La planification urbaine comprise comme un discours idéologique et un instrument de négociation

Nous nous attarderons notamment sur les interventions de M. Castells et F. Godard car leurs approches ont influencé la plupart des travaux scientifiques sur la planification urbaine dans la première moitié des années 1970.

Leurs interventions présentent les résultats de leurs recherches sur Dunkerque 111 . Ils développent à cette occasion les thèses formulées dans la revue Sociologie du Travail (1969) et dans la Question urbaine (1972). Dunkerque illustre bien, de leur point de vue, le décalage entre la planification économique, qui permet à l’Etat d’organiser le développement du pôle industrialo-portuaire, et la planification urbaine qui tente d’organiser la sphère des consommations collectives. Ils montrent les limites de cette planification et expliquent alors sa permanence et son développement par les autres fonctions qu’elle assume, en particulier pour la gestion des intérêts sociaux et politiques qui sous-tendent les enjeux urbains. La planification urbaine apparaît donc aussi comme un discours idéologique et comme un instrument de négociation.

Pour eux, les plans et documents d’urbanisme (livres blancs, schémas d’aménagement, etc.) sont des « discours urbanistiques qui mettent en forme des décisions et des options ou propositions résultant du jeu politique et institutionnel à partir des intérêts sociaux en présence ». Ainsi, au lieu de partir de l’analyse des organes de la planification urbaine et de leurs projets, les auteurs ont effectué la démarche inverse. Ils ont analysé les principales interventions publiques sur les contradictions urbaines et politiques à Dunkerque et mis en relief les intérêts sociaux s’y exprimant.

L’analyse du contenu socialdes SDAU et du discours les accompagnantpermet par ailleurs de détecter leur rationalité sociale et leur impact idéologique à l’intérieur du système de planification urbaine et de la scène politique locale. Selon M. Castells et F. Godard, les SDAU apparaissent comme « le moment idéologique d’un processus politique, et non comme le point de départ de l’action ou guide d’action. […] Ce moment idéologique est celui du brouillage idéologique (le plan masque les divers intérêts de classe) ou de légitimation-régulation de certaines options déjà prises ailleurs. […] Instrument idéologique de négociation, les schémas d’aménagement ne fonctionnent que parallèlement aux circuits institutionnels qui contrôlent le processus de production des moyens de production et des moyens de consommation. […] Les SDAU donnent aux projets particuliers une double qualité : d’une part, ceux-ci deviennent des solutions techniques rationnelles, « raisonnables », aux problèmes posés ; d’autre part, ils organisent (apparemment) la convergence des différents groupes sociaux et des fonctions urbaines dans un ensemble cohérent ».

Ces postulats sont en revanche assortis d’une précision importante : « cet accord et ce compromis sont possibles parce qu’ils se font entre des intérêts en fin de compte conciliables ; ou encore, si la planification est un processus de négociation, cela ne va pas sans dire que l’on peut tout négocier. On négocie uniquement les thèmes et les options qui, dans une conjoncture historique donnée, ne contredisent pas fondamentalement les intérêts structurellement dominants. […] Une telle situation tient à l’insertion de la planification dans l’Appareil d’Etat avec sa soumission conséquente aux lois sociales qui régissent cet appareil ».

La capacité d’intermédiation de la planification urbaineprovient selon M. Castells et F. Godard de la possibilité d’harmoniser dans un tableau d’ensemble, relativement cohérent, les différentes interventions correctives et régulatrices de l’Appareil d’Etat, « là où la logique dominante pousse trop loin les contradictions au point de dérégler les processus de reproduction de la force de travail et des rapports sociaux ». Or, pour qu’une telle médiation ait lieu efficacement, sans qu’en dernière analyse, la logique structurelle dominante puisse être transformée, « il faut en quelque sorte que « les dés du jeu soient pipés », c’est-à-dire que l’organisation même du processus de négociation soit faite de telle façon qu’une fois les divers intérêts exprimés, en dernier lieu force reste à la loi… ». Cet effet semble être obtenu par plusieurs mécanismes qui vont du contrôle politique direct à la hiérarchie administrative et aux critères d’attributions budgétaires.

Pour M. Castells et F. Godard, l’aptitude de l’urbanisme à être un cadre de négociation sociale conditionné et institutionnalisé explique l’acharnement des différentes tendances politiques à s’emparer des organismes de planification, qui deviennent ainsi « non seulement des instruments politiques mais des enjeux politiques eux-mêmes ». Dès lors, l’incapacité, si souvent décriée, des institutions de planification urbaine à « maîtriser la croissance » et à aménager les contradictions de la consommation collective ne serait que l’envers d’un processus dont la véritable signification réside « dans les effets idéologiques et politiques de la planification urbaine sur les contradictions urbaines et les rapports sociaux ».

Tout en confirmant la validité d’une telle perspective pour certaines grandes métropoles françaises, certains auteurs 112 comme J. Lojkine privilégient dans leurs recherches l’étude des pratiques financières réelles et leurs « effets sociaux réels » au détriment des discours et des déclarations d’intention et donc, dans une large mesure des documents liés à la planification urbaine. Ils insistent en effet sur la constante distorsion entre planification et pratique. Ils amendent de fait largement la thèse de la planification urbaine comme lieu de négociation entre les classes dominantes, et considèrent qu’il y a complète subordination de la politique locale par rapport aux options du pouvoir central.

Notes
111.

CASTELLS M., « Interventions de la planification urbaine dans une ville industrielle », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 731-762 ; CASTELLS M., La question urbaine, Paris, François Maspéro, 1972, 526 p. ; CASTELLS M., GODARD F., Monopolville, Analyse des rapports entre l’entreprise, l’Etat et l’urbain à partir d’une enquête sur la croissance industrielle et urbaine de la région de Dunkerque, Paris, Monton / La Haye, 1974, 496 p. ; GODARD F., « Intervention de l’Etat et stratégie des grandes entreprises », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 141-156.

112.

Voir en particulier : LOJKINE J., La politique urbaine dans la région parisienne, 1945-1972, Paris, Copedith, Centre d’Etude des Mouvements Sociaux, 1973, 373 p. ; LOJKINE J., La politique urbaine dans la région lyonnaise, 1945-1972, Paris, Copedith, Centre d’Etude des Mouvements sociaux, 1974, 373 p. ; GODARD F., CASTELLS M., DELAYRE H., DESSANE C., O’CALLAGHAN C., La rénovation urbaine à Paris : structure urbaine et logique de classe, 3 vol., Paris, éd. Mouton / La Haye, 1971 ; COTTEREAU A., « Les débuts de la planification urbaine dans l’agglomération parisienne », Sociologie du Travail, n°4 et n°5, 1970, pp. 361-392 ; ainsi que les numéros spéciaux de Sociologie du Travail (1969 et 1970) cités au début de notre chapitre.