibilités ?

On pressent ici que le SDAU et le projet de territoire ne sont pas seulement des instruments de pilotage de l’action publique urbaine ; ils sont aussi des vecteurs de stratégies de positionnement, sur le terrain du local, de divers pouvoirs, chacun désirant consolider ses propres intérêts (politiques et/ou territoriaux). Le recours à l’observation concrète, socio-géographique, consistera notamment à montrer au service de quelles stratégies de territorialisation ils sont requis.

Partant, nous situerons donc l’analyse de la planification urbaine à la croisée des sciences de l’action et des sciences de l’espace ; les travaux de recherche portant sur le fonctionnement de l’action publique de même que ceux éclairant les mécanismes de sa territorialisation, à partir des apports de la géographie sociale et du courant dit de la « géographie des représentations », étant mobilisés dans notre thèse comme une armature méthodologique centrale. Cette approche croisée permettra d’aborder la question des ruptures et des continuités entre le SDAU et le projet de territoire en écartant tant les réductions de l’analyse de l’action publique qui occultent la territorialité de ces deux dispositifs en se cantonnant spécifiquement à des analyses actorielles et procédurales, que les confinements de la géographie dans l’espace matériel et l’oubli du politique.

Notes
10.

Ces derniers fixent notamment des priorités pour la production des actes concrets et pour l’allocation des ressources nécessaires à leur mise en œuvre.

11.

PADIOLEAU J.-G., « Prospective de l’aménagement du territoire : refondations liminaires de l’action publique conventionnelle », in WACHTER S. (et alii), Repenser le territoire, Un dictionnaire critique, L’Aube-DATAR, 2000, p. 116.