2.1.2.2. Le SDAU de la région parisienne : un « acte de langage »

L’analyse du contenu du SDAU de la région parisienne dans son efficace propre, c’est-à-dire dans son aspect « performatif », est particulièrement novatrice. En effet, si la plupart des analystes et notamment les sociologues et les historiens utilisent les textes et les schémas comme des documents afin d’évaluer un contenu dont le texte n’est que le contenant, S. Ostrowetsky a observé différemment le contenu.

Il ne s’agit plus en effet de vérifier et de critiquer les faits ou les positions du schéma directeur, ou encore de le relativiser par rapport à son contexte politique et social, mais il s’agit plutôt d’accorder de l’importance à ce medium qui constitue le contenu même des schémas. Selon S. Ostrowetsky, tant qu’une parole, un discours et un écrit étatique sont une information sur une réalité sociale ou politique, ils ne relèvent pas de l’approche sociologique : « c’est la réalité dont ils ne sont que le medium qui est concernée » 204 .

Mais à l’inverse, dès lors que l’analyste prête à ce medium des vertus telles qu’il puisse être analysé comme un acte, il relève de l’analyse comme tout autre fait social. Il réinvestit le social « non seulement à cause de son contenu mais aussi parce qu’en tant que contenu, il forme, informe, désigne et fait surgir du réel à la conscience collective » 205 .Ainsi, à partir de la publication du schéma directeur, la plupart des décisions, des dénominations, et des considérations sur l’espace social ne peuvent plus être envisagées de la même manière. Le schéma « met en place un sens où le sens se met en place… C’est ainsi que nous devons saisir l’importance sociale que nous lui accordons » 206 .

Par conséquent, le SDAU de la région parisienne et ses semblables ne sont pas uniquement le reflet d’une époque et des projets plus idéologiques qu’objectifs. Selon S. Ostrowetsky, ils constituent un acte social et politique avant d’être un texte, voire un contenu. Ils sont ce que les sociolinguistiques nomment un « acte de langage » 207 . Dans cette optique, le locuteur est un acteur social et non un sujet individuel.

S. Ostrowetsky distingue en définitive trois niveaux dans l’acte du langage.

L’intérêt majeur de l’analyse de S. Ostrowetsky pour notre démarche de recherche est d’avoir distingué plusieurs niveaux dans l’acte planificateur qui se rapprochent, nous semble-t-il, des dimensions composant le référentiel d’une action publique tel que P. Müller les a défini 211 . Les deux premiers niveaux caractérisent ce que S. Ostrowetsky nomme « l’acte référentiel » ; le troisième détermine « l’espace référentiel ». Ces deux dimensions fondamentales de l’acte planificateur rejoignent la dimension du pouvoir et la dimension cognitive et symbolique (i.e. la dimension intellectuelle) que P. Müller utilise pour comprendre la structure et la nature d’une politique publique.

L’approche de S. Ostrowetsky rejoint également celle de P. Müller sur l’articulation de ces deux dimensions. Pour S. Ostrowetsky, « l’acte référentiel » et « l’espace référentiel » de la planification urbaine sont intimement liés. Ils entretiennent des rapports étroits par un jeu de « déterminations productives » 212 . Pour P. Müller, le champ du pouvoir et le champ cognitif sont également fortement corrélés. Il définit leur articulation comme une transaction permanente qui se fait grâce à la présence d’acteurs spécifiques, les médiateurs. Ils produisent un système de valeurs et de normes devant orienter les politiques publiques dans les différents secteurs. Cet ensemble de prescriptions sert notamment à hiérarchiser les objectifs des politiques et à définir les modes opératoires pour la réalisation des objectifs en question.

La corrélation entre l’approche heuristique de S. Ostrowetsky et celle de P. Müller nous conduit ici à reconsidérer la planification urbaine comme un mode d’action publique combinant, grâce à la présence d’un groupe d’acteurs spécifiques, deux dimensions essentielles : la dimension intellectuelle qui renvoie au processus de construction d’un ensemble de normes et de valeurs autour desquelles s’organise l’action urbaine ; et la dimension du pouvoir qui renvoie à la capacité à agir, au pouvoir de faire.

Notes
204.

Ibidem, p. 195.

205.

OSTROWETSKY S. (1983), op. cit., , p. 195.

206.

Ibidem.

207.

Ibidem. « Le SDAURP ne fut pas un chiffon de papier vite oublié dès qu’il a fallu agir. Décliner les lieux comme nouveaux, les insérer dans un jeu politique et économique plus ou moins légalisé, c’est donner une existence de fait, à un projet, à une action. Le schéma trace l’imaginaire collectif, offre une trame, visualise une action à mener. […] Dans ce sens également, les concessions plus ou moins obligées peuvent constituer de simples variantes ou plus gravement obérer la visée initiale ».

208.

SCHERRER F., « Désynchroniser, re-synchroniser l’action collective urbaine. Entre temps diégétique et temps incrémental : l’action collective urbaine dans la longue durée », in Rencontres de Gadagne, « Les rythmes Urbains », Lyon, Musée Gadagne, 2004, pp. 39-47.

209.

Ce second niveau de « l’acte référentiel », (i.e. le temps diégétique du récit de la planification) est en réalité proche de la notion de « grands récits intégrateurs » qu’Antoine Picon (1997) utilise pour parler de la temporalité de l’action en matière d’Aménagement du Territoire dans le SDAU de la région parisienne. PICON A.,
« Temps des professions et temps des projets », in OBADIA A. (coord.), Entreprendre la ville : nouvelles temporalités, nouveaux services, Paris, éd. de l’Aube, 1997, pp 409-422. Son analyse s’inscrit notamment dans la lignée des réflexions de J.-F. Lyotard (1979). LYOTARD J.-F., La condition postmoderne : rapport sur
le savoir
, Paris, Les éditions de minuit, 1979, 109 p.

210.

OSTROWETSKY S. (1983), op. cit., p. 209.

211.

MULLER P. (2000), op. cit., p. 60. ; Voir également BAUDOUIN J., Introduction à la sociologie politique, Paris, Seuil, 1998, 326 p.

212.

OSTROWETSKY S. (1983), op. cit., p. 210.