L’une des particularités du concept de projet, dont nous ne pouvons pas faire l’économie dans la mesure où nous analyserons spécifiquement ses phases de conception et de mise en oeuvre, est que se jouent en son sein deux ordres continuellement enchevêtrés, l’ordre du discours chargé d’expliciter, de prescrire et planifier, l’ordre de l’action qui repère des possibles formalisés en intentions ensuite mises en pratique 74 . Ce sont là deux ordres qu’ils nous faut simultanément prendre en compte, chacun dans sa singularité afin de déterminer les conditions qui nous permettent de distinguer ce qui relève de l’ordre de la rhétorique et du normatif de ce qui relève des pratiques effectives.
En explicitant par le langage ses intentions, le projet s’inscrit selon J.-P. Boutinet dans la gamme des représentations ; « mixte de représentations sociales concrétisant pour une part l’imaginaire socioculturel ambiant, et de représentations cognitives cherchant à déterminer un futur réalisable, le projet est surtout assimilable à une représentation opératoire » 75 . Pour M. Zimmermann et J.-Y. Toussaint, les principes d’action affichés avec le projet renvoient « moins à une réalité de l’action qu’aux virtualités d’action contenues dans le projet urbain » et « dans les pratiques d’aménagement que veut produire le projet urbain » 76 .
Cette analyse rejoint celle plus radicalement critique de P. Genestier qui considère que le succès du terme tient dans son ambiguïté même. Il montre en effet comment la notion développe une « rhétorique en contradiction avec la situation concrète dans laquelle elle se déploie » 77 et se comprend comme la manifestation d’une doctrine. Dans la même perspective, S. Cadiou relève que « la réalité des politiques urbaines semble devenue seconde par rapport aux discours dont elles font l’objet » et que, de ce point de vue, celui sur le projet s’impose comme un leitmotiv incontournable tant chez les élus, les observateurs que les praticiens.
Nous pourrions ainsi multiplier les références aux situations concrètes qui recourent au projet ; dans leur grande variété elles présentent au moins une constante : le projet est constamment auréolé de positivité, d’où cette valorisation systématique. Par ses sous-entendus, par la recherche d’idéalisation qu’il incarne, « il se transforme vite en jugement affirmant le gain, l’avantage que les individus et les groupes entendent en retirer » 78 . Bien qu’il apparaisse dans le contexte de l’aménagement et de l’urbanisme comme un concept qui véhicule une « nouvelle » façon de faire de l’action publique urbaine, il est surtout « le support et le vecteur d’une vaste entreprise de mise en discours de la politique urbaine. Il suscite une inflation de points de vue et de commentaires qui jettent un voile épais sur les pratiques opérationnelles et les politiques mises en œuvre concrètement » 79 .
D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que certaines recherches montrent une évolution effective des pratiques dans la conduite de l’action publique urbaine 80 . Dès lors, poursuivre sur la voie d’un débat entre virtualité des principes d’action contenus dans le projet et effectivité d’une évolution dans la conduite de l’action publique urbaine risque de conduire rapidement à une impasse.
Pour en sortir, la démarche sous-tendue par notre investigation sémantique incite à dépasser les propriétés normatives de la notion en réorientant la réflexion vers les modes d’action. Partant, cela invite à considérer le projet comme un plan d’action qui a un certain statut intermédiaire entre contenu et pratique.
Voir à cet égard, BOUTINET J.-P., op. cit., pp. 278-291.
Ibidem, p. 279.
ZIMMERMANN M., TOUSSAINT J.-Y. (dir.), Projet urbain : ménager les gens, aménager la ville, Liège,
P. Mardaga, 1998, p. 194.
GENESTIER P., « Des projets en paroles et en images. La rhétorique du projet face à la crise du vouloir-politique », Espaces et Sociétés, 2001, n°105-106, p. 113.
BOUTINET J.-P., op. cit., p. 14.
CADIOU S, op. cit., p. 119.
Voir notamment, ASCHER F. (2001), op. cit. ; ASCHER F., La République contre la ville. essai sur l’avenir de la France urbaine, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1998, 201 p. ; GAUDIN J.-P. (1997), op. cit. ; GAUDIN J.-P., « Politiques urbaines et négociations territoriales. Quelle légitimité pour les réseaux de politiques publiques ? », Revue Française de Science Politique, 1995, n°45, pp. 31-56 ; LORRAIN D., « Administrer, gouverner, réguler », Les Annales de la Recherche Urbaine, décembre 1998, n°80-81, pp. 85-92 ; LORRAIN D., « Après la décentralisation. L’action publique flexible », Sociologie du travail, 1993, Vol. 23, n°3, pp. 285-307 ; LORRAIN D., « De l’administration républicaine au gouvernement urbain », Sociologie du travail, Vol. 21, n°4, 1991, pp. 461-483 ; NOVARINA G., « La construction des demandes sociales par le projet d’urbanisme »,
Les Annales de la Recherche Urbaine, décembre 1998, n°80-81, pp. 173-179 ; NOVARINA G., De l’urbain à la ville, les transformations des politiques d’urbanisme dans les grandes agglomérations. L’exemple de Grenoble (1960-1965), Grenoble, Centre de recherche sur les mutations territoriales et la politique des villes, 1993,
212 p. ; PADIOLEAU J.-G., DEMESTEERE R., « Les démarches stratégiques de planification des villes. Origines, exemples et questions », Les Annales de la Recherche Urbaine, « La planification urbaine et ses doubles », juillet 1991, n°51, pp. 7-20 ; DEMESTEERE R., PADIOLEAU J.-G., Politiques de développement
et démarches stratégiques des villes, Paris, Plan Urbain, 1989, 131 p. ; LAVERGNE F. de, GAULT M,
Nouvelle planification urbaine et projets de ville, Paris, FRERE Consultants, 1993, 46 p.