1.1.1.1. Une double origine : un contenu spatial et une procédure

Le plan d’urbanisme : un outil de « remise en ordre » de la ville

Par les lois de 1919 et 1924, les plans d’urbanisme s’imposent comme une tentative de régulation du « désordre urbain » des villes de l’ère industrielle. Ils cherchent pour cela à embrasser une multitude d’approches spécifiques : le développement de « l’art public » comme l’ordonnancement régulateur des voiries, l’aménagement des îlots existants comme l’organisation des quartiers nouveaux. Dans cette perspective, l’axe du raisonnement dans les plans d’urbanisme est surtout constitué par la cohérence prévisionnelle du projet 29 .

Celle-ci s’instrumentalise dès le début du vingtième siècle à travers une série de démarches techniques peu à peu perfectionnées (projections de données statistiques ; réservation des sols ; zoning des usages et des fonctions économiques) qui consacrent la possibilité d’une maîtrise du devenir collectif. Parmi ces démarches, le principe de zoning apparaît dans les plans d’urbanisme comme une procédure essentielle permettant d’orienter l’usage des sols en fonction d’une spécialisation fonctionnelle et sociale des espaces productifs 30 .

Malgré sa forme plutôt fruste dans les premiers plans, ce principe de séparation des fonctions est consacré dans les années 1950-60 31 en s’étendant à l’ensemble des composantes de la ville (production, commerce, bureaux, enseignement supérieur, etc.) comme à l’intérieur de la sphère de la résidence urbaine (des quartiers ouvriers aux quartiers résidentiels). Il devient ainsi à la fois universel et systématique. Au-delà de la perspective symbolique d’une « remise en ordre » de la ville, le principe de zoning joue notamment un rôle plus prosaïque en assurant une mise en relation pratique entre la phase de diagnostic sur la ville présente et le dispositif de réglementation de l’urbanisation future.

En suivant l’analyse de J.-P. Gaudin (1986), le succès et la pérennité du zoning depuis le début du vingtième siècle tiennent plus à son efficacité opérationnelle et gestionnaire qu’à sa dimension doctrinale. En premier lieu, le zoning est un outil qui permet la gestion concertée du marché foncier et des rapports entre capitaux fonciers, constructeurs et pouvoirs publics 32 . Il permet par ailleurs de troquer de l’espace contre du temps, par ses potentialités de phasage opérationnel, et donne à l’action sur la ville « cette légitimité moderne qui s’attache au degré d’opérationnalité escomptable ».

Pour autant, le zoning recèle également une force cognitive en ce qu’il permet la reconnaissance réciproque des représentations de l’expert et du politique 33 . Pour l’urbaniste, il permet d’homogénéiser, dans une même vision, la ville existante et celle à projeter. Pour le politique, il reste partie intégrante de son imaginaire : il balise un temps prévisionnel qui peut correspondre à sa vision organisée du devenir collectif.

En cela, les dispositions relatives aux plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension ne sont pas que les éléments d’application d’une ambition planificatrice ; selon J.-P. Gaudin (1985), elles en constituent le vecteur, le fondement, une des conditions d’existence et de légitimité 34 . L’auteur insiste sur trois dispositions qui sont autant de continuités méthodologiques entre les plans d’urbanisme et le diptyque SDAU-POS institué par la loi d’orientation foncière de 1967 : le principe de phasage opérationnel, la rationalité prévisionnelle et les méthodes programmatiques.

Le dispositif juridique du plan d’urbanisme proposait d’abord une certaine formalisation des étapes futures de l’urbanisation. Il rythmait un phasage élémentaire d’objectifs et une chronologie correspondante d’interventions. Cette distinction entre long et moyen termes qui s’esquissait ainsi a notamment perduré, jusqu’à constituer l’armature de la démarche des POS et des SDAU. Par ailleurs, en énonçant leurs intentions de principe, les plans d’urbanisme ont rapidement acquis une valeur emblématique ; à travers leur rationalité prévisionnelle, il s’agissait de mettre en forme un projet politique, étayé sur le récit d’un devenir maîtrisable. Cette dimension symbolique a notamment traversé toutes les générations de documents d’urbanisme jusqu’au diptyque SDAU-POS 35 . Enfin, concrétisant l’approche prévisionnelle, considérée comme un préalable à la décision, les méthodes programmatiques des plans d’urbanisme ont permis l’interconnaissance des visions de l’expert urbain et du politique. Cette capacité cognitive a survécu à toutes les idéologies urbaines : elle se retrouve non seulement dans le champ des démarches de planification initiées par la loi d’orientation foncière mais aussi dans celles qui se revendiquent à l’heure actuelle du développement durable des villes 36 .

Les Plans de modernisation et d’équipement : des procédures de « planification nationale »

Le deuxième grand ensemble duquel émane la notion de planification urbaine est constitué par des procédures de planification qui s’inscrivent dans les premiers objectifs d’une politique de reconstruction de l’appareil productif national. La mise en œuvre du Premier Plan (1947-1953) dit Plan de modernisation et d’équipement 37 vient d’abord garantir une répartition rationnelle des ressources et des financements publics entre industries, tout en démontrant que les subventions du Plan Marshall sont bien utilisées.Cette rationalisation macro-économique des conditions de la production s’oriente ensuite vers une politique de décentralisation industrielle alors même que se multiplient à partir de 1957-58 des investissements massifs dans la construction de logements et d’infrastructures et que sont mis en place des outils pour faciliter l’urbanisation 38 .

Alors que les Quatrième et Cinquième Plans sont dominés par l’idéologie techniciste, le Sixième Plan (1970-1975) marque un changement qualitatif dans la mesure où il replace les questions urbaines dans le cadre de l’expansion industrielle globale 39 . En même temps qu’il insiste sur la notion de planification urbaine, il développe l’autonomie des agglomérations par la mise en œuvre de Plans de modernisation et d’équipement des agglomérations et de programmes de régionalisation du Plan régional de développement économique et social.

Les pouvoirs publics ont alors pour objectif d’organiser des moyens institutionnels (PADOG 40 , SDAU, POS…) et techniques (services d’études, OREAM 41 et avec plus de difficultés, agences d’urbanisme) afin d’introduire l’exhaustivité (en articulant le moyen et le long termes, les limites communales et les périmètres d’agglomération), la rationalité prévisionnelle (échéanciers de financement, prévisions démographiques et économiques) et la cohérence dans le domaine spécifique de l’urbain. C’est à partir d’un tel point de vue que l’Etat, au moment de l’élaboration du Sixième Plan vulgarise la notion de planification urbaine.

Au cours de cette même période de référence, l’idée d’aménagement du territoire se développe en étant largement centrée sur les aspects urbains, que ce soit pour la promotion des métropoles d’équilibre, la définition des schémas d’aménagement des aires métropolitaines, ou la création des villes nouvelles 42 . L’urbanisme change dès lors de visage à tel point qu’il devient pour P. George une des pièces maîtresses de la planification et qu’il se confond avec l’aménagement du territoire 43 .

Au-delà de la genèse et des objectifs des Plans de modernisation et d’équipement, nous retiendrons ici la volonté de l’Etat d’articuler la planification urbaine sur la modélisation économique. Entre les Plans de modernisation et d’équipement des agglomérations et les programmes de régionalisation du Plan régional de développement économique et social, se sont en effet progressivement agencés sinon des emboîtements systématiques, du moins des correspondances méthodologiques et des similitudes de phasages chronologiques : prévisions spatiales en fonction d’agrégats économiques et financiers ; multiplication des étapes et des « horizons » de réalisation ; ajustements des objectifs sur une évaluation des moyens disponibles. Si ces tentatives apparaissent encore frustes au début des années 1970, elles ont cependant influencé la démarche SDAU-POS, qui intègre tout un ensemble de cadrages démographiques, économiques et financiers devant permettre aux collectivités publiques de définir leurs hypothèses d’aménagement.

Notes
29.

Voir notamment GAUDIN J.-P. (1985), op. cit., pp. 184-192 ; CLAUDE V., Les projets d’aménagement, d’extension, et d’embellissement des villes (1919-1940), Sources et questions, Paris, DRI, 1990, 85 p.

30.

Voir à cet égard, GAUDIN J.-P., « Le zoning ou la nuit transfigurée », Culture Technique,
n° Hors-Série, L’usine et la ville – 150 ans d’urbanisme 1836-1986, 1986, pp. 57-64 ; SCHERRER F., « Découper pour l’action : naissance et évolution des découpages liés à l’aménagement urbain », in INSEE, coll. Méthodes, n°76-77-78, 1998, pp. 35-43 ; CLAUDE V., « Une solution pratique aux problèmes urbains au début du XXème siècle : le zonage », Annales des Ponts et Chaussées, n°93, janvier-mars 2000, pp. 24-30.

31.

Cf. Décrets-lois de 1958 sur les ZUP (zones à urbaniser en priorité) et les ZAD (zones d’aménagement différé), et surtout la loi d’orientation foncière de 1967 créant les POS (plans d’occupation des sols) et les SDAU (schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme).

32.

J.-P. Gaudin rejoint ici l’analyse de C. Topalov qui souligne combien la promotion du zoning aux Etats-Unis résulte de l’alliance étroite entre les milieux d’affaire et les nouveaux professionnels du planning. TOPALOV C., Naissance de l’urbanisme moderne et réforme de l’habitat populaire aux Etats-Unis, 1900-1940, CSU, rapport de recherche au Plan Urbain, février 1988, 305 p.

33.

SCHERRER F. (1998), op. cit., p. 36.

34.

GAUDIN J.-P., (1985), op. cit., p. 184.

35.

Voir à cet égard, RENDU P., PRETECEILLE E., Planification urbaine et innovation : compte-rendu d’une recherche méthodologique, Paris, CSU, 1972, 97 p.

36.

SCHERRER F. (1998), op. cit., p. 38.

37.

Qui sont dénommés à partir du Quatrième Plan (1962-1965), les Plans de développement économique et social.

38.

Financement HLM par la Caisse des Dépôts à partir de 1957 ; textes sur les zones opérationnelles d’habitat et les ZUP en 1957-58 ; syndicats intercommunaux à vocation multiple pour gérer les services collectifs, en 1958 ; plans de modernisation et d’équipement pour programmer la croissance des agglomérations à partir de 1961.

39.

Voir à cet égard, FOURQUET F., HENION C., MAURY H., MOZERE L., MURART L., QUERRIEN A., Généalogie des équipements collectifs – Première synthèse -, CERFI, copedith, 1973, 147 p. ; FOURQUET F., « Les équipements collectifs du Ier au VIe Plan », in Actes du colloque de Dieppe, « Politiques urbaines et planification des villes », Copedith, 1974, pp. 661-683.

40.

Plan d’Aménagement et d’Organisation Générale.

41.

Organisme Régional d’Etude de l’Aire Métropolitaine.

42.

Parmi les dix programmes finalisés retenus par l’Etat, un concerne spécifiquement le développement des villes nouvelles. Le Sixième Plan ne se contente donc plus de fixer uniquement des orientations générales. Pour un objectif bien déterminé, le « programme finalisé » précise l’engagement de l’Etat (principalement financier) permettant de mener à bien un ensemble d’opérations.

43.

GEORGE P., La géographie active, Paris, PUF, 1964, p. 278.