Parmi les contributions majeures, les analyses de J. Lojkine portant sur la création des villes nouvelles et l’élaboration du SDAU de la Région parisienne et du SDAU Rhône-Alpes 185 dépassent l’optique d’une planification qui engendrerait seule le devenir urbain, et son symétrique critique qui en fait soit le « produit » du rapport des intérêts économiques à un moment donné, soit la réponse à des conflits qui seraient ainsi régulés.
J. Lojkine appréhende la planification urbaine non seulement comme une mise en forme de différents rapports de force, mais aussi comme un processus de leur réagencement éventuel. En ne prenant pas au pied de la lettre la cohérence affichée par les techniques de planification, il tente de saisir l’articulation des procédures de planification avec les rapports sociaux. Pour lui, l’effet réel de la planification urbaine est dans l’exacerbation des contradictions entre moyens de reproduction du capital et moyens de reproduction de la force de travail. La planification urbaine serait ainsi l’instrument de sélection et de dissociation systématique des différents types d’équipements urbains, selon leur degré de rentabilité et d’utilité immédiate pour le capital 186 .
Dans cette perspective, les villes nouvelles deviennent des unités de reproduction de la force de travail suscitant un modèle de consommation particulièrement intégrateur. Elles sont considérées comme « des procédures facilitant une restructuration spatiale des forces productives à l’échelle de la région parisienne » 187 . De manière simplifiée, J. Lojkine fait le constat, également souligné par C. Topalov, que les villes nouvelles sont des zones privilégiées offertes à l’appétit du capital immobilier. Elles tentent notamment de « régler les conflits entre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie financière (via l’immobilier), au profit de cette dernière » 188 . La thèse de E. Campagnac et C. Dourlens ne contredit pas cette théorie 189 . Les villes nouvelles constituent selon elles un moyen d’implanter de nouvelles activités et d’accumuler le capital, tout en atténuant les contradictions sociales.
L’analyse de J. Lojkine se démarque notamment des approches de M. Castells et F. Godard qui appréhendent la planification urbaine essentiellement comme le moment du brouillage « idéologique » ou de légitimation-régulation de certaines options déjà prises ailleurs 190 .
J. Lojkine va également plus loin que l’approche de H. Coing qui constate que l’Etat, pris entre des rôles contradictoires, accorde la priorité au financement des moyens de production sur celui des équipements de consommation 191 .
En revanche, l’approche de J. Lojkine nous paraît partielle et schématique. Elle a non seulement ignoré la marge de jeu laissée à la disposition des acteurs locaux et des acteurs individuels mais elle a aussi négligé la diversité des contextes locaux et la complexité des mécanismes institutionnels et mentaux qui s’insèrent entre les conditions économiques et leurs conséquences politiques logiques et nécessaires. Selon nous, la mise en œuvre des villes nouvelles ne révèle pas seulement la complète subordination de la politique locale par rapport aux options du pouvoir central. J. Lojkine considère par ailleurs comme secondaires les « systèmes collectifs de représentation » et le jeu des institutions. Or, les logiques d’actions des acteurs politico-administratifs qui interagissent dans un secteur déterminé de même que l’influence des institutions sur le comportement de ces acteurs sont primordiales pour saisir pleinement le sens des outils de la planification urbaine.
LOJKINE J., MELANDRES M., TOURAINE A. (1973), op. cit. ; LOJKINE J., « Villes nouvelles et capitalisme monopoliste d’Etat », Economie et Politique, sd, 1969, pp. 23-54. ; LOJKINE J., La politique urbaine dans la région lyonnaise (1945-1972), Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes (6ème section),
1972-1973, 373 p. ; LOJKINE J., La politique
urbaine dans la région parisienne, 1945-1972, Paris, Copedith, Centre d’Etude des Mouvements Sociaux, 1973, 373 p.
LOJKINE J., Le marxisme, l’Etat et la question urbaine, Paris, PUF, 1977, 363 p.
LOJKINE J., « Un bilan critique de la sociologie urbaine marxiste des années 1970-1980 », in : SEMINAIRE D’HISTOIRE ET D’EVALUATION DES VILLES NOUVELLES, Les villes nouvelles dans la sociologie urbaine des années 1960-1970, Paris, 06 novembre 2002, 6 p. (retranscription de l’intervention).
TOPALOV C., Expropriation et Préemption publique en France. Documents pour l’étude comparative des politiques foncières urbaines, 1950-1973, Paris, Éd. du CSU, 1974, p. 18.
CAMPAGNAC E, DOURLENS C., Le rôle de l’Etat et des collectivités locales dans la planification et l’aménagement urbain ; un exemple : les villes nouvelles en région parisienne, thèse de 3ème cycle sous la direction de L. SFEZ, UER Urbanisation et Aménagement, Université des Sciences Sociales de Grenoble, dactyl., 1975,
363 p. Le questionnement de E. Campagnac et C. Dourlens (1975) s’inscrit notamment dans la lignée des travaux qui analysent les difficultés de la planification urbaine à partir de l’irréductibilité du local. A une critique des logiques étatiques qui tentent de normaliser les pratiques locales, elles observent tout comme leur directeur de thèse L. Sfez, le poids de la société locale face à la rationalité planificatrice de l’Etat.
CASTELLS M., GODARD F., op. cit., p. 396.
COING H., BERCOFF-FERRY R. (1973), op. cit., p. 88.