Les propos que nous présentons ici ont pour objectif de construire notre propre cadre théorique. Ils nous permettent d’opérer des choix conceptuels adaptés à notre objet de recherche portant sur les ruptures et les continuités entre le schéma et le projet. Nous rappelons également que les apports et les limites des travaux scientifiques présentés ici portent essentiellement sur les trois axes de questionnements que nous avons précédemment définis : les champs et les objets de la planification, les acteurs, ainsi que les méthodes et les outils.
Un des apports majeurs des recherches des années 1970, et notamment des recherches en sociologie urbaine, est d’avoir souligné le caractère politique du processus de planification et l’intervention du politique sur l’instance économique. Elles ont par ailleurs insisté sur le fait que la planification était un lieu de négociation et d’expression des conflits sociaux. Dès lors, le contenu, les usages et les effets éventuels de la planification, ne sont compréhensibles que si nous les référons aux intérêts et actions des différents groupes sociaux et professionnels.
Parmi ces recherches, l’approche de M. Castells est particulièrement importante et novatrice car elle saisit la planification urbaine comme un processus social « afin de dévoiler son efficacité sociale, de la relier à son efficacité technique, et de rendre compte, par là, de la logique propre de l’intervention de l’Etat en ce qui concerne les problèmes urbains » 115 . Selon M. Castells, « si la planification urbaine n’a pas grande influence sur le contrôle technique et national du développement urbain, elle a, par contre des effets extrêmement importants sur la trame des rapports sociaux qui sont à la base des orientations de ce développement. Ces effets se placent essentiellement à deux niveaux. D’une part sur le plan idéologique de la rationalisation-légitimation d’intérêts sociaux, en particulier à travers les documents d’urbanisme ; d’autre part, sur le plan politique en tant qu’instrument privilégié de négociations et de médiation que chacun des groupes en présence essaie de s’approprier pour se parer d’une neutralité sociale et technique, cela bien sûr, sans que les planificateurs eux-mêmes puissent y changer quoi que ce soit » 116 .
En revanche, cette grille de lecture est difficilement utilisable pour aborder le sens du renouveau actuel de la planification urbaine. Elle se réfère en effet fondamentalement au contexte socio-politique, économique et administratif de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ; ce qui en définit tout à la fois la pertinence du moment et les limites. Des inflexions sont dès lors nécessaires, du fait de la transformation de la conjoncture et du bilan que nous dressons des lacunes de ces travaux scientifiques.
La plupart des recherches ont tout d’abord abordé les principaux documents de planification urbaine en fonction d’orientations thématiques concernant soit le perfectionnement des techniques de planification, soit la dynamique des formations sociales locales. La recherche urbaine a eu d’autant plus de difficultés à échapper à cette double réduction, que celle-ci était suggérée par les découpages thématiques des appels d’offre et orientations de programme 117 .
Ensuite,de nombreux travaux scientifiques mettent en exergue une critique largement économique de la planification urbaine. Cette posture de recherche répond notamment à l’économisme des priorités officielles de l’époque. Mais, paradoxalement, les analyses qui portent sur le fonctionnalisme de l’action administrative en sont elles-mêmes fortement imprégnées. L’administration commanditaire a d’ailleurs orienté la recherche contractuelle en ce sens. Ainsi, en voulant intégrer les pratiques administratives dans une analyse des transformations des rapports sociaux, tout en distinguant le social et l’urbain, l’administration s’est appuyée sur une approche systémique qui a favorisé des acceptions mécanistes et fonctionnalistes des rapports sociaux 118 . Le fétichisme à l’égard de l’infrastructure économique a d’ailleurs conduit à développer des schémas et à trouver des cas-limites (tels que Dunkerque et Reims 119 ) pour étayer une conception fonctionnaliste de la ville comme machine à produire, et de l’Etat comme expression sans partage des intérêts de la grande industrie monopoliste et du capital financier.
Par ailleurs, la place importante donnée dans les recherches urbaines à une conception assez réductrice de l’approche marxiste a contribué à opposer de manière caricaturale discours et pratique. Cette opposition souvent élevée en postulat a en réalité marginalisé l’analyse du discours administratif au nom de ce qu’il était un « masque » (dissimulation des intérêts et des stratégies de domination derrière l’unanimisme de façade). Or il contenait de nombreuses significations sociales.
Les problématiques marxistes des conflits et de la domination, à travers la planification urbaine, ont également occulté le rôle des acteurs individuels et les spécificités des instances politiques locales. En interprétant la planification comme un acte de domination d’une classe sociale ou d’un groupe sur l’autre, les problématiques marxistes ont réduit l’Etat et ses politiques à un instrument de pouvoir et de répression contrôlé par la minorité de ces acteurs puissants, de même qu’elles ont restreint les différents groupes sociaux à des groupes homogènes dont les membres étaient motivés par des intérêts identiques. Or, la réalité sociale et politique apporte plutôt la preuve du contraire : au sein même des groupes sociaux, il existe des rapports de force de nature compétitive.
Enfin,la plupart des travaux scientifiques des années 1970 ont privilégié l’analyse du contenu social des schémas de planification et leur impact idéologique sur la scène politique locale au détriment des modes de faire et des problèmes de praxis publique.
Pour J.-P. Gaudin et B. Barraqué, l’analyse des techniques de la planification urbaine doit en effet avancer sur ses deux pieds : « critique des conceptions implicites contenues dans la « neutralité » technique, mais toujours référée aux rapports sociaux en transformation et en-jeu ; et critique des rapports sociaux qui, au regard de la planification urbaine, se doivent d’être localisés, différenciés face aux codifications nationales uniformes » 120 .
CASTELLS M., « Interventions de la planification urbaine dans une ville industrielle », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 731-762.
CASTELLS M., « Interventions de la planification urbaine dans une ville industrielle », in COLLOQUE de DIEPPE, op. cit., pp. 731-762.
L’expression archétypale en est donnée lors de l’action concertée « Urbanisation » de 1970, où chaque axe de travail porte soit sur le perfectionnement technique des outils de planification, soit sur la meilleure connaissance des réactions de la population. Cette dichotomie ne favorise guère les approches reliant ces différents aspects malgré la volonté de l’administration de dépasser les limites techniques par un perfectionnement de la technique et de repousser sans cesse les marges de la logique administrative.
Voir à cet égard, GAUDIN J.-P., BARRAQUE B., Attentes administratives et développement de la recherche contractuelle, rapport pour la DGRST, 1980.
Pour Dunkerque, voir notamment CASTELLS M., GODARD F., op. cit., 1974 ; Pour Reims, voir DUHARCOURT P. et alii, Développement du capitalisme, politique urbaine et habitat ouvrier : l’exemple de l’agglomération de Reims, de la première moitié du 19 ème siècle à nos jours, Reims, UER de Droit et de Sciences Economiques, 1977, 358 p.
GAUDIN J.-P., BARRAQUE B. (1980), op. cit., p. 29.