1.2.1.1. Les années 1970 ou le champ scientifique de la planification urbaine modelé par la commande publique 85

Schématiquement, seule la période des années 1970, qui correspond notamment à l’essor puis au rayonnement international de la sociologie urbaine, a permis de construire la planification urbaine comme un domaine scientifique relativement autonome au sein de la recherche urbaine. Mais, ce domaine scientifique résulte à la fois d’un déplacement systématique d’objets de la commande publique et de problématiques partagées entre chercheurs et responsables étatiques, mettant l’Etat, la politique et les classes sociales au cœur des réflexions.

Dans ce contexte scientifico-idéologique fortement imprégné de références marxistes, la ville en tant que système fonctionnel modélisé par l’ingénieur économètre est transformée en processus conflictuel de l’accumulation capitaliste ou en élément support de la reproduction élargie de la force de travail 86  ; la planification urbaine en tant qu’instrument d’organisation rationnelle du territoire est transformée en idéologie ou en dispositif de puissance ; les besoins et aspirations individuels en tant que demande sociale sont transformées en luttes pour l’imposition des normes comportementales ; les fonctions urbaines en tant que référents de l’urbaniste ou du géographe sont transformées en systèmes de signes, etc.

L’urbain et a fortiori la planification urbaine, enjeux de luttes de définition à l’intérieur de la sociologie et de positionnement de cette discipline dans le concert des discours concurrents sur la ville, produisent le centre de gravité d’undomaine scientifique qui s’institutionnalise dans les revues 87 , dans des programmes et structures d’incitation à la recherche (dépendant à l’origine du Ministère de l’Equipement) et dans une constellation de prestataires de contrats 88 .

Des années 1950 à la fin des années 1970, nous passons d’études ponctuelles faisant appel à telle ou telle spécialité 89 à la constitution d’un domaine pluridisciplinaire aux aspects conflictuels 90 . Bien que la sociologie urbaine assure le leadership disciplinaire et noue des liens de coopération internationale, de nombreux travaux d’économétrie, de géographie,
de droitet de psychologiesociale portent sur la planification urbaine. Les urbanistes, les réseaux techniques de l’Etat et des collectivités locales en sont les principaux utilisateurs.

La sociologie urbaine devait notamment fournir aux agents de l’Etat quelques clés pour comprendre les contradictions politiques que ne manquaient pas d’aiguiser les méthodes de planification. La sociologie aurait ainsi du être le référentiel principal pour l’analyse des « dysfonctionnements du système » et pour la régulation des rapports que les techniques d’Etat entretiennent avec la société civile.

En réalité,le déplacement systématique d’objets de la commande publique a conduit la sociologie urbaine à devenir unesociologie critique de la planificationen opposition à une sociologie empirique pour planificateur. Elle dénonce particulièrement les mécanismes de production urbaine et d’imposition des « Appareils idéologiques d’Etat ». E. Préteceille s’efforce par exemple de définir systématiquement la planification urbaine comme une tentative de maîtriser l’expression spatiale des contradictions du capitalisme. Dans cette optique, la planification devient un dispositif de « socialisation étatique des processus d’appropriation de l’espace visant à la reproduction des effets utiles d’agglomération » 91 .

En interprétant la planification urbaine comme un processus social, la sociologie urbaine tente surtout de dévoiler son efficacité sociale, de la relier à son efficacité technique, et de rendre compte, par là, de la logique propre de l’intervention de l’Etat en ce qui concerne les problèmes urbains. Pour M. Castells, la planification urbaine est essentiellement déterminée par les nécessités d’organisation des consommations collectives 92 . Il note aussi que si sa fonction technique est souvent faible, elle continue néanmoins à se développer, car elle accomplit une autre fonction sociale, étroitement liée aux intérêts sociaux et politiques qui sous-tendent les enjeux urbains.

Le droit s’inscrit également dans la même lignée. La plupart des chercheurs ne se livrent pas strictement à une analyse juridique de la planification urbaine, mais ils tentent de développer une approche sociologique des mécanismes de production urbaine. Ils abordent pour cela la manière dont fonctionnent les magistrats et le droit de l’urbanisme, ainsi que leur influence sur la planification. A.-H Mesnard souligne ainsi les difficultés juridiques que posent les SDAU, car ils sont en général peu précis et peu contraignants.

Son analyse souligne de fait l’importance d’une analyse sociologique des magistrats et de l’exercice du droit pour la compréhension de leur rôle dans la planification urbaine 93 . F. d’Arcy souligne pour sa part que le droit n’est pas seulement un ensemble de règles, mais aussi un ensemble de concepts, beaucoup plus difficiles à modifier que des règles, et un ensemble de processus sociaux dans lesquels certains acteurs jouent des rôles particuliers. Or la façon dont ils remplissent leur rôle, l’importance qu’ils prennent les uns par rapport aux autres détermine pour une large part la façon dont seront appliquées les règles de droit 94 .

Enfin, l’économie s’intéresse logiquement à la planification économique qui permet par exemple à l’Etat d’organiser le développement de pôles de développement, mais elle s’attache également à analyser les décalages entre la planification économique et la planification urbaine qui tente notamment d’organiser la sphère des consommations collectives 95 .

Notes
85.

Cette période se caractérise par le développement de la recherche incitative urbaine (au ministère de l’Equipement et au Plan, avec en particulier le soutien de la DGRST).

86.

TOPALOV C., « A history of Urban Research : The French Experience since 1965 », International Journal of Urban and Regional Research, 1989, Vol. 13, n°4 ; LAUTIER F., « La sociologie urbaine », La sociologie en France, Paris, La Découverte, 1983.

87.

Espaces et Sociétés créée par H. Lefebvre et M. Castells en 1971 ; puis Les Annales de la Recherche Urbaine créées sous l’égide du Ministère de l’Equipement en 1979.

88.

Le tissu de prestataires s’étend en une constellation de centres et associations de recherche à proximité des universités.

89.

Nous assistons notamment à l’entrée en lice de la géographie, de la démographie, de l’économie, de la sociologie, de l’histoire et de la science politique.

90.

Selon P. Lassave, « pour les uns, ce domaine pluridisciplinaire n’échappe pas au questionnement pratique qui le façonne en fonction critique manipulée par le pouvoir ; pour les autres, il trouve paradoxalement son autonomie dans le jeu des mises à distance de la technocratie et de l’académie » (LASSAVE P., op. cit., p. 24).

91.

PRETECEILLE E., « Eléments pour une analyse de la planification urbaine », in COLLOQUE de DIEPPE,
op. cit., p. 571. Selon lui, la planification est également par nature multiple, contradictoire, déchirée entre des exigences divergentes, sans espoir de réconciliation purement technique : PRETECEILLE E., Besoins sociaux et équipements collectifs, Paris, CSU, 1974, pp. 11-69.

92.

Voir à cet égard, CASTELLS M., « Interventions de la planification urbaine dans une ville industrielle »,
in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 731-762 ; CASTELLS M., La question urbaine, Paris, François Maspéro, 1972, 526 p. ; CASTELLS M., GODARD F., Monopolville, Analyse des rapports entre l’entreprise, l’Etat, l’urbain à partir d’une enquête sur la croissance industrielle et urbaine de la région de Dunkerque, Paris,
La Haye / éd. Moutons, 1974, 485 p.

93.

MESNARD A.-H., « Le rôle du juge et spécialement du juge administratif en urbanisme », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 397-458.

94.

D’ARCY F., « Le droit à l’épreuve du développement urbain », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit.,
pp. 471-483.

95.

Voir notamment PERROUD L., FEDORENKO N., Développement économique et planification à long terme, Paris, éd. du Progrès, 1974, 368 p.