2.1.1.2. Des processus « technocratiques » d’innovation entreprenante

Sous l’influence du paradigme marxiste comme de la sociologie des organisations,l’analyse des villes nouvelles s’est orientée vers la notion d’acteur collectif. Les travaux de J.-P. Alduy et M. Dagnaud sur l’aménagement de la région de Paris sous la V e République présentent l’histoire des villes nouvelles comme un projet voulu et porté par la « nouvelle technocratie » 192 . Ils démontrent l’existence d’un projet de planification historiquement nouveau, porteur d’une rationalité supérieure aux rationalités partielles des intérêts particuliers et soutenu par un groupe de serviteurs de l’Etat dévoués à l’intérêt général.

L’essentiel de leur problématique consiste tout d’abord à saisir la planification urbaine comme un processus « technocratique » d’innovation entreprenante qui se heurte à des forces de résistance au changement. Les auteurs soulignent ensuite le décalage entre un plan et sa réalisation par la combinaison de deux forces antagonistes, l’une prenant en charge le projet porteur de changement et d’innovation, et l’autre cherchant à empêcher l’intervention.

Selon J.-P. Alduy et M. Dagnaud, le caractère technocratique de l’aménagement et de la planification de la région de Paris est reconnaissable à deux traits bien spécifiques. Le premier est l’existence d’ungroupe de planificateurs tout à fait identifiable et autonome. Le second est le style d’action technocratiquedes projets, décisions et réalisations de ce groupe de planificateurs.

Le groupe des planificateurs - ces derniers étant qualifiés de « technocrates » par J.-P. Alduy et M. Dagnaud - se reconnaît tout d’abord à ce contre quoi il se définit : contre les ministres responsables de l’urbanisation, tentant d’équilibrer les intérêts du grand capital et des propriétaires fonciers et refusant de maintenir une planification hors d’atteinte de ces intérêts ; contre les autres secteurs de l’appareil d’Etat, indifférents ou hostiles à l’action planifiée ; ou encore contre les élus locaux hostiles à des réalisations institutionnelles échappant à leur pouvoir, et peu capables de se projeter dans le long terme. Ce groupe se définit ensuite comme un « réseau de solidarité-complicité » rassemblant « un petit groupe d’hommes », par dessus les clivages des grands corps d’Etat (Ponts et Chaussées, Inspection des Finances, etc.), autour de l’idéal commun d’un « nouvel art de vivre » à instaurer dans les villes.La notion de « réseau » diffère ici de celle de M. Crozier et J.-C. Thoenig qui l’utilisent notamment pour décrire l’importance des corps au sein de l’appareil d’Etat 193 . J.-P. Alduy associe le terme de réseau à celui de complicité et de solidarité. Il a dès lors des connotations qui évoquent davantage le complot ou le coup de main. Le réseau est, pour lui, à la fois plus vaste et plus limité qu’un corps. Il concerne en effet un groupe dont l’extension varie fortement selon les phases de l’action. Sa partie essentielle paraît être l’« élite de l’Etat », formée principalement par « les grandes écoles » et dont peuvent se détacher, à l’occasion, tel ou tel « groupe d’hommes » désignés pour des opérations particulières.

Le deuxième trait spécifique du caractère technocratique de la planification et de l’aménagement de la région parisienne est le type d’action administrative utilisé : l’action de mission. Elle permet notamment de mobiliser et de coordonner de multiples secteurs administratifs gestionnaires. Une administration de mission comme le secrétariat général du groupe central des villes nouvelles (SGGVN) mis en place au début des années 1970 pour conduire la réalisation des villes nouvelles est composé de fonctionnaires issus de divers corps « échappant aux cloisonnements administratifs et fonctionnant sans système hiérarchique de type classique » 194 . Il est un lieu de rencontre entre les concepteurs du projet et leurs interlocuteurs, et notamment les élus locaux. Le secrétariat exerce également une tutelle sur les établissement publics d’aménagement de chaque ville nouvelle, répartit les crédits spécifiques de l’Etat affectés à chaque site, et coordonne l’action des différents services administratifs sur un plan interministériel. D’une façon générale, « il met en relation ce qui est séparé, écoute les confidences (en jouant un rôle de « confessionnal » en certaines occasions) et rappelle la doctrine (par son côté « statue du commandeur ») » 195 .

Selon J.-P. Alduy, l’ensemble de l’opération de planification peut être considéré comme une mission, « c’est-à-dire un phénomène nouveau, exceptionnel, novateur, échappant par conséquent à la routine de la gestion traditionnelle des administrations, et signalant indubitablement la manifestation d’une activité spécifique, historiquement irréductible à tout ce qui l’a précédée ». Dans cette optique, les villes nouvelles sont investies de la fonction d’assurer au mieux la croissance économique, en coupant court à la spéculation grâce au choix de sites bon marché, en réalisant les infrastructures nécessaires, en réduisant les distances entre travail et domicile, et d’une façon générale, en contrant la désindustrialisation de Paris. Les villes nouvelles doivent également devenir le symbole et la condition de l’avènement d’une nouvelle société, voulue par l’Etat et son instrument, la « technocratie ».

Enfin, sur les capacités d’intermédiation de la planification urbaine, l’analyse de J.-P. Alduy et M. Dagnaud rejoint celle de M. Castells et F. Godard 196 . La concertation relative à l’élaboration du SDAU de la Région parisienne n’a pas pour objectif de recueillir des avis. Elle est davantage la mise en scène d’une fausse négociation, dans le but d’aboutir à un consensus fabriqué de toutes pièces, voire « une opération de marketing de l’Etat, qui cherche à mobiliser autour de lui, sur le terrain qu’il a choisi et codifié, l’ensemble des cadres de la société civile » 197 .

Nous sommes particulièrement sensibles à l’analyse de J.-P. Alduy et M. Dagnaud car elle aborde la planification urbaine à la fois sous l’angle de sa logique d’action, le point de départ étant constitué par l’arène des acteurs politico-administratifs, et sous l’angle cognitif. Dans cette perspective, les villes nouvelles deviennent avant tout des objets politiques dont la création recouvre une position idéologique forte. Toutefois, l’influence des travaux de J.-P. Alduy et M. Dagnaud est limitée dans notre thèse aux seuls apports heuristiques si bien développés par ces auteurs. Ceux-ci nous permettent d’identifier les acteurs des villes nouvelles et leurs réseaux ainsi que leurs modalités d’interactions. Ce groupe de hauts fonctionnaires préfigure d’ailleurs ce que la théorie des référentiels nomme les médiateurs 198 . Ce groupe est essentiel car il réalise la construction du référentiel des villes nouvelles, c’est-à-dire la création des images cognitives déterminant le cadre intellectuel au sein duquel se déroulent les négociations, les conflits ou les alliances qui conduisent à la décision.

En revanche, nous nous opposons à l’idée qu’il y aurait eu deux interprétations successives de la planification, une extrême et une libérale, incarnées par des personnalités politiques différentes. Selon nous, les contradictions et l’ambivalence de la planification sontpermanentes parce qu’elles expriment l’impossibilité pour l’Etat de choisir entre deux stratégies opposées, exclusives l’une de l’autre, et également contraignantes 199 . Nous nous distançons ensuite de l’approche de J.-P. Alduy et M. Dagnaud car elle tend à légitimer et valider les croyances qu’entretiennent les techniciens de l’Etat dans leur capacité à organiser la croissance urbaine et à réaliser un consensus général autour des solutions préconisées. Ils adhèrent en effet fondamentalement aux fins de l’action à laquelle un des deux auteurs (J.-P. Alduy) participe en tant qu’ingénieur du Corps des Ponts et Chaussées, dirigeant la mise au point d’un SDAU en province et l’achèvement du schéma directeur de la région Ile-de-France.

Notes
192.

Les nombreux travaux de L. Sfez sur cette question dans les années 70, tentent d’articuler décision effective et déterminations collectives (SFEZ L., La décision, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1984, réédition 2004, 127 p.). L’analyse de L. Sfez repose sur la théorie politique du surcode. P. Delouvrier (délégué général du district de la région parisienne) est présenté dans cette théorie comme un surcodeur déviant, c’est-à-dire un médiateur entre les différentes institutions impliquées dans l’aménagement de la région parisienne, assurant la « traduction » des langages administratifs et installant par cette action de traduction, un nouveau rapport, porteur de modernité.

193.

THOENIG J.-C. (1973), op. cit., 279 p.; Voir également, THOENIG J.-C., FRIEDBERG E., « Politiques urbaines et stratégies corporatives », Sociologie du travail, n°4, 1969.

194.

ALDUY J.-P. (1979), op. cit., pp. 3-78. Voir également ROULLIER J.-E., « L’expérience des villes nouvelles. Essai de réponse à Jean-Paul Alduy », Les annales de la recherche urbaine, n°2, 1979, pp. 79-104.

195.

ALDUY J.-P., « L’aménagement de la région de Paris entre 1930 et 1975 : de la planification à la politique urbaine », Sociologie du travail, 1979, n°2, pp. 167-200.

196.

CASTELLS M., GODARD F. (1974), op. cit.

197.

ALDUY J.-P. (1979), op. cit., p. 17.

198.

Voir à cet égard MULLER P., Les politiques publiques, Paris, PUF, 2000, p. 50.

199.

Voir à cet égard, VELTZ P. (1977), op. cit., pp. 235-236. L’idée de la dispersion de l’Etat est également un des points essentiels de la théorie d’A. Touraine. (LOJKINE J., MELANDRES M., TOURAINE A. (1968), op. cit.).